La Grande Relève
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
AED La Grande Relève ArticlesN° 1053 - avril 2005

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N° 1053 - avril 2005

L’ "ami Frits" a semé la panique !   (Afficher article seul)

MARIE-LOUISE DUBOIN et JEAN-PIERRE MON rappellent et commentent l’agitation autour de la directive europénne de Frits Bolkestein.

De la fracture... à la Shoah sociale   (Afficher article seul)

ERNEST BARREAU montre qu’en s’obstinant à raisonner comme si la rareté des biens produits était le problème majeur de l’économie, alors que c’est leur distribution, économistes et responsables politiques condamnent à mort des populations entières.

Service universel... à la sauce européenne   (Afficher article seul)

Cauchemar ou prémonition ?   (Afficher article seul)

PIERRE LÉVY se prend à imaginer ce qui pourrait se passer.

Rayonnement de la France !   (Afficher article seul)

PAUL VINCENT témoigne d’un aspect de l’abandon de la politique "gaullienne".

Fin du travail ou faim de travail ?   (Afficher article seul)

IV. À la croisée des chemins : conclusion, brèves biographies et bibliographie.

Réduire la fracture sociale   (Afficher article seul)

JACQUES HAMON montre que ce qui manque, c’est la volonté de la réduire.

Incohérence verte   (Afficher article seul)

JEAN MATHIEU tente de faire comprendre aux écologistes en quoi le projet de constitution est incompatible avec leur aspiration au développement durable.

Harcèlement moral... immoral   (Afficher article seul)

GÉRARD LECHA s’adresse aux acteurs du secteur sanitaire et social.

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Éditorial

L’ "ami Frits" a semé la panique !

par J.-P. MON, M.-L. DUBOIN
avril 2005

Il y a plus d’un an, le 13 Janvier 2004, deux membres français de la Commission européenne, Pascal Lamy, socialiste, et Michel Barnier, UMP, ont accepté la directive européenne sur la libéralisation des services. Et dans le texte d’orientation générale soumis au collège en Février dernier, il était prévu d’assurer l’adoption rapide de la législation sur les services.

Cette directive, présentée par le Néerlandais Frits Bolkestein, et élaborée par ladite Commission, correspond parfaitement au souci d’élargir la concurrence qui prévaut dans les récents traités de l’Union européenne. C’est ce que n’a pas manqué de souligner le nouveau Président de cette Commission, José Manuel Barroso, le 14 mars dernier en déclarant : « Si nous devons avoir un marché unique des services, il devra être basé essentiellement sur le principe du pays d’origine [*]. Nous n’abandonnerons pas ce principe », signifiant ainsi clairement le souci de la Commission de ne pas dévier de son objectif d’ouverture du marché des services à la concurrence.

Et le vice-président du Medef, Guillaume Sarkozy, de renchérir : interviewé sur France-Culture, il insista sur la parfaite concordance entre la directive Bolkestein et les principes fondateurs de l’Union européenne, principes que le projet de Constitution a pour objectif de fixer définitivement, dans une logique constante, qui est également celle du Medef.

... Panique chez les tenants du Oui au prochain référendum en France : ces propos risquaient de faire comprendre ce que sont ces principes aux citoyens qui vont justement bientôt avoir à dire s’ils sont d’accord pour les adopter ! Car s’ils les comprenaient, ils pourraient en prévoir les conséquences et par conséquent les refuser. Inquiètude aussitôt renforcée par un sondage, puis deux, indiquant que le Non venait de prendre l’avantage sur le Oui.

Alors, pour les promoteurs de cette Constitution, qu’ils se disent de droite ou bien de gauche, il s’est agi de repousser le spectre évoqué par cette directive (quitte à la reprendre plus tard, quand les électeurs, grâce à cette Constitution si peu démocratique, n’auront plus leur mot à dire). Ils affirmèrent d’un commun accord qu’ils y sont fortement opposés, qu’elle est "inacceptable", qu’elle n’a rien à voir avec le projet de Constitution... ou au moins qu’il faudra l’amender. J-P Raffarin déclara « Nous utiliserons tous les moyens dont nous disposons pour nous opposer à cette directive ». Le Conseil d’État fut mobilisé, et il émit ses réserves sur la dite directive. L’UMP, l’UDF et le PS déposèrent à l’Assemblée nationale des propositions réclamant son réexamen (c’était inutile puisque les députés n’interviennent pas à la Commission, mais il fallait frapper les esprits).

Convaincre le président Barroso d’agir, même provisoirement, à l’encontre de l’esprit de sa Commission, fut plus difficile. J. Chirac lui avait bien lancé un : « Tiens mieux tes commissaires » après avoir entendu, un mois plus tôt, la commissaire polonaise D. Hübner expliquer « qu’il faut faciliter les délocalisations au sein de l’Europe ». Malgré cette apostrophe peu amène, Barroso commença par une fin de non-recevoir, critiquant, le 14 mars, l’incohérence de la position française en ces termes : « Certains pensent que la Commission est là pour protéger les quinze membres anciens contre les dix nouveaux. Ils ont tort ». Mais, après le rassemblement de Guéret, le 5 mars contre le démantèlement des services publics, après que 263 élus creusois aient démissionné, il y eut la manifestation de masse, organisée le samedi 19 mars, à Bruxelles même, par la confédération européenne des syndicats. Alors le 21 J. Chirac revînt à la charge. Enfin la peur que le Non l’emporte en France eut le dessus et amena le président de la Commisssion à faire un geste le 22 mars. Il alla même jusqu’à l’annoncer en français pour être compris des électeurs ! L’alerte aura servi de leçon : « Mieux vaut, pendant la campagne, éviter d’ouvrir des débats conflictuels » a conseillé Jacques Barrot, vice-président de la Commission. Ne pas aller au fond des choses pour éviter les débats qui fâchent n’empêchera pas, au contraire, le camp du Oui de renforcer sa campagne, à nouveau "par tous les moyens dont il dispose"...

Et ils sont nombreux, ces moyens. On est, bien sûr, en droit d’espérer qu’ils resteront honnêtes. Il semblerait pourtant qu’on puisse avoir des doutes, que le texte qui va être envoyé aux électeurs soit tronqué, adroitement édulcoré, qu’il commencerait par un soi-disant résumé destiné à guider le lecteur et à l’inciter à ne pas lire le reste. Le vice irait même, mine de rien, jusqu’à déformer un peu le texte, en douce : par exemple l’article II-96 présenterait l’accès aux services publics comme un "droit fondamental". Mais ceci est à vérifier.

À propos de déformation, ou de désinformation, l’attitude du Secrétaire général du PS, invité sur les ondes de France-inter le 14 mars, en plein milieu de "l’affaire Bolkestein", est édifiante. Un auditeur (du PS) lui demande : « Pourquoi avant le référendum interne au PS n’a t-on pas parlé de la directive Bolkenstein et de l’AGCS ? » F. Hollande lui répond : « La directive Bolkenstein, elle est pas approuvée. C’est un projet aujourd’hui totalement remis en cause, et sois-en fier, ce sont les socialistes européens qui ont permis ça. Il n’y a plus de directive Bolkenstein... Ce que tu appelles AGCS, l’Accord général sur les services, c’est pas dans l’Europe. Ça, c’est ce que veut faire l’OCDE. Mais là aussi, nous avons remis en cause ces principes, et pour l’instant la menace est derrière nous. » Intoxication sur toute la ligne, car ces propos témoignent soit d’une méconnaissance des faits et des textes, soit d’une volonté de les cacher, donc dans les deux cas, d’une attitude irresponsable qui trompe le citoyen. En effet : 1, la directive était alors tout à fait d’actualité ; 2, le socialiste européen Pascal Lamy l’avait acceptée et non pas remise en cause, François Hollande peut d’autant moins se dire fier de l’attitude de son ami que ce dernier non seulement n’a pas manifesté de regret de l’avoir approuvée, mais il se dit ardent défenseur de l’AGCS ;

Qu’est-ce qu’un ministère socialiste ?

C’est un ministère qui exécute les besognes que le pays ne souffrirait pas d’un gouvernement de droite.

(François Mauriac, Bloc-notes, pendant la guerre d’Algérie)

3, c’est à l’OMC, Organisation mondiale du commerce, que se négocie l’AGCS, et non pas à l’OCDE (où se préparait, on s’en souvient, l’AMI, que nos députés ignoraient, apparemment, et qui revient maintenant sous une autre forme dans le traité européen) ; 4, ces accords au sein de l’OMC n’ont pas besoin de figurer dans un traité européen parce qu’ils sont mondiaux, donc au-dessus des traités européens ; enfin 5, l’AGCS contient sous le nom de "mode 4 de fourniture de services" des dispositions similaires à la "clause du pays d’origine" de la directive Bolkestein : il s’agit de la mobilité des personnes physiques que les "opérateurs" peuvent "importer" et rémunérer à des taux proches des salaires de leur pays d’origine.

En 1957, déjà !

"Le projet du marché commun, tel qu’il nous est présenté, est basé sur le libéralisme classique du XXèe siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes. L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit elle recourt à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit à la délégation de ses pouvoirs à une autorité extérieure laquelle au nom de la technique exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement une politique, au sens le plus large du mot, nationale et internationale"

Pierre Mendès-France à
À l’Assemblée nationale le 18 janvier 1957.

Ainsi le PS appelle à voter Oui en présentant le traité constitutionnel comme le moyen de "préserver le modèle social européen", alors que, bien au contraire, le texte proposé donnerait au Commissaire européen au commerce extérieur le pouvoir de négocier (par l’AGCS à l’OMC) la libéralisation générale des services publics, c’est-àdire leur privatisation, qui aboutirait à ce que seuls les services rentables se développent et avec le profit de leurs actionnaires comme objectif.

Il est de plus en plus difficile de savoir ce qui se prépare et ce que cachent les textes votés. Raison de plus pour se méfier. Et surtout pour ne pas donner de chèque en blanc aux élus, en s’abstenant ou en votant "blanc".

La plupart d’entre eux semblent même ne pas savoir où ils s’engagent !!

Après avoir montré, dans Le Monde du 12/3/2005, « l’usurpation de légitimité à l’oeuvre depuis le sommet de Cologne en juin 1999 » au sein de la « convention autoproclamée », Anne- Marie Le Pourhiet, Professeur de Droit public, conclut :

On comprend pourquoi la phrase de Thucydide : « Notre Constitution est appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d’une minorité, mais du plus grand nombre », initialement placée en tête de la Constitution, a finalement été retirée.

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[*] Rappelons que le "principe du pays d’origine", auquel le Président fait allusion, implique que les règles juridiques, celles du Droit du travail en particulier, qui s’appliquent à une entreprise de services, sont celles du pays d’origine, c’est-à-dire celles du pays où l’entreprise a son siège social. Par exemple, lorsqu’EDF envoie un de ses ingénieurs ou techniciens travailler hors de France, c’est le code du travail français qui lui est appliqué, son salaire, en particulier, est celui qu’il aurait en France, augmenté d’indemnités de déplacement. L’ouverture du marché des services à la concurrence pourrait donner l’idée à des entreprises non nationalisées, dont le siège est actuellement situé en France, à délocaliser leur siège, à le domicilier par exemple en Lithuanie, ce qui leur permettrait d’offrir des salaires et des garanties fort différentes, puisque ce serait alors les règles du Droit lithuanien qu’elles auraient à appliquer à tous leurs employés, quel que soit leur lieu de travail. On comprend le danger dit de "damping social", c’est-à-dire de nivellement par le bas des salaires et des conditions de travail, s’alignant sur ceux des pays où ils sont le plus précaires, tels les dix pays récemment intégrés.

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RAPPELS HISTORIQUES

De la fracture... à la Shoah sociale

par E. BARREAU
avril 2005

À l’occasion du soixantième anniversaire de la libération des camps d’extermination, notamment celui d’Auschwitz, le film de Claude Lanzman témoigne des horreurs commises au nom de l’idéologie foncièrement criminelle inscrite par le caporal-dictateur dans son Mein Kampf. Les récits poignants des rares survivants de cette industrie de mort prouvent de façon irréfutable ce que fut cet enfer organisé par un fou impassiblement suivi par la majeure partie d’un peuple culturellement "évolué". Sans parler des silences, du laisser-faire du monde en guerre, ni des autorités civiles et religieuses de l’époque. Ce travail de mémoire doit, ou devrait, faire prendre conscience aux nouvelles générations de ce dont l’homme est capable lorsque le fanatisme annihile le raisonnement logique, la réflexion éthique et l’analyse qui en découlent.

À propos de réflexion, en tant qu’ancien résistant ayant combattu le nazisme jusqu’à sa capitulation et sa reddition sans conditions, mais surtout d’observateur contemporain de cette douloureuse période, il me semble utile, même si des historiens ont relaté l’accession au pouvoir du dictateur, d’exposer brièvement les paramètres du contexte économico-social du moment, qui ont constitué le terreau fertile à sa promotion et à la mise en oeuvre de la Shoah, via la guerre de 39-45, laquelle a fait quelque soixante millions de morts, population des camps d’extermination comprise.

Un rappel historique : le jeudi 29 octobre 1929, appelé "Jeudi Noir", krach financier à Wall Street. Événement qualifié de "conjoncturel", alors qu’il découle bien de la crise "structurelle" d’un système économique de marché incapable de vendre le surplus de sa production industrialisée à une multitude de consommatrices et de consommateurs ; ceux-ci ont été désolvabilisés, l’utilisation des moyens techniques modernes les a dépossédés de leur emploi, et donc de leurs revenus.

Dans le cadre d’une logique économique fondée sur le principe de "rareté", cet effondrement de la valeur des produits traduisait dans les faits la contradiction manifeste entre constitution de profit et production de masse. Cette époque marquait la fin de la rareté réelle et confirmait l’existence de "l’abondance". Elle aurait dû voir advenir d’autres "lois" économiques adaptées à la nouvelle situation et permettant de produire et de distribuer les biens et services socialement utiles répondant à la demande de tous et de chacun. Mais hélas, par démission de la pensée économique et politique, on préféra conserver les avantages de la classe dominante en même temps que les concepts obsolètes. Quitte, pour cela, à sacrifier des millions de chômeurs sur l’autel du profit, en choisissant délibérément de procéder à une destruction massive de la production excédentaire plutôt que de subvenir aux besoins fondamentaux des crève-la-faim. Ce fut le début d’une gigantesque entreprise générale de destruction, sous couvert d’une appellation de "politique d’assainissement des marchés", qui sévit encore sur toute la planète aux dépens de la satisfaction des besoins criants d’une majeure partie de l’humanité.

LE COMBAT CONTRE L’ABONDANCE

Définie comme un problème de "surproduction", alors qu’il s’agissait d’un problème de "sousconsommation", cette crise, qui affectait en premier l’intelligence des autorités et experts, fut l’occasion de l’application du malthusianisme le plus abouti. En Amérique du Nord, ce fut le lait jeté aux égouts. Au Brésil, le café servit de combustible pour alimenter les locomotives. En France on dénatura le blé à l’aide de bleu de méthylène pour le rendre impropre à la fabrication du pain.

Et on attribuait primes et subventions pour l’arrachage des vergers et des vignes, pour l’abattage de troupeaux ou la mise en jachères de milliers d’hectares de terres cultivables. Tous les secteurs économiques vitaux, et ce dans l’ensemble des pays industrialisés, se trouvèrent en grande difficulté, les faillites se succédant à une cadence soutenue, tandis que les gouvernements déclaraient que leurs caisses étaient vides. De la misère dans la rareté nous passions à la misère dans une abondance délibérément détruite à seule fin de préserver les résultats financiers de quelques-uns, au mépris du bien-être de tous les autres.

...Tous les ingrédients étaient réunis pour qu’un petit caporal de Bohême, du nom d’Hitler, orateur habile à subjuguer les foules, s’emparât "démocratiquement" du pouvoir, en 1933. Erreur d’analyse, défaillance de la pensée, on préféra les stratégies appuyées sur une logique de rareté, connue mais dépassée, plutôt que de prendre en compte la nouvelle donne et les bienfaits possibles de l’abondance. « Plutôt Hitler que le Front Populaire. » Plutôt la guerre au bolchevisme qu’aux errances du capitalisme.

Et le tour était joué... Reconverties en usines d’armement, les grandes firmes de l’époque : automobiles, aviation, marine, tournèrent à plein régime, les banques fabriquant et fournissant sans restriction l’argent nécessaire.

Plus question de dettes ou de restrictions budgétaires pour trouver les moyens financiers utilisés pour alimenter la destruction et le carnage.

Question : Puisque l’on est capable de créer de la monnaie pour tuer, qu’est ce qui empêche d’en créer pour vivre ? Quand posera-t-on enfin ce problème ? Quand trancherons-nous ce noeud gordien qui aliène à l’irrationnel et à la barbarie jusqu’aux plus brillants des cerveaux humanistes et cartésiens ?

L’EXUTOIRE

Mais revenons à l’histoire. Moyens affectés aux infrastructures de guerre. Chômeurs transformés en constructeurs de voies rapides, en ouvriers des usines d’armement et en soldats, il ne restait plus d’alternative à la mise en scène de la boucherie de 39- 45. Le piège de la bêtise et de l’incohérence était refermé sur nos pays dits "avancés".

Le conflit allait radicalement les purger de leurs excédents, aussi bien en hommes qu’en produits consommables. Il dépassa largement ce stade et ouvrit un avenir radieux à la reconstruction immobilière.

Ce furent les fameuses "Trente Glorieuses" qui font encore se pâmer d’admiration et d’envie nos décideurs et experts en économie et en politique.

Mais ce que tous ces gens-là, comme leurs récents prédécesseurs, oublient dans leurs analyses et leurs calculs, c’est que cet horrible conflit ne fut qu’un exutoire. Poussé encore plus avant par les recherches et applications utiles à l’industrie de guerre, le progrès technologique avait accéléré son évolution.

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, avec les prodigieux gains en productivité, l’abondance réapparut très vite, générant chômage, mévente et faillites, suivant une courbe ascendante infléchie artificiellement à l’aide d’expédients statistiques et de création de pseudo-emplois qui n’ont rien à voir avec une saine gestion de l’économie. Avec, en fond d’écran, une permanente guerre sournoise ou déclarée qui dévore prématurément des millions de vies. D’un point de vue strictement financier, c’est-à-dire vénal, Hitler fut l’homme de la situation, relançant une machine économique essoufflée, asphyxiée par des montagnes de produits invendus et invendables, permettant aux financiers et autres chevaliers d’industrie de l’époque (et à leurs successeurs) de continuer à engranger de faramineux profits. Leur apportant une bouffée d’oxygène... tout en désoxygénant, au passage, des millions de victimes non comptabilisées dans les registres des marchands de chiffres de la finance nationale et internationale.

Quelle lucidité dans cette affirmation de Jean Jaurès : « Le Capitalisme porte la guerre comme la nuée porte l’orage » ! Sans le maintien de la misère dans l’abondance, sans les rancoeurs, les jalousies, les haines et les violences qui en découlent, le paranoïaque antisémite glorificateur de la race aryenne aurait-il pu accomplir son oeuvre diabolique ? Voire seulement accéder au pouvoir ? Aurait-il eu besoin des apports massif des financiers de l’époque (tous Aryens ???), pour soutenir son entreprise criminelle, s’il avait continué à utiliser le système de monnaie de consommation intérieure impulsé par son conseiller Hjalmar Schacht (inspiré par Silvio Gesell) ? Les paramètres d’adhésion à son funeste projet auraient-il pu exister dans le cadre d’un système économique distributif, tel que celui imaginé, avant la catastrophe, par l’homme d’État français Jacques Duboin ?

Bien entendu, l’histoire ne se refait pas avec des "Si", mais le futur, lui, jaillit des mêmes expériences. Point n’est besoin d’être grand clerc pour comprendre, par l’observation du fonctionnement du monde actuel, que nous sommes lancés sur les mêmes rails et que nous ne modifierons pas notre trajectoire aussi longtemps que la pensée sera en retard sur les évènements.

LES MÊMES PROBLÈMES, JAMAIS ABORDÉS

« Plus jamais çà ! » crions-nous sur les toits. Mais où en sommes-nous, soixante années après la libération des camps de la mort ? Est-on allé au bout de l’analyse ? L’homo sapiens y a-t-il intégré les paramètres fondamentaux des contradictions internes du marché capitaliste ? A-t-il réfléchi, par exemple, sur la transformation des modalités techniques de création et de répartition de l’argent ? A-t-il agi de façon à les rendre impropres à l’expression de son atavique et insatiable envie de pouvoir ? Non ! La preuve en est donnée par la litanie récurrente des problèmes socioéconomiques : déficit des budgets sociaux, démantèlement des services publics, de la sécurité sociale, des retraites et des allocations de chômage, délocalisation d’entreprises, dumping sauvage, etc... !

Les caisses sont vides ! Mais vides de quoi ? De chiffres dont le coût n’est que celui de leur impression ! Chiffres inépuisables tirés du néant ! C’est la production qui a de la valeur ! Et les travailleurs doivent se vendre pour l’acheter, alors qu’ils la produisent !

Envers qui sommes-nous donc en dette ? Pourquoi un pouvoir d’achat en baisse face à une production qui continue de progresser ? Pourquoi cette concurrence féroce ? Pourquoi des sociétés à deux vitesses, sous le prétexte d’une contrainte commune : "La Dette" ? Tous les pays sont endettés, surtout les plus riches. Et même ces derniers secrètent des millions de miséreux... Comment cela est-il possible ? Quel est le patient créancier ? Un généreux intergalactique ? Il faudra bien que l’homo economicus éclaircisse ce mystère s’il veut sortir ses enfants de l’obscurantisme et des comportements insensés qui en résultent.

En attendant d’ouvrir les yeux, on continue d’affamer les pauvres à coté de magasins bourrés de vivres ! On continue d’exploiter les enfants, les faibles et les handicapés ! On continue d’exposer la richesse et la "réussite" des plus agressifs à l’envie ou la vindicte de ceux qu’ils plongent dans le dénuement ! Et on vante ce modèle mercantile qui fait du vivant, comme de tout le reste, une marchandise ?

De telles pratiques et attitudes sont indignes de notre civilisation. Même bien présentées, elles n’en reflètent pas moins le temps des camps d’extermination.

Ni discours pathétiques des humanistes, ni envolées oratoires, ni colloques et conférences internationales accouchant de solutions antagoniques ne changeront un iota à notre cheminement mortifère, sans la prise en compte des paramètres induits par l’irruption de l’abondance dans un marché où seule la rareté élève prix et profits. Nulle réforme significative ne surgira d’une analyse économique dépouillée de l’intégration, dans ses composantes, d’une révolution technologique survenue au cours des XIX et XXèmes siècles et dont nos économistes référents feignent encore et toujours d’ignorer les implications.

Nulle modification dans le mode de constitution du profit financier, de captation du pouvoir et de construction du servage des masses populaires ne surviendra sans une complète refondation des conventions et des outils d’échange économique entre les humains.

L’humanité n’a d’autre alternative que de "changer ou disparaître", car ce n’est plus de fracture sociale qu’il s’agit, mais de Shoah sociale et planétaire.

Le devoir de mémoire n’est-il pas aussi de rappeler cela ?

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L’EUROPE

Service universel... à la sauce européenne

par C. ECKERT
avril 2005

La loi dite de "régulation des activités postales" a été adoptée en première lecture dans la nuit du jeudi 20 au vendredi 21 janvier [1]. Elle vise à « entériner l’ouverture progressive des services postaux à la concurrence d’ici à 2009, conformément à ce qu’imposent des directives européennes de 1997 et de 2001. » [2]

Mais que l’on se rassure, le ministre délégué à l’industrie, Patrick Devedjian, a pris bonne note des inquiétudes de nombreux élus qui, en 2004, « ont fait l’expérience de fermetures brutales de bureaux de poste, sans négociation préalable ». Il a donc soutenu « l’amendement de M. Proriol, prévoyant que plus de 10 % de la population ne pourront se trouver à plus de 5 km d’un point de contact ». Et pour achever de convaincre les sceptiques, la loi oblige également La Poste à conserver au moins 14 000 "points de contact".

Au nombre des convaincus se trouvait l’ancien ministre de l’économie, pour qui l’opérateur « cesse d’être une antique administration, pour devenir une entreprise moderne et concurrentielle ». Il se réjouissait même de ce que la loi fasse « coïncider l’introduction de la concurrence dans le secteur des envois de correspondance avec les exigences du service universel ». Comme ce n’est pas pour cette prise de position qu’il a été remplacé, on peut penser que son successeur suivra la même politique. Tout devrait donc aller pour le mieux dans le monde de la "libre concurrence" qui se profile dans le cadre de l’Union européenne.

Pourtant, à y regarder de plus près, les perspectives ne semblent pas si réjouissantes. En effet, la loi a beau garantir la présence de 14.000 "points de contact", elle laisse « une grande souplesse de gestion à l’entreprise pour se réorganiser, les points de contact pouvant être aussi bien des bureaux détenus en direct que des agences gérées par des communes ou des points poste tenus par des buralistes ». Ces derniers seront contents, eux qui protestent déjà contre la hausse du prix du tabac et rechignent à s’approvisionner en timbres fiscaux, arguant que ce service ne leur rapporte pas assez au vu du surcroît de travail qu’il crée. Quant aux communes, elles seront, à n’en pas douter, elles aussi satisfaites d’apprendre que « pour l’entourage de M. Devedjian, faire financer le service postal par les communes a du sens ».

De plus, nos bons gouvernants paraissent ignorer que la répartition de la population française sur le territoire est loin d’être uniforme. Cela conduit à ce que les 10 % de Français qui pourront légalement se trouver à plus de 5 km d’un "point de contact" pourront en être éloignés de plusieurs dizaines, voire centaines, de kilomètres. Car les données issues du recensement [3] de l’INSEE de 1999 montrent que, selon la manière dont seront disséminés les "points de contact", il se pourrait très bien que 5 régions sur 22, (ou 29 départements sur 100), en soient totalement dépourvus. La Corse, le Limousin, la Franche-Comté, l’Auvergne et la Champagne- Ardenne ne totalisent en effet que 8 % de la population, de quoi les exclure de tout service postal sans contrevenir à la loi.

Chaque région ne comprenant pas le même nombre de départements, la carte géographique des "points de contact" ne serait pas la même si La Poste prend la population départementale plutôt que la population régionale comme critère. Ce seraient alors les habitants de Lozère, Corse-du-Sud, Hautes-Alpes, Creuse, Territoire-de-Belfort, Ariège, Alpes-de-Haute-Provence, Haute-Corse, Cantal, Guyane, Lot, Gers, Meuse, Haute-Marne, Tarnet- Garonne, Haute-Loire, Hautes-Pyrénées, Nièvre, Haute-Saône, Indre, Corrèze, Jura, Aveyron, Ardèche, Mayenne, Ardennes, Aube, Orne et Lot-et-Garonne qui seraient privés de point Poste. Les Bisontins apprécieront mais pas les Tarbais. Quant au Président de la République, dans un cas comme dans l’autre, il ne pourra plus envoyer de cartes postales depuis sa résidence corrézienne.

Voici un bon exemple de ce que les tenants de la libre concurrence au sein de l’Union européenne ont comme conception du "service universel".

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[1] Le Monde, 18/01/05, « L’avenir de La Poste se joue à l’Assemblée nationale » Anne Michel.

[2] Le Monde, 22/01/05, « La réforme de La Poste a été votée par l’Assemblée nationale sans difficulté majeure » Anne Michel.

[3] adresse internet : http://www.insee.fr/fr/region/tabcomp/RGAMTD02.htm

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Cauchemar ou prémonition ?

par P. LÉVY
avril 2005

Marie Duval est heureuse. Cela fait désormais deux semaines qu’elle attendait ce jour : sa fille lui a promis qu’elle l’emmènerait à Lons-le-Saunier, où elle pourra poster la lettre qu’elle destine à son petit-fils. Il y a quelques mois encore, il se trouvait fréquemment un voisin pour déposer sa correspondance au chef lieu de canton ; mais le gros bourg a vu disparaître son dernier "point de contact postal", depuis que l’épicière a pris sa retraite. Ce menu désagrément est cependant compensé par les facilités offertes dans la ville préfecture. Une demi-douzaine d’opérateurs postaux s’y livrent désormais une concurrence féroce au grand bénéfice des clients. Ainsi, une société estonienne qui vient de s’installer propose-t-elle d’acheminer votre correspondance internationale à des prix incroyables. La jeune société tente de ravir ainsi des parts de marché à la filiale - privée - de la poste allemande, jusqu’à présent leader dans le Jura. En faisant le tour des différentes enseignes proposant des services d’expédition de courrier, Marie se réjouit ainsi de pouvoir bénéficier de tarifs imbattables à destination de Bruxelles ou de Londres. Malheureusement, pour l’heure, c’est dans les Pyrénées Atlantiques que son petit fils réside. Pour cette destination, le prix, calculé au kilomètre dépasse les 2 euros, d’autant qu’il est surtaxé, la zone étant classée Montagne. Si seulement Marie était venue hier, elle aurait pu bénéficier d’une promotion flash sur le Sud Ouest.

Cauchemar absurde ? Pas si sûr. Un tel scénario catastrophe pourrait bien se trouver l’aboutissement ultime de l’ouverture à la concurrence du "marché du courrier ».

Pierre Lévy,
BRN, 28 /2/ 2005.

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UN JOUR (LE 20 MARS) POUR LA FRANCOPHONIE

Rayonnement de la France !

par P. VINCENT
avril 2005

Au vu des projets gouvernementaux pour la réforme de l’enseignement, je venais de faire part de mon pessimisme à un ancien universitaire québécois, lui écrivant dans un e-mail : « En France on va donner une éducation de plus en plus basique. »

Voici ce qu’il m’a répondu par retour : « Il en va de même de la présence de la France en Thaïlande. Le nouvel ambassadeur vient de définir le nouveau projet linguistique : on y laisse tomber toute aide et subvention aux profs et recherches de français, pour mettre l’accent sur le repérage des esprits de pointe en science, à qui l’on donnera des bourses pour aller se parfaire en France, donc pour apprendre là le français... mais la littérature et la culture françaises, c’est fini ! La semaine dernière, j’ai remarqué que l’Alliance française n’affichait plus qu’en anglais sur tous ses afficheurs, y compris pour annoncer les cours de français... Ouf ! j’ai changé d’intérêt à temps en me fixant au Siam ! J’ai failli aller prendre ma retraite en France, mais j’y aurais été très malheureux de voir la France se courber devant les impératifs du monde actuel, c’est-à-dire américain... J’en ai pris mon parti, après avoir passé la plus grande partie de ma vie à me battre pour la francophonie... »

Que reste-t-il aujourd’hui de la fière politique "gaullienne" ? J’avais assisté, autrefois, devant un jury où siégeait le Président Pierre Truche, à une brillante soutenance de thèse par un procureur thaïlandais qui avait étudié pendant plusieurs années les spécificités de notre droit pénal. C’était dans la perspective d’introduire en Thaïlande une réforme de la procédure s’inspirant du modèle français. Depuis que notre propre Garde des Sceaux a jugé bon de s’aligner sur le droit anglo-saxon, il doit avoir bonne mine !

Lorsqu’en 2003 la Chine choisit Siemens et son train à sustentation magnétique pour la liaison entre Shanghai et l’aéroport de Pudong (33 km en 7 minutes), j’enrageai en pensant au regretté Jean Bertin, inventeur de l’aérotrain, un matériel similaire à sustentation sur coussin d’air qui, une trentaine d’années plus tôt, devait assurer la desserte La Défense-Cergy avec déjà d’intéressantes performances (23 km en 10 minutes). Cela eût sans doute permis de distancer Siemens et c’eût été également une intéressante expérience d’un nouveau mode de transport pour la région parisienne. Le protocole d’accord concernant ce projet avait été signé peu après le décès de Georges Pompidou, pendant l’intérim d’Alain Poher ; mais, ce qui était un regrettable changement de cap par rapport à la politique gaullienne, il avait été, de façon inexplicable, dénoncé deux mois plus tard sous la nouvelle présidence de Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac étant alors Premier ministre. Car le soutien à la recherche et à l’innovation, notamment au travers de sociétés telles que la société Bertin, cela avait fait partie de la politique du général de Gaulle, comme la création de la Sécurité Sociale, comme la nationalisation de certaines activités vitales pour la France et bien d’autres choses encore. Il y a là de quoi parfois étonner ceux qui ne connaissent que les "gaullistes" d’aujourd’hui.

Que reste-t-il en effet de cette politique, hormis certains propos de circonstance tenus par Jacques Chirac ? — Dans La France pour tous [1], qui était son programme de 1994, mais qui reste peut-être encore valable puisqu’il n’a toujours pas été réalisé, on trouvait, certes, encore quelques accents "gaulliens" : « Ni les opérateurs des grandes bourses mondiales, ni les technocrates de la Commission européenne ne doivent régenter notre destin. [...] Cessons de valoriser ceux qui trichent avec succès, volent l’Etat, s’enrichissent sans profit pour l’économie. [...] La logique qui prévaut depuis dix ans est conservatrice. Le refus de cette logique est au coeur de ma motivation. [...] Posons en principe que le progrès social et le bien-être de tous sont les seuls critères d’une réussite politique. Il n’est pas fatal que le travail soit taxé plus que le capital, que le coût de la protection sociale repose essentiellement sur des salaires qui stagnent. [...] Il faut, dès l’élection du nouveau Président de la République, qu’une campagne nationale d’insertion débouche rapidement sur la définition d’un droit nouveau : le droit à l’activité. [...] L’urgence, enfin, c’est la possibilité pour chacun d’être logé décemment... une telle politique libérera des logements sociaux pour les plus démunis... Maire d’une grande ville, je connais trop leur détresse pour n’être pas résolu à agir vite. [...] Les problèmes de l’emploi qui les obsèdent [les jeunes] ne sont pas insolubles. Le règne de l’argent, qui les écoeure, n’est pas inéluctable. » Mais il est curieux d’y découvrir parfois des pensées "préraffarinesques" comme celle-ci : « Bientôt les bébés éprouvettes emprunteront les autoroutes de l’information ! » ou encore : « Mobilité et stabilité ne sont pas antinomiques : un cycliste n’est stable sur sa bicyclette qu’en avançant ».

En tout cas il a bien su appliquer le judicieux précepte selon lequel « on doit moins demander au contribuable et davantage à l’impôt » puisque, selon les déclarations de son gouvernement, alors que les contribuables auraient été moins mis à contribution, les recettes fiscales ont dépassé les prévisions de plusieurs milliards.

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[1] NIL éditions

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DOSSIER : LE TRAVAIL IV (fin)

Nos trois précédentes publications (GR 1050-1052) ont rapporté la réflexion du groupe "La lanterne" sur les problèmes du travail et de l’emploi. Leurs constats aboutissent ici à l’exposé des options qui se présentent aujourd’hui pour choisir entre aggraver les inégalités et les nuisances ou bien redonner du sens à l’économie, à la démocratie et à l’éducation. La bibliographie de l’ensemble de leur travail et quelques notes biographiques suivent leurs conclusions. Nous attendons maintenant les réactions de nos lecteurs à l’ensemble de ces réflexions.

Fin du travail ou faim de travail ?

VI - À LA CROISÉE DES CHEMINS.
par R. POQUET, A. HILDE
avril 2005

1. UN NOUVEAU CAPITALISME : LE CAPITALISME FINANCIER ACTIONNARIAL :

L’abandon du contrôle des changes monétaires (accords de Bretton Woods de 1944) crée, à partir de 1973, un gigantesque accroissement des transactions financières de par le monde dont le total était, en 2001, « soixante-dix fois plus élevé que le montant des échanges internationaux de biens et de services », selon l’économiste Dominique Plihon.

La spéculation va bon train. De moyen, l’argent est devenu une fin. Les actionnaires des grosses entreprises dictent leur loi. Partout les revenus du capital s’accroissent par rapport à ceux du travail. L’investissement n’est plus une priorité, surtout si la mévente s’installe et les stocks s’accumulent. Le marché est sous la coupe d’un capitalisme financier actionnarial, ce qu’avait pressenti l’historien Fernand Braudel : « L’économie de marché ... est une simple couche plus ou moins épaisse et résistante, parfois très mince, entre l’océan de la vie quotidienne qui la sous-tend et les processus du capitalisme qui, une fois sur deux, la manoeuvrent d’en haut ».

2. UNE MONDIALISATION RÉUSSIE OU L’AGGRAVATION DES INÉGALITÉS ET DES NUISANCES ?

Union européenne ou pas, la mondialisation économique est en marche. À quel prix ?

Selon l’économiste américaine Juliet Schor, « l’économie mondiale ...ne fait qu’occasionner davantage de stress, davantage de difficultés. Les conditions de travail se dégradent, le tribut que les pays doivent payer pour réussir dans l’économie mondiale ne cesse de s’alourdir. Le prix à payer pour la planète est de plus en plus élevé ». Opinion confirmée par René Passet : « En fonction des effets de domination, la libre initiative, loin d’être spontanément contenue par des mécanismes régulateurs, peut se prolonger en libre exploitation des hommes et des peuples ; la relation au social et à la nature n’étant pas prise en compte, l’optimisation marchande dégénère en perversion, épuisement du tissu social et saccage de la biosphère ».

3. COMMENT REDONNER DU SENS ?

a) À l’économie :

« Je dirais que l’attrait de la consommation, l’attrait qui sous-tend le consensus social favorable à ce système économique - personne ne manifeste dans la rue pour s’opposer au capitalisme, cela viendra peut-être qui sait -, cet attrait tient au fait que l’accumulation des biens est le principal moyen que nous ayons de donner un sens à notre vie. Autrefois, c’était notre religion, notre culture, nos familles, les parties intégrantes de l’ordre social, qui donnaient un sens à nos vies. Maintenant, avec l’avènement du capitalisme, de la modernité, ces structures s’effondrent pour céder la place à la liberté. En effet, aujourd’hui, nous avons une fabuleuse liberté de choix. Voilà ce que nous ont donné le capitalisme et sa culture. Et nous ne devons pas le sousestimer. Car l’oppression qui existait dans la société précapitaliste était considérable. Les gens n’avaient pas la possibilité d’être qui ils voulaient. Aujourd’hui, nous avons ce choix. Mais le problème est que nous réalisons que nos vies sont vides de sens. [...] J’estime que ce que nous recherchons dans cette culture de consommation frénétique, c’est un sens. Nous considérons qu’acheter des produits va donner un sens à notre vie. Mais ce n’est pas le cas, et nous consommons encore davantage. Nos vies ont alors moins de sens, et nous pensons que le problème est dû au fait que nous n’en avons pas assez. Alors nous faisons tout pour gagner un peu plus, pour avoir un appartement plus grand, nous pensons que c’est la clé du bonheur, et que cela va donner un sens à notre vie. La question difficile à laquelle la société doit répondre aujourd’hui, c’est de savoir si nous pouvons construire une société dans laquelle nous avons à la fois la liberté, l’autonomie, et un sens. » (Juliet Schor : Travail, une révolution à venir).

Construire une telle société suppose la mise en application d’une série de mesures économiques et financières qui accompagneraient les évolutions actuelles. Les revenus distribués par le travail voient leur part diminuer progressivement (57 % de la richesse nationale) et les revenus hors travail et les revenus du capital et de la spéculation augmenter. Alors prenons toutes mesures nous amenant, à terme, à une totale déconnexion du travail et du revenu : distribuons d’abord un revenu à chaque citoyen (la totalité des revenus étant indexée sur la richesse nationale) et amenons celui-ci, moyennant un contrat civique et professionnel, à exercer une ou plusieurs activités réparties sur son cycle de vie. Changeons les usages monétaires afin d’enlever son pouvoir à la finance internationale. La suppression de la misère et du chômage, ainsi que la reconstitution du lien social sont à ce prix. Selon André Gorz, « il faut évoquer ce terme ultime dés à présent en raison de sa valeur heuristique » (Transversales, Septembre-octobre 1997) et René Passet : « c’est le guide le plus sûr à la réflexion ».

b) À la démocratie :

Pliant devant le pouvoir financier international, ne parvenant plus à gérer une crise économique et sociale qui dure et s’installe, l’État assiste, impuissant, à la précarisation du travail, à la montée du chômage et de la pauvreté (en vingt ans, le nombre de repas servis par les Restos du Coeur est passé de 8 à 80 millions), aux exactions de toutes sortes.

Accusé de tous les maux (sauf lorsqu’il se montre généreux envers les entreprises), l’État distribue pourtant chaque année plus d’argent qu’il n’en reçoit : 45 milliards d’euros de déficit sont prévus pour l’année 2005.

Ses fonctions changeront s’il reprend en main l’émission monétaire, trace les grandes perspectives à moyen et long terme, revalorise les services publics, délègue la plupart de ses prérogatives aux collectivités territoriales selon le principe de subsidiarité, encourage l’initiative individuelle et préserve les libertés de chacun.

Un emploi à tous les citoyens actifs, un revenu modulé selon les âges et la participation au devenir du pays, un système politique ayant retrouvé son indépendance : la démocratie est à ce prix.

c) À l’éducation :

Nous laisserons le mot de la fin à l’écrivain Renaud Camus : « Il faut renverser totalement le raisonnement des économistes et des politiques. Ils s’obstinent à vouloir mieux préparer les jeunes gens à des emplois qui n’existent pas, et qui existeront de moins en moins. Ils ont systématiquement mis à sac les humanités classiques, sous prétexte qu’elles ne menaient nulle part. Ils ont favorisé des filières dites "spécialisées", et l’on voit aujourd’hui qu’elles non plus ne mènent nulle part. Mais ce nulle part-là n’est que l’envers insignifiant d’un quelque part qui se dérobe, une antichambre qui n’ouvre sur rien, une pure impasse : le chômage, le désespoir, le total défaut de sens des jours, faute d’un petit sens de rien du tout, une situation, un emploi ; tandis que le nulle part de la culture générale, lui, est ce lieu particulier universel où nous sommes partout chez nous, des étrangers partout, le voyageur, le mendiant, le visiteur royal.

« La société se trompe sur ses vrais besoins. Elle n’a pas besoin d’autant de tourneurs qu’elle forme, ni d’autant de professeurs de tour. Elle n’a pas besoin de plus d’employés ; elle n’en a déjà que trop ; ni de professeurs d’employage, d’emploiement, ou d’emploi. Elle a besoin de citoyens, et de poètes, et de promeneurs, et de sages ; et de professeurs d’inemploi : maîtres qui vous apprennent la brièveté du temps, et ce que vous pourrez faire de vos journées, plus tard, lorsque par chance elles se trouveront être libres. » (Renaud Camus, dans Qu’il n’y a pas de problème de l’emploi.).

CONCLUSION

"Faim de travail" ou "Fin du travail" ? Ne nous laissons pas envoûter par ces deux formules, certes séduisantes, mais qui outrepassent la réalité.

Que certains gouvernants ou analystes pensent qu’un surcroît de travail remédierait à l’important chômage que connaissent nos sociétés avancées relève d’un contre-sens historique. Cette illusion tient à la double nécessité de créer de l’emploi à tout prix pour former l’essentiel des revenus et de développer à l’infini l’offre des biens et des services au prix d’un énorme gaspillage, deux mirages sans la poursuite desquels le processus économique subirait "un arrêt catastrophique".

Qu’à l’opposé, un esprit aussi avisé que Jeremy Rifkin intitule l’un de ses ouvrages La fin du travail ne doit pas nous émouvoir outre mesure : l’économiste américain use d’une formule provocatrice pour souligner une tendance irréversible dont le but ultime (la disparition totale du travail) n’est ni possible, ni souhaitable. Toutefois, force est de reconnaître avec Dominique Méda que le travail a perdu beaucoup de sa valeur en moins d’un demi-siècle : émietté, précarisé, rejeté à la marge de nombreux processus de production, il est objectivement déconsidéré et par ceux qui en sont exclus et reçoivent le secours de la puissance publique, et par ceux qui doivent affronter des tâches très lourdes, de plus en plus stressantes, parfois dénuées de motivation et qui, au bout du compte, voient leurs efforts anéantis par des prélèvements obligatoires dont l’augmentation constante est en relation directe avec l’exclusion des premiers. Cette "mise à mal" du travail (dans les deux sens) est en train de gangréner la société tout entière ; et seule une rupture du lien qui unit l’emploi et le revenu permettra d’accorder un emploi à chacun.

Mesure utopique ? — Pas plus utopique que toute absence de mesure qui aggraverait cette tension entre "faim de travail" et "fin du travail" et serait préjudiciable à la valeur-travail, à l’emploi et à la cohésion sociale.

QUELQUES REPÈRES BIOGRAPHIQUES.

Arendt Hannah (1907-1975). Philosophe. Exilée en France, puis aux États-Unis. Elle a mené une réflexion sur l’originalit é radicale de notre époque.

Duboin Jacques (1878-1976). Député de la Haute-Savoie. Sous-secrétaire d’État au Trésor (1926). Il abandonne la vie politique pour tirer les leçons de la crise de 1929 et dessiner les grandes lignes d’une économie distributive.

Keynes John (1883- 1946). Économiste britannique. Il réclame une intervention de l’État sans porter atteinte à l’autonomie de l’entreprise privée.

Maurin Eric Polytechnicien. Docteur en sciences économiques. Chercheur au Centre de Recherche en Economie et en Statistique.

Maris Bernard Meilleur économiste (1995). Professeur à Paris et New-York. "Oncle Bernard" à Charlie Hebdo. Consultant à France-Inter.

Méda Dominique Ecole Normale Supérieure. Agrégée de Philosophie. École Nationale d’Administration. Chargée de mission au Commissariat au Plan et au Ministère du Travail.

Passet René Professeur émérite de sciences économiques à l’Université Paris 1 - Panthéon - Sorbonne. A été le premier président du Conseil Scientifique d’Attac.

Plihon Dominique Professeur d’économie à l’Université Paris-Nord. Président du Conseil Scientifique d’Attac.

Polanyi Karl A été professeur à l’Université de Columbia. Réflexions menées dans la lignée de Max Weber et de Josef Schumpeter.

Rifkin Jeremy Économiste américain. Président de la Fondation pour l’étude des tendances économiques.

Schor Juliet Économiste américaine. A enseigné à l’Université de Harvard. Enseigne à l’Université de Tilburg aux Pays-Bas.

BIBLIOGRAPHIE

Arendt Hannah. Condition de l’homme moderne. Calmann-Lévy. 1958.

Boissonnat (rapport). Le travail dans vingt ans. Odile Jacob. 1995.

Braudel Fernand. La dynamique du capitalisme. Arthaud. 1985.

Camus Renaud. Qu’il n’y a pas de problème de l’emploi. P.O.L. 1994.

Duboin Jacques. Libération. OCIA. 1936. Les yeux ouverts Jeheber. 1955.

Einstein Albert. Ecrits politiques. Seuil. 1991.

Gorz André. Adieux au prolétariat. Galilée. 1980. Misères du présent. Richesses du possible. Galilée. 1997. L’immatériel. Galilée. 2003.

Husson Michel. Misère du capital. Syros. 1996.

Jacquard Albert. J’accuse l’économie triomphante. Calmann-Lévy. 1995.

Jarrosson et Zarka. De la défaite du travail à la conquête du choix. Dunod. 1997.

Keynes John Maynard. Essai sur la monnaie et l’économie. Chap. 9 (1930). Payot. 1996.

Larrouturou Pierre. Du temps pour vivre. Flammarion. 1995.

Maris Bernard. Antimanuel d’économie. Bréal. 2003.

Marx Karl. Grundrisse (Principes) (1857-1859). Dietz, Ed. Sociales.Paris. 1987.

Méda Dominique. Le travail, une valeur en voie de disparition. Aubier. 1995.

Noël Bernard. La castration mentale. P.O.L. 1997.

Packard Vance. L’ère du gaspillage. Seuil. 1970.

Passet René. L’illusion néo libérale. Fayard. 2000. Éloge du mondialisme. Fayard. 2001.

Plihon Dominique. La monnaie et ses mécanismes. La Découverte. 2001. Le nouveau capitalisme. Flammarion. 2001.

Polanyi Karl. La grande transformation. NRF. Gallimard. 1944.

Rifkin Jeremy. La fin du travail. La Découverte. 1996.

Rigaudiat Jacques. Réduire le temps de travail. Syros. 1993.

Robin Jacques, Passet René, Merlant Philippe É Sortir de l’économisme. L’Atelier. 2003.

Schor Juliet et Méda Dominique. Travail, une révolution à venir. Mille et une Nuits. Arte. 1997.

Sue Roger. Vivre en l’an 2000. Albin Michel. 1985.

Toffler Alvin et Heidi. Créer une nouvelle civilisation. Fayard. 1995.

Viveret Patrick. Reconsidérer la richesse. Seuil. 2003.

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RÉFLEXIONS

Faute d’une action concertée efficace pour freiner la dérive climatique, les sociétés que nous connaissons disparaîtront probablement dans un siècle. Par contre, faute d’une action concertée contre la fracture sociale, ces sociétés pourraient disparaître bien plus tôt ; c’est l’avenir proche de nos enfants et de nos petits-enfants qui est en question.

Réduire la fracture sociale

par J. HAMON
avril 2005

Réduire la fracture sociale est un objectif qui paraît commun à toutes les formations politiques françaises républicaines, même s’il n’a pas toujours été énoncé sous cette forme. De ce fait, il a rarement été défini. Pour combler ce vide, on peut admettre qu’il s’agit de donner, ou de redonner, à chaque résident français sa dignité, confiance dans son avenir et dans celui de ses enfants et, dans l’immédiat, d’assurer un logement décent dans un environnement sain, une couverture sociale (dont médicale) essentielle, la possibilité d’éduquer, d’habiller et de nourrir les siens convenablement, ce qui implique la possibilité de choisir le nombre de ses enfants sans craindre que ces enfants ne se retrouvent à la rue, le droit à une retraite dans des conditions définies acceptables et, évidemment, la garantie d’un emploi correspondant à ses qualifications et de stages de formation permettant d’améliorer cette dernière, et de disposer d’un temps libre choisi pouvant notamment être consacré aux siens et à des activités sociales nonmarchandes, dans un environnement respecté.

Les ressources matérielles requises existent, la majorité des entreprises françaises, agricoles comprises, travaillant en dessous de leurs capacités de production, ce qui donne un coût très modeste au surplus qui pourrait être produit en cas de demande solvable supplémentaire, bien que l’accessibilité à un logement décent puisse poser un problème n’ayant de solution qu’à moyen terme. Malheureusement, ceux affectés par la fracture sociale ne disposent pas des moyens financiers pour accéder à ces ressources et, le plus souvent, sont au chômage ou bénéficient d’emplois à temps partiel non choisis ne leur assurant ni dignité, ni confiance dans l’avenir. Les évolutions socio-économiques récentes ont aussi fragilisé une proportion croissante des bénéficiaires d’emplois à temps plein, même au sein des classes moyennes, créant une atmosphère durable de morosité.

L’évolution du PIB ne constitue pas un bon indicateur de la satisfaction des besoins sociaux essentiels car, entre autres, il ne tient aucun compte des activités familiales et associatives non salariées mais, en attendant un consensus sur un indicateur de satisfaction sociale, il faut faire avec. Même en période de faible croissance, le taux de productivité français s’améliore d’environ 1% par an. La présente tendance est de demander aux personnels travaillant à temps plein de faire un peu plus d’heures par semaine (plus d’un pour cent par an), et de n’envisager une pension de retraite qu’un peu plus tard (1% de retard par an). Ces dérives sont modestes mais, cumulées, elles vont permettent de produire, en 10 ans, les mêmes services et biens qu’en 2004 avec 70% seulement des effectifs. Il n’est donc pas surprenant qu’en dépit d’une consommation en légère croissance, le chômage persiste.

Pour améliorer l’avenir économique des entreprises, il est usuel de réduire leurs charges sociales au prétexte qu’elles plombent leurs comptes. C’est une grave erreur. Ces soi-disant charges sociales constituent en fait des salaires différés. Réduire les charges sociales revient à réduire les salaires, donc la consommation des ménages, et leur confiance dans l’avenir.

Toute modification de la production nationale résulte en un ajustement des taxes sur les entreprises, des bénéfices distribués aux investisseurs, des salaires payés aux personnels, et des impôts perçus sur les investisseurs et les travailleurs. Les accords salariaux, nationaux ou d’entreprise, sont généralement en faveur des salariés à temps plein des grandes entreprises, les millions d’employés à temps plein des PME étant rarement entendus, et les travailleurs à temps partiel encore moins. Les chômeurs et assistés sociaux à divers titres sont les moins bien lotis. Depuis quelques années, ceux des impôts pouvant permettre une redistribution des ressources entre les résidents français en fonction de leurs besoins de base ont diminué, aggravant la fracture sociale.

Réduire la fracture sociale nécessite d’offrir aux jeunes la possibilité d’acquérir des compétences générales, puis professionnelles, pour répondre aux besoins d’aujourd’hui, et à ceux prévisibles demain. Notre enseignement de masse a ses points faibles, dont une inégalité des charges enseignantes en fonction des diplômes, que rien ne justifie. Il ne dispose pas des moyens requis pour maintenir, ou remettre, à niveau ceux qui faiblissent dans une discipline critique. Les Maisons familiales rurales ont résolu ce problème en gérant des classes à effectifs réduits et suivi personnalisé, avec un soutien automatique ponctuel aux défaillants ; cette approche à un prix, bien faible si l’on songe à celui qui sera payé plus tard par notre société en faveur de ceux laissés presque définitivement hors des circuits productifs.

Réduire la fracture sociale implique de mieux répartir les ressources nationales entre tous, tout en encourageant le travail et l’esprit d’entreprise. Une élimination du chômage, limité à l’inévitable fluctuation entre les pertes d’emploi et les offres d’emploi, devrait suffire à rétablir l’équilibre des comptes sociaux, mais la France a-t-elle besoin de plus de travailleurs ?

La France importe des produits pétroliers alors que l’exploitation du solaire thermique n’est que balbutiante. Avec un renouvellement de l’habitat et des bâtiments de service associés de l’ordre de 1 à 2% par an, plusieurs centaines de milliers de toits solaires thermiques devraient être installés chaque année, réduisant d’autant les importations de produits pétroliers, et créant des emplois.

L’énergie renouvelable actuellement la plus accessible pour remplacer les énergies fossiles, et éventuellement l’énergie nucléaire, est celle fournie par les éoliennes, ce qui rendra progressivement la France toute électrique, ou presque. La mise en place, puis l’entretien, de dizaines de milliers, puis de centaines de milliers, d’éoliennes dans notre bon gisement de vent, terrestre comme marin, demandera une main d’oeuvre qualifiée importante.

En France, l’éclairage fait encore surtout appel à des ampoules à incandescence et à des tubes fluorescents peu performants alors que des économies considérables peuvent être assurées avec des ampoules compactes à bien meilleur rendement, ce qui implique souvent une modification du cablage électrique, occasion à saisir pour vérifier la conformité de ce cablage aux présentes normes, et la sécurité des installations anciennes. Sans attendre leur destruction pour vétusté, de nombreux bâtiments peuvent aussi bénéficier d’une rénovation avec amélioration de leur isolation thermique. D’importantes économies d’énergie en découleront.

Un remplacement progressif des véhicules à combustion interne par des véhicules électriques pouvant satisfaire la majeure partie des besoins légitimes de déplacements urbains et périurbains devrait être associé à la production d’électricité éolienne et à la mise en place de dispositifs de stockage indirects de l’énergie électrique, mais une politique industrielle volontariste en ce sens tant nationale que communautaire, est interdite par le projet de Constitution de l’Union.

Les commerces et services de proximité sont en voie de disparition, alors que le coût social et économique de l’utilisation des super et hyper-marchés périurbains est notable, avec des producteurs de base soumis à des pressions rendant leurs activités à peine rentables, et des consommateurs devant avoir un véhicule pour faire leurs achats. De grandes surfaces périurbaines constructibles sont stérilisées, et le potentiel humain et social des commerces de proximité perdu.

La France vieillit. Des millions de personnes ont d’autant plus besoin d’une aide à la vie de tous les jours que la solidarité familiale s’amenuise. Cela va de la livraison à domicile des achats courants aux aides plus personnalisées, repas chauds, soins de base, écoute. La restructuration hospitalière exige un véhicule pour accéder à un service spécialisé, ou rendre visite à un ami hospitalisé, parfois maintenant à des dizaines de kilomètres du lieu de résidence. Combien de nos anciens peuvent ce faire sans aide ?

Les zones périurbaines n’ont pas été conçues pour permettre de rentabiliser les transports publics ; les familles qui y vivent ont besoin d’un véhicule par adulte et même plus s’ils veulent de petites voitures pour le quotidien, et un monospace pour les vacances. Le gaspillage d’espace et d’énergie est considérable. S’il était calculé en termes monétaires, bien des transports publics deviendraient rentables.

La désagrégation de la cellule familiale et les difficultés du quotidien incitent beaucoup de pères et mères de famille à travailler, avec deux emplois par couple, pour faire bouillir la marmite, et éviter le pire, au cas où. Le coût sociétal d’une telle situation est rarement calculé alors qu’il est considérable : un véhicule et son carburant, enfants laissés à eux-mêmes la majeure partie de leur temps libre, abus des surgelés et plats tout préparés, fatigue nuisant à l’harmonie du couple, etc. Dans bien des cas la tension quotidienne ne saurait être accrue par la présence d’un parent âgé à domicile, ou une aide quotidienne à ce parent vivant à proximité. Une amélioration des prestations sociales, et une sécurisation juridique du conjoint le plus défavorisé en cas de divorce, ou de rupture d’une union libre ayant paru durable, ré-humaniserait la famille, et rendrait disponibles des centaines de milliers d’emplois.

Nos besoins sociaux et environnementaux sont considérables, mais leur satisfaction nécessite des ressources. Sont-elles hors d’atteinte alors que personne n’ose taxer les émissions excessives de gaz à effet de serre, les coûts indirects du transport routier, et que la lutte contre la fraude fiscale ne constitue pas une priorité ? Nos addictions les plus répandues, alcool et tabac, sont-elles assez taxées ? On lit fréquemment que partager les heures de travail est impossible, mais vaut-il mieux partager ces heures ou rémunérer des chômeurs et verser des aides sociales aux plus démunis ?

La réduction de la fracture sociale nationale serait possible, avec quelques sacrifices politiques ici et là, si le texte définitif du projet de Constitution européenne n’interdisait pas aux États de l’Union toute action pénalisant les pays les moins-disants, fiscalement et socialement. Le but de cette Constitution, gravée dans le marbre si nous l’acceptons, car elle ne pourra être améliorée dans ses impératifs socio-économiques les plus astreignants qu’à l’unanimité des pays membres, ce qui revient à admettre jamais, est de niveler par le bas tous nos avantages sociaux. En attendant notre approbation de ce projet de Constitution, la directive Bolkenstein va permettre d’aller de l’avant sans perdre de temps.

La Banque centrale européenne est une autorité de l’Union ne répondant à personne de ses décisions, et n’ayant qu’une responsabilité, la stabilité de l’euro. Il n’en est que plus surprenant de constater que le projet de Constitution ne stipule pas que l’euro est l’unité de compte de l’Union et n’exige pas des pays membres, futce à terme, d’intégrer la zone euro en pénalisant politiquement (droits de vote pondérés, etc.) ceux qui ne veulent pas en faire partie.

Que des producteurs souhaitent informer le public de l’existence et de la qualité de leurs produits parait légitime. Il ne faudrait pas pour autant créer des espoirs inaccessibles pour le plus grand nombre, et encourager des comportements nuisibles à tous. C’est pourtant l’objectif principal de la publicité. Acheter une voiture surpuissante dont les performances sont interdites par les lois et règlements en vigueur. Montrer votre machisme avec un gros véhicule 4x4 en ville. Aller passez vos vacances dans un paradis à l’autre bout du monde. Voyager à bas prix dans des avions dont le carburant est détaxé, mais contribue à l’effet de serre. Acheter aujourd’hui, et payer demain, aggravant ainsi les problèmes d’endettement social. Les promoteurs d’une réduction de la fracture sociale n’imaginent pas tout ce que notre future Constitution, si nous en approuvons le projet, va faire dans ce sens : emplois précaires, salaires en baisse, garanties sociales évanescentes.

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Incohérence verte

par J. MATHIEU
avril 2005

Au lieu de laisser espérer la voie du développement soutenable dans l’actuel projet de constitution européenne, il serait tout de même bon que les écologistes sachent en quoi ce projet contraint le dit développement à demeurer insoutenable :

1- l’État ne dispose plus du tout du pouvoir monétaire (ex-régalien). La corporation bancaire détient le monopole exorbitant de créer ex-nihilo l’argent nécessaire à toute l’activité économique.

2- dès lors, elle n’en crée pas pour toute activité qui n’engendre pas de profit. Ces besognes deviennent ainsi parasitaires pour l’économie : elles dépendent de prélèvements dénoncés comme autant de charges, sans intérêt pour l’investissement, néfastes à la concurrence, et finalement, néfastes à ce qui reste d’emplois marchands, seuls créateurs de richesses, selon nos experts ès sciences économiques.

3- et pour payer les intérêts de la monnaie au lobby bancaire, il en résulte aussi le sempiternel besoin de "croissance". Difficile de faire mieux dans la soumission au culte du Veau d’Or ! Et c’est ce credo-là qu’on nous invite à constitutionnaliser de façon irréversible pour une Europe aux félicités exemplaires ? Même un donneur de leçons comme Bush ne s’enferme pas dans pareille aberration, il se réjouit de payer ses dettes en dollars dévalués !

Le seul argument des "pour" est le suivant : « de toute façon, on avait déjà accepté ça dans les accords précédents [1], alors, puisque l’occasion nous est offerte de grappiller quelque chose, profitons-en, nous disposerons ainsi de tribunes bien meilleures pour débattre du "social" ». Débattre certes mais, bien entendu, sans jamais mettre en cause la nécessité primordiale du profit, laquelle est devenue intouchable.

Que devient la politique sous l’emprise de cette constitution-là ? Guère plus qu’un Samu social permanent pour amadouer ses laissés pour compte : tous les arrangements de circonstance susceptibles d’étouffer dans l’oeuf les risques d’explosion.

Pour les illusionnistes de "l’économie sociale de marché", passe encore, c’est leur fonds de commerce. Mais qu’en est-il de l’écologie de nos Verts ainsi domestiqués ? Rien de plus qu’une affaire de ristournes sur les profits obligés de la croissance marchande. « Vous voulez des sous pour vos bonnes oeuvres écolos ? D’accord, mais laissez la libre entreprise en gagner pour vous avec ce qui est encore exploitable sur cette planète Terre. »

Face aux timorés des grands principes, les pragmatiques ont beau jeu de se dire agissants. Reste qu’on pense agir en ne faisant que réagir. Mieux serait de prévoir. Prévoir par exemple que participer à des demi-mesures de perlimpinpin le temps d’une législature, c’est être assuré de se faire virer au scrutin suivant. Le Pen obtient de meilleurs scores en restant chez lui. Tout simplement parce que Monsieur Le Pen devient l’inévitable métastase du chômage, tout comme l’était déjà Monsieur Hitler en 1933. Et si ça continue comme ça, lui ou ses sbires finiront à l’Élysée par la seule logique des choses toujours déplorées mais jamais résolues. En attendant nous pouvons craindre de voir nos malheureux élus devenir autant de pathétiques Lorenzaccio, subrepticement amenés à festoyer en bout de table des grands, sans jamais faire ce pourquoi ils ont été mandatés.

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[1] Belle référence en effet quand on lisait dans Le Monde du 14/11/1990 qu’un véritable putsch bancaire était en préparation pour museler préventivement l’Europe. D’où vient que la gauche, même "plurielle", ait ratifié le "rêve des Gouverneurs" sans autre forme de procès ?

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LECTURE

Harcèlement moral... immoral

avril 2005

En quelques petites pages, GÉRARD LECHA, sociologue de terrain et formateur à l’Institut du Travail Social de Tours, démonte tout ce que le harcèlement dit moral au travail a d’immoral. Le monde médicosocial devrait méditer tout particulièrement le texte, reproduit dans ce petit livre (publié par EST-Samuel Tastet éditeur) de la conférence qu’il fit auprès des cadres du secteur sanitaire et social, leur rappelant que l’éthique est particulièrement nécessaire dans le travail social. La gangrène "libérale" aurait-elle déjà atteint ce qui devrait être resté le dernier bastion de la conscience sociale ?