La Grande Relève
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
AED La Grande Relève ArticlesN° 1055 - juin 2005

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N° 1055 - juin 2005

Au fil des jours   (Afficher article seul)

Des précisions sur deux sujets d’actualité : le rôle de la Banque centrale et la baisse du nombre d’emplois dans l’industrie.

Construire l’avenir   (Afficher article seul)

MARIE-LOUISE DUBOIN prévient que si le traité constitutionnel est refusé par les Français, il ne faudra pas rendre ce refus responsable du recul de la croissance ou de l’emploi, par rapport aux promesses bâties sur la politique économique que ce traité voulait figer.

Pauvres droits que les droits des pauvres !   (Afficher article seul)

PAUL VINCENT analyse le livre “L’empire de la honte” que vient de publier Jean Ziegler.

Trous d’air   (Afficher article seul)

JEAN-PIERRE MON s’interroge sur le développement du marché aérien et le dumping social qui s’en suit.

Besançon et Mulhouse - II. deux villes d’expérience   (Afficher article seul)

CHRISTIAN GUINCHARD poursuit son étude des mémoires sociales de ces deux villes par son enquête sur deux projets qui y ont eu lieu.

La finance… plus destructrice qu’un raz-de-marée   (Afficher article seul)

Analyse du livre “Les tsunamis de la dette”, de Millet et Toussaint, publié par le Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde.

Développement social et humain   (Afficher article seul)

Échos d’Amérique du Sud : le forum international d’Économie Sociale et Solidaire apporte sa contribution à l’élaboration si nécessaire d’une autre organisation économique et financière.

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Au fil des jours

juin 2005

LUTTER À ARMES ÉGALES

La partie III du projet de traité constitutionnel, que les partisans du “oui” ont tant cherché à dissimuler, consacre l’indépendance absolue de la Banque centrale européenne et de son président, qui n’ont aucun compte à rendre aux gouvernements de l’Union. On en voit chaque jour un peu plus les dégâts en termes de chômage et de reculs sociaux.

Il en va bien différemment aux État-Unis dont la Banque centrale, la Réserve fédérale (Fed), a pour mission non seulement, comme la BCE, d’assurer la stabilité des prix mais aussi de soutenir l’activité. Elle est responsable devant le Congrès où le président de la Fed doit venir tous les six mois justifier sa politique. En fait, la coordination entre les politiques du gouvernement et de la Fed est permanente. L’administration Bush, après celle de Clinton, est si satisfaite de M. Alan Greenspan, l’actuel président de la Fed, qu’elle souhaite, malgré son âge (79 ans), le maintenir en place encore quelques mois après l’arrivée à échéance de son mandat, le 31 janvier 2006. Cela n’est pas du goût de tous les financiers dont certains estiment que son maintien en place peut être perçu « comme un nouveau signe de l’érosion des barrières qui existent entre la Banque centrale et le gouvernement » [1].

À vrai dire, les “orthodoxes” ne supportent pas que M. Greenspan ait toujours privilégié la croissance au détriment de la rigueur monétariste. Après les baisses d’impôts voulues par Bush, Alan Greespan estime qu’il sera impossible de réduire le déficit budgétaire après 2008 lorsque la génération du “baby boom” commencera à prendre sa retraite. Devant le Congrès, il vient de qualifier “d’insoutenable” le déficit attendu pour cette année (472 milliards de dollars, soit environ 4% du produit intérieur brut), bien qu’il n’ait jamais cessé de soutenir la politique budgétaire du gouvernement [2].

Il est vrai que le surendettement états-unien bât tous les records [3] : en 2004, la dette totale (publique et surtout privée) augmentait presque quatre fois plus que le PIB (1,92 milliard de dollars contre 494 millions de dollars). Aucun pays n’a jamais connu une telle fuite en avant. C’est la même chose pour l’endettement privé dans les pays européens qui ont connu en 2004 la plus forte croissance : la dette des ménages anglais équivaut à 130% de leur revenu disponible, (contre 60% en France) ; la dette des ménages espagnols a doublé depuis sept ans. Comment les économies de ces pays, “shootées à la dette”, vont-elles un jour retrouver un fonctionnement normal ? Dans le cas des pays européens, certainement pas en constitutionnalisant les règles du jeu qui sévissent depuis plus de trente ans !

DÉSINDUSTRIALISATION

En 2004, la presse française aurait publié [4] quelque 4.000 articles sur les délocalisations contre 900 en 2003 et 200 en 2000. D’où les innombrables discours sur la désindustrialisation qui menacerait la France.

Deux enquêtes récentes [5] montrent pourtant qu’il n’en est rien : le déclin de l’industrie française est relatif, son poids reste important ; elle a perdu beaucoup moins d’emplois que ce que l’on entend dire couramment et les délocalisations n’y sont pas pour grand’chose.

Plus précisément, on constate que la part de la valeur ajoutée de l’industrie dans le PIB a régulièrement baissé en volume entre 1970 et 1993, passant de 26,4% à moins de 20%, puis est remonté pour retrouver en 2002 son niveau de 1985.

La part de l’emploi industriel dans l’emploi total a reculé de dix points sur cette même période et ne représente plus que 15,2% de l’emploi total.

Les auteurs des deux enquêtes citées en tirent la conclusion que la productivité dans l’industrie a fortement augmenté ces dernières décennies, notamment dans les années 80, beaucoup plus que dans les services et, qu’en conséquence, l’industrie a pu baisser ses prix et produire autant avec moins de travailleurs : « Le progrès technique est donc de loin la cause la plus importante de la fameuse désindustrialisation » concluent ces chercheurs, « pas les délocalisations », résultat qui n’étonnera pas les lecteurs de La Grande Relève !

Autres conclusions intéressantes de ces enquêtes : 85% des dépenses de recherche et développement des entreprises sont faites dans l’industrie et la surestimation de la désindustrialisation, basée sur les pertes d’emplois (30% d’effectifs en moins en 32 ans), ne tient compte ni du recours croissant à l’intérim, ni de l’externalisation d’une grande part d’activités autrefois assurées par les entreprises industrielles elles-mêmes (nettoyage, logistique, comptabilité,…). Ce qui fait dire à l’un des auteurs des enquêtes : « les services emploient à présent davantage d’ouvriers que l’industrie ».

En prenant ce phénomène en compte, sur la période 1980-2002, il faut réduire « d’au moins 315.000 » le chiffre de 1,4 million d’emplois détruits dans l’industrie.

On constate le même phénomène aux États- Unis où les espoirs de création d’emplois se concentrent sur les hautes technologies qui créent deux emplois sur trois.

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[1] Le Monde, 21/05/2005.

[2] En 2004, les recettes fiscales représentaient 16,3% du PIB (plus bas niveau depuis 1959) contre 21% en 2000 quand le budget était excédentaire. Les baisses d’impôts ont contribué pour 48% au déficit budgétaire et les dépenses supplémentaires pour la sécurité et la défense pour 37%.

[3] Le Monde, 26/05/2005.

[4] Le Monde, 13/04/2005.

[5] Guillaume Daudin et Sandrine Levasseur, Observatoire français des conjectures économiques. Gilles Le Blanc, Centre de recherches en économie de l’École des mines.

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ÉDITORIAL

Construire l’avenir

par M.-L. DUBOIN
juin 2005

Quel que soit le résultat du référendum du 29 mai, qui n’a pas eu lieu alors que nous écrivons ces lignes, il en restera au moins quelque chose de très positif : la démonstration, grâce à tous les débats qu’il a suscités, que les Français sont capables de réflexion, qu’ils n’entendent pas être soumis à ce que décident en leur nom les professionnels de la politique, avec ceux que ces derniers ont cooptés pour écrire leur projet. Pour reprendre une expression venue, jadis, de très haut, ls ne sont pas que des veaux …

Mais si cette manifestation d’une prise de conscience se traduit par un refus du traité dit constitutionnel, que ceux qui l’ont tant défendu, et par tant de moyens, et pas toujours trés honnêtes ni bien respectueux de l’opinion adverse, ne viennent pas demain raconter que si l’Union européenne est en perte de vitesse au point de vue économique, c’est parce que le traité a été rejeté. Car c’est le 24 mai que l’Organisation de coopération et de développement économique (l’OCDE) a publié ses Perspectives économiques. Et elles ne correspondent pas du tout aux effets que devait avoir la politique économique préconisée par les traités précédents et reprise dans sa partie III pour être constitutionnalisée. Le constat de l’économiste en chef de l’OCDE, J-P Cotis, est clair : « Contrairement aux attentes, le scénario de reprise partagée ne s’est pas matérialisé ». Alors que l’activité a « rebondi » au Japon [1], il constate qu’en Europe « la reprise manque cruellement à l’appel » et poursuit sans ambiguïté : « avec le recul, il apparaît de plus en plus clairement que les explications de circonstance (guerre en Irak, chocs pétroliers, fluctuations des changes…) ne suffisent pas à expliquer la succession de reprises avortées en Europe ». Le résultat est annoncé : les perspectives de croissance pour 2005, qui sont chiffrées à 2,6% pour l’ensemble des autres pays de l’OCDE, dont 3,6% pour les États-Unis et 1,5% pour le Japon, sont incertaines et faibles pour la zone euro, 1,2%, même pas la moitié de la moyenne. L’économie néerlandaise s’effondre alors que sa croissance était supérieure à la moyenne européenne dans les années 1990. En Allemagne, les exportations ont beau être excédentaires, il n’empêche que les rentrées fiscales sont tellement en baisse que le pacte de stabilité ne sera pas tenu. Au Portugal non plus, où le ministre des finances s’étonne : « la situation budgétaire est plus difficile qu’attendu » ! En Italie non plus, où la récession sévit, et contre laquelle la Commission européenne va lancer en juin une procédure « en déficit excessif ».

La politique des restrictions sociales imposées partout, sous prétexte de soutenir cette fameuse compétitivité des entreprises qui est l’âme des traités de l’UE, est donc loin d’avoir entraîné la croissance tant attendue. Et comme c’est celle-ci qui devait provoquer la décroissance du chômage, il n’y a pas non plus d’illusion à se faire côté emplois.

Cet échec si évident de la politique de compétitivité ne peut que provoquer le mécontentement des électeurs quand ils peuvent s’exprimer. Ceux qui, en Europe, n’ont pas pu se prononcer sur les traités, le manifestent dès qu’il y a élection, ce qui vient de se traduire par une véritable débâcle électorale pour le Chancelier Schröder, après celle de Berlusconi.

Nos entreprises sont-elles pour autant renforcées dans leur compétitivité ? Non ! Les voila en effet, qui s’effraient d’avoir à se défendre contre l’invasion du marché mondial des textiles par la Chine… Alors que ce pays ne fait que jouer le même jeu, en tirant parti de sa main d’oeuvre mal payée sur un marché que l’Organisation mondiale du commerce, comme le traité constitutionnel pour l’Union européenne, veut par principe “libre et non faussé” donc sans droits de douane qui aideraient les plus faibles !

Et tout en continuant de miser sur cette compétitivité, presque personne ne s’inquiète de ses ravages sur les pays exploités à qui le FMI et la Banque mondiale imposent, depuis plus d’un quart de siècle, de tout sacrifier à l’exportation sur le marché mondial. Il faut le courage admirable d’une association comme le Comité pour l’annulation de la dette du Tiers monde (le CADTM) pour continuer à les dénoncer [2].

La leçon de tous ces constats est l’impérieuse nécessité de renoncer à cette façon d’organiser l’économie. La volonté de l’élever au rang d’institution quasi inamovible dans l’Union européenne vient enfin de soulever des réticences. Mais il faut aller plus loin. En inventer d’urgence une autre, conçue celle-ci pour que les besoins les plus élémentaires de tous puissent être satisfaits, dans un monde qui en a la capacité, sans plus saccager inconsidérément la planète, ni compromettre l’avenir de l’humanité.

Heureusement, la société civile commence à se mobiliser. De très nombreuses associations se forment, s’activent, tentent des expériences et les confrontent. C’est d’elles qu’on peut espérer le salut, et il faut y participer. Nous ne sommes plus seuls. C’est partout dans le monde que l’utopie est enfin à l’ordre du jour et devient sujet de réflexions et d’essais. On en trouvera dans ce numéro encore une preuve : le témoignage qui nous vient du Mexique à propos de ce qui s’élabore et se tente en Amérique du sud.

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[1] qui, que l’on sache, n’a pas encoredemandé son intégration à l’Union européenne !

[2] Lire absolument, à ce propos, leur dernier ouvrage Les tsunamis de la dette, analysé ci-après.

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LECTURES

Pauvres droits que les droits des pauvres !

par P. VINCENT
juin 2005

C’est assurément un mauvais conseil d’hygiène que de dissuader d’allaiter leurs enfants, pour leur donner du lait en poudre, des mères ne disposant, pour le dissoudre, que d’une eau polluée qu’elles risquent de ne pas faire convenablement bouillir. Quand il s’agit d’une campagne de publicité orchestrée par le candidat à la fourniture de ce lait en poudre, on peut aller jusqu’à penser que c’est un crime d’atteinte à la santé, voire à la vie d’autrui. Et avec préméditation plutôt que par imprudence, à moins qu’il n’eût aussi envisagé de leur vendre l’eau qui va avec [1], car la grande multinationale “Nestout”* vend de tout, donc de l’eau (d’après le Quid 2004, sous 75 marques différentes, dont Perrier et Vittel). C’était quand même courageux de la part d’un genevois de l’écrire. Il fut d’ailleurs poursuivi pour diffamation et, ce qui était moins courageux, condamné par la justice de leur commune patrie à payer des sommes importantes de frais de justice et de dommages et intérêts. Mais c’est grâce à cela que j’ai découvert l’existence de Jean Ziegler.

* DES CHIFFRES

Voici les chiffres donnés par Jean Ziegler sur cette multinationale pour 2003 :

- 275.000 employés dans le monde,
- 65 milliards de dollars de chiffre d’affaires,
- 4,6 milliards de dollars de bénéfices,
- 511 usines dans 86 pays,
- 8.000 marques dans le domaine de l’alimentation humaine et animale,
- 107 milliards de dollars de capitalisation boursière.

Je suis heureux que sa notoriété et son influence se soient, depuis, étendues, et de le retrouver chargé par les Nations Unies d’un rapport sur le droit à l’alimentation. Mais qu’en feront-elles, face à d’autres droits brandis haut et fort comme le droit de propriété ou le droit à la liberté du commerce ?

Au Siècle des Lumières, un philosophe méconnu, Bonnot de Mably, avait déjà décelé que si tout le monde disait vénérer le Droit et la Liberté, il n’y avait dans les faits que des droits et des libertés entre lesquels chacun choisissait selon ses préférences. Ainsi accusait-il déjà la liberté du commerce, montrant qu’elle avait conduit à la colonisation et la colonisation à l’esclavage, qu’elle était donc antinomique d’autres droits et libertés bien plus fondamentaux.

À la lecture du nouvel ouvrage de Jean Ziegler, L’empire de la honte [2], on a de même le sentiment que, dans le système capitaliste d’aujourd’hui, le droit dominant qu’est le droit de propriété est en mesure d’abolir tous les autres.

Par exemple, si vous portez atteinte au monopole que des laboratoires se sont arrogé sur certains remèdes grâce à de sacro-saints brevets, vous risquez de graves ennuis, mais eux ont parfaitement le droit de condamner à une mort certaine les pauvres qui ne peuvent se les procurer au prix qu’ils imposent, en empêchant tout à fait légalement la fabrication de produits similaires à des prix qui leur soient accessibles. Toutefois, lorsque peu après le “11 septembre” Georges W. Bush a été pris de panique en voyant se profiler une possible attaque terroriste à l’anthrax, apparemment l’acte isolé et sans suite de quelque savant dérangé issu de ses propres laboratoires, il a immédiatement ordonné la fabrication massive d’un vaccin… sans se soucier de problèmes de brevets.

L’arrêt de la publicité incitant les mères à substituer le lait en poudre à l’allaitement maternel n’a pu être obtenu de façon légale, mais seulement par le boycott, lequel comporte aussi des risques. On a vu récemment l’Association Agir Ici lourdement condamnée pour avoir boycotté les feux d’artifices de deux entreprises qu’elle accusait de fabriquer aussi des mines antipersonnel.

Je ne vous donne ici que mon sentiment général. Impossible de commenter tous les sujets abordés dans cet ouvrage : les 780 milliards de dollars de dépenses militaires annuelles, les dépenses beaucoup moins élevées, mais qu’on refuse de faire, qui permettraient d‘éliminer la faim, l’analphabétisme, ou de donner à tous l’accès à l’eau potable, la toute puissance des multinationales et, fort heureusement, la résistance qui se dessine.

Jean Ziegler y fait également ce magnifique éloge de l’utopie :

« Au centre de toutes les prédications, de tous les livres, de tous les préceptes mis en forme par Joachim de Flore, Giordano Bruno et Thomas More, il y a le droit au bonheur…

« U-Topia. Le Non-Lieu. Ou plus précisément : le lieu, le monde qui n’existe pas encore.

« L’utopie est le désir du tout autre. Elle désigne ce qui nous manque dans notre courte vie sur terre. Elle embrasse la justice exigible. Elle exprime la liberté, la solidarité, le bonheur partagé dont la conscience humaine anticipe l’avènement et les contours. Ce manque, ce désir, cette utopie constituent la source la plus intime de toute action humaine en faveur de la justice sociale planétaire. Sans cette justice, aucun bonheur n’est possible pour aucun d’entre nous. »

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[1] Trop cher pour ceux qui en auraient besoin ! Je viens de constater en Thaïlande qu’un demi-litre d’eau en bouteille était vendu sept fois le prix d’un bol de riz, le tiers du prix d’un litre d’essence.

[2] publié chez Fayard.

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DUMPING SOCIAL DANS L’AIR

Trous d’air

par J.-P. MON
juin 2005

À BAS PRIX, … MAIS À QUEL COÛT ?

La compagnie aérienne Ryanair a décidé de réserver exclusivement aux travailleurs non syndiqués de l’entreprise l’augmentation de 3%, qu’elle a prévue [1]. Depuis sa création en 1985 ses dirigeants mènent en effet une guerre ouverte contre les organisations syndicales. Son directeur, Michael O’Leary, a même déclaré qu’il était « stupide de faire le choix de se syndiquer plutôt que celui d’être mieux payé ». La compagnie, qui emploie 2.600 personnes, toutes embauchées sur la base d’un contrat irlandais, ne reconnaît aucune organisation syndicale et a même porté plainte en Irlande contre le syndicat irlandais des pilotes de ligne pour « harcèlement et intimidation » de ses équipages. Selon M.O’Leary, la rémunération moyenne de ses salariés est en effet bien supérieure à celle des personnels de certaines grandes compagnies aériennes. On peut alors se demander pourquoi les salariés de Ryanair cherchent à se syndiquer. Toujours est-il que M.O’Leary veut empêcher la tenue d’un vote interne sur la création d’un syndicat, possible, selon la législation, si 50% des employés s’y déclarent favorables.

FUSION SALVATRICE

Aux États-Unis aussi les compagnies aériennes à bas coût sont dans le vent… C’est ainsi que tout récemment USAirways, septième compagnie du pays, mais sous la protection de la loi sur les faillites pour la seconde fois en trois ans [2], a annoncé son projet de fusion avec America West, huitième transporteur aérien états-unien. Sous le nom de USAirways, l’ensemble constituera la sixième compagnie du pays et emploiera 44.000 salariés. En réduisant sa flotte de 58 avions, son ambition est de devenir la première compagnie à bas coût opérant sur l’ensemble des États-Unis. Selon son futur PDG, elle sera rentable au coût actuel du pétrole et, même s’il peut y avoir quelques suppressions d’emplois, ni plan de licenciement massif ni fermeture de lignes importantes ne sont prévus. On apprend au passage qu’Airbus participera au montage financier (1,5 milliard de dollars), par un prêt de 250 millions de dollars pour permettre à la compagnie d’acheter le futur A350 dont elle sera le premier client en 2011… Les financiers sont d’incorrigibles optimistes : personne ne peut dire en effet quel sera le prix du baril de pétrole dans six ans ni si USAirways ne fera pas faillite une fois de plus. Il est vrai qu’à la différence de la Banque centrale européenne, la Réserve fédérale américaine sait mettre la main à la poche quand il le faut…

ELLES NE MOURAIENT PAS TOUTES…

Même les plus grandes compagnies aériennes américaines ont de grandes difficultés à survivre. On vient ainsi d’apprendre [3] que United Airlines, seconde compagnie américaine, venait d’être autorisée par un juge fédéral à ne pas payer les retraites de ses employés, pour échapper à la banqueroute. Cette décision ouvre la voie au plus important défaut de paiement de retraites de l’histoire américaine. En pratique, elle autorise le transfert de la responsabilité des régimes de retraite des employés, jusqu’ici à la charge de United Airlines, au fonds de retraite du gouvernement américain, le Pension Benefit Guaranty (PBGC). Ce jugement va permettre à United Airlines, à cours de liquidités, d’économiser 645 millions de dollars (plus de 501 millions d’euros) par an dans le cadre du plan d’économie de deux milliards de dollars (1,56 milliard d’euros) annuels que la compagnie a décidé afin de sortir de la banqueroute à l’automne.

Il sera en revanche douloureux pour les employés d’United Airlines, dont la majorité va perdre plusieurs milliers de dollars par an dans ce transfert de compétence. Au total, 120.000 salariés actuels ou retraités de United Airlines sont couverts par ces régimes de retraites, dont 62.000 employés actifs. Les régimes de retraites de United Airlines sont sous-financés à hauteur d’environ 9,8 milliards de dollars (7,62 milliards d’euros), somme sur laquelle le PBGC ne réglera qu’environ cinq milliards de dollars. La décision concernant United Airlines était très attendue par les autres compagnies aériennes américaines, confrontées à d’importantes pertes en raison notamment de l’augmentation du prix du pétrole. Elle pourrait ouvrir la voie à des actions similaires.

LA GUERRE BOEING /AIRBUS

Depuis 1992, des accords passés entre les États- Unis et l’Union européenne autorisent les aides accordées à l’industrie aéronautique : les Américains peuvent subventionner les programmes militaires tandis que les pays participant à la construction d’Airbus (France, Allemagne, Grande-Bretagne et Espagne) peuvent accorder des aides remboursables représentant le tiers du coût du programme de construction d’un avion. Mais depuis que les parts de marché d’Airbus dépassent celles de Boeing, et depuis qu’Airbus envisage de construire l’A350, futur concurrent du nouveau moyen courrier de Boeing, le gouvernement américain, à l’initiative de Boeing, veut remettre en cause ces accords [4]. En outre, la Chambre des représentants vient de préconiser de refuser la candidature d’EADS, maison-mère d’Airbus, à l’appel d’offre pour la construction de 100 ravitailleurs pour l’armée de l’air américaine.

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[1] Le Monde, 21/05/2005.

[2] USAirways s’était mise sous la protection de cette loi en 2002 et avait pu sortir de la faillite grâce à une garantie fédérale de prêts de 900 millions de dollars mais elle a, à nouveau, déposé son bilan en septembre 2004.

[3] Associated Press (Chicago), 11 mai 2005.

[4] Le Monde, 26/05/2005.

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RÉFLEXION

Les mémoires sociales des villes de Besançon et Mulhouse sont riches d’enseignements pour quiconque aspire à une société plus solidaire, comme Christian Guinchard a entrepris de nous le montrer en rappelant (voir GR 1054) les principes de base des fruitières de Franche Comté. Il poursuit ici en décrivant deux projets expérimentés dans ces villes et sur lesquels il a mené enquête :

Besançon et Mulhouse - II. deux villes d’expérience

par C. GUINCHARD
juin 2005

BESANÇON

Le premier Jardin de Cocagne fut créé en 1991, à Chalezeule, en banlieue de Besançon. Pour comprendre ce projet il faut bien voir que plusieurs niveaux d’action, habituellement séparés, y sont réunis : la question environnementale n’est pas moins importante que la collaboration avec les réseaux professionnels, la vente directe à un réseau d’adhérents et l’insertion professionnelle. La charte du réseau impose que ces quatre niveaux d’action, constituant “l’intelligence du territoire”, soient respectés. Cela se traduit concrètement dans la composition des Conseils des Jardins de Cocagne (les CA) qui comprennent des adhérents consommateurs, des collectivités, des professionnels de l’agriculture, des organismes sociaux, des salariés… Les jardins ne se maintiennent que grâce à une convergence d’intérêts entre ces différents représentants.

Mais en plus, les Jardins font appel à des financements privé : estimant que la prise en charge de la pauvreté n’intéresse que modérément les élus, les financements politiques leur paraissent aléatoires. Tout se passe comme si il s’agissait de socialiser la propriété ou d’associer le capital, le travail et le talent.

Et un autre aspect de ce “fouriérisme pratiqué” mérite d’être souligné : les responsables du réseau tiennent à ce que les adhérents rencontrent régulièrement les personnes en insertion, par exemple en venant chercher leurs paniers de légumes. Notons aussi un dernier point : passant de l’expérimentation à l’essaimage, les Jardins se sont multipliés en nouant entre eux des liens spécifiques. Les responsables du réseau insistent sur le fait que le fonctionnement de cette collectivité, tout en évoluant, ne surplombe pas les Jardins et les jardiniers qu’elle regroupe…

La ville de Besançon s’est récemment engagée dans la mise en place d’une Caisse solidaire soutenant la création d’activités et d’emplois dans le domaine de l’Économie sociale et solidaire (ESS), la création de “logements très sociaux” et l’accès aux crédits individuels à la consommation…

La Caisse bisontine s’inscrit véritablement dans la mémoire sociale locale.

On notera d’abord que ce projet intègre le sauvetage de commerces ou la reprise d’entreprises par leurs salariés.

L’idée de proposer un crédit à la consommation s’inscrit pleinement dans le prolongement du Minimum Social Garanti, créé par la municipalité de Besançon dans les années soixante-dix, et dans le cadre duquel les responsables de la politique sociale municipale explicitaient leur volonté de laisser aux bénéficiaires l’appréciation de leurs besoins.

MULHOUSE

La mémoire sociale mulhousienne, datant de deux siècles, est liée au très rapide développement industriel et démographique impulsé par des entrepreneurs calviniste au début du XIXème siècle. L’éthique protestante fut ici déterminante. En effet, chez les calvinistes, compte tenu de leur attachement à la doctrine de la prédestination, chaque individu devait : « conquérir dans la lutte quotidienne la certitude subjective de sa propre élection et de sa justification » comme l’exprime M.Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Cette certitude pouvait s’éprouver dans la capacité à accroître la gloire de Dieu au moyen de son travail. La réussite professionnelle devenait un signe d’élection pour ceux qui acceptaient d’être “intendant de Dieu” [1]. Comprenant leur réussite économique comme une confirmation de leur salut, les entrepreneurs calvinistes mulhousiens formaient une sorte de caste coupée de ceux qu’ils considéraient comme irrémédiablement perdus [2]. Accroissant cette coupure, ils justifiaient les salaires très bas qu’ils accordaient aux ouvriers parce que, dans leur idéologie, le travail était aussi un moyen de rédemption.

Pour assurer leur prospérité en la fondant sur une compétitivité accrue, les industriels mulhousiens se dotèrent, en 1826, d’un outil spécifique de développement et de gestion collective de l’industrie locale : la Société Industrielle de Mulhouse (la SIM). Les statuts de cette société mettaient l’accent sur le rôle de la diffusion du savoir scientifique et des savoir-faire techniques : « Article 1 : Le but de cette société est l’avancement et la propagation de l’industrie, par la réunion, sur un point central, d’un grand nombre d’éléments d’instruction, par la communication des découvertes et des faits remarquables, ainsi que des observations qu’ils auront fait naître, et par tous les moyens qui seront suggérés par le zèle des membres de l’association, pour en assurer le succès » [3].

De fait, multipliant le nombre de ses correspondants scientifiques prestigieux, la SIM favorisa l’éclosion d’un grand nombre d’écoles liées à la recherche, la diffusion et l’adaptation des innovations en chimie, mécanique, dessin… C’est dans ce cadre technique qu’il faut comprendre les préoccupations “sociales” des membres de la SIM telles qu’elles sont présentées dans l’article 6 de ses statuts : « Elle s’occupera de tout ce qui est de nature à propager et à consolider, dans la classe ouvrière, le bien être, l’hygiène, l’instruction, l’amour du travail et de l’économie » [4]. Alors que les chefs d’entreprises luthériens des environs de Montbéliard organisaient et contrôlaient la vie quotidienne des ouvriers par la prise en charge directe et attentive de leurs conditions de vie [5], les patrons calvinistes de Mulhouse préféraient s’occuper prioritairement des conditions de travail [6] en restreignant le travail des enfants, en réduisant la durée des journées de travail, en veillant mieux aux accidents de travail…

À cet égard, rappelons que la Société Mulhousienne des Cités Ouvrières (la SOMCO), créée en 1853, n’est pas une forme de patronage habituelle dans la mesure où elle résulte de l’alliance et du financement de plusieurs patrons. Ces derniers ont formé une société civile par actions, indépendante des industries qu’ils dirigeaient par ailleurs. Il fallait que les ouvriers soient mieux logés, que les loyers soient moins élevés et que les actionnaires ne perdent pas d’argent… La SOMCO était un outil technique de gestion de la question sociale et de développement urbain. La religion des dominants et leur stratégie de développement par valorisation technique et scientifique ont sans doute accru les antagonismes sociaux. Les ouvriers n’avaient aucun moyen de se faire entendre hors de révoltes sporadiques aussi rageuses que vaines. 1827, 1830, 1847, 1848, 1854… autant de dates qui jalonnent une opposition frontale violente, que les patrons de l’enclave luthérienne des environs de Montbéliard surent amortir et parfois même éviter en enrobant la vie quotidienne des ouvriers de leur minutieuse attention.

C’est dans un cadre social nouveau, créé par le rattachement de l’Alsace à l’Allemagne, qu’il faut comprendre le positionnement du catholicisme social. S’appuyant sur l’encyclique rerum novarum, le curé de la paroisse Saint Joseph s’engagea à « restaurer la famille ouvrière, par l’Evangile au point de vue de la foi chrétienne comme au point de vue de l’économie politique ». En opposition avec les principes d’action des entrepreneurs protestants, H. Cetty attendait « Tout pour l’ouvrier par l’ouvrier ». S’inspirant de l’expérience des caisses de crédit développées par F. G. Raiffeisen, le curé créa la Caisse de Crédit Mutuel de Saint Joseph en 1896. Assurances contre la maladie, pensions pour les veuves… il réussit à mettre en place un système de prévoyance là où avaient échoué les membres du comité d’économie sociale de la SIM en 1848 et 1851. Parallèlement, il élabora un système de bons d’achat auprès des boulangers, des marchands de vins et de houille qui rapprocha les ouvriers des petits commerçants. Mais surtout, la Caisse de Saint Joseph, sans subventions de l’État, permit la construction ou la rénovation de mille logements entre 1897 et 1909 et parvint à loger autant de mulhousiens que la SOMCO. Il est symptomatique de constater que, dans une certaine mesure, ce dernier aspect de l’histoire locale est moins intégré à la mémoire sociale des mulhousiens, moins valorisé, que l’histoire des entrepreneurs protestants et de leurs initiatives. À bien des égards, la mémoire de la ville semble reposer sur une auto-célébration qui s’assimile à l’élitisme de ses anciens dirigeants. Il est vrai que, créés par des membres de la SIM, les écoles techniques, les bibliothèques et les musées… autant que la citée ouvrière, ont structuré durablement le tissu social et le paysage urbain.

En fait, la mémoire sociale mulhousienne reste marquée par la coupure entre deux groupes que tout opposait, tant au niveau des croyances que de la répartition géographique. Lorsqu’on les interroge sur leur conception de l’ESS et sur sa place dans le développement local, les élus et responsables administratifs de la ville, quelque soit leur couleur politique, se réfèrent essentiellement aux dispositifs techno-administratifs et non aux initiatives directes des habitants. On pourrait dire que, chez eux, la dimension verticale et techniciste de la prise de décision reste essentielle : la bienfaisance des “notables éclairés” descend sur la masse des “usagers”, des “bénéficiaires”…

Face à cette logique, les porteurs de projets innovants de l’ESS semblent hésiter entre deux attitudes. Soit tenter de traduire leurs projets dans le langage techno- administratif pour bénéficier de la reconnaissance et des ressources que pourraient leur octroyer les notables locaux, mais au risque de trahir leurs principes d’action. Soit choisir d’agir sur la base de leurs seules ressources, mais en assumant la coupure, en affichant leur méfiance.

COMPARAISON

À Besançon s’exprime un mutuellisme résurgent. Il est fortement ancré dans un ensemble de pratiques et de représentations qui associent l’image de la ville aux “inventeurs sociaux”, à l’affaire LIP… Des habitudes de pensée et de travail se sont installées. L’élu ou le fonctionnaire ne peuvent agir sans en tenir compte, l’entrepreneur du tiers secteur peut s’appuyer sur un ensemble de ressources symboliques, institutionnelles… qui permettent le développement d’une véritable stratégie…

À Mulhouse, la distance sociale entre les élites dirigeantes et la masse des habitants s’impose à tous, sous le couvert d’une participation imaginaire des mulhousiens à l’aventure des capitaines d’industrie. La logique technocratique impulsée par la SIM reste valide lorsqu’il s’agit de penser le développement local… La mémoire sociale fonctionne.

Entre ces deux portraits pourraient se glisser les situations plus confuses d’autres villes, telles que Montbéliard ou Belfort. Il importe cependant de présenter, pour conclure, une situation typique surgissant de notre enquête : celle des villes où nous n’avons trouvé aucune trace de mémoire sociale. Le fait que les choses soient moins nettement prédéfinies dans certaines communes impose des efforts permanents de construction et négociation des cadres d’action, de définition des enjeux…

Le flottement qui règne alors amène les porteurs de projets, les élus et responsables administratifs à adopter des comportements clairement tactiques, voire opportunistes.

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[1] « Si dieu vous désigne tel chemin dans lequel vous puissiez légalement gagner plus que dans tel autre (cela sans dommage pour votre âme ni pour celle d’autrui) et que vous refusiez le plus profitable pour choisir le chemin qui l’est moins, vous contrecarrez l’une des fins de votre vocation, vous refusez de vous faire l’intendant de dieu et d’accepter ses dons, et de les employer à son service s’il vient à l’exiger. Travaillez donc à être riches pour dieu, non pour la chair et le péché » (Baxter, cité par M. Weber : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964.

[2] « Le patron calviniste réussissant dans les affaires se considère comme un élu. Cette croyance établit une distance infranchissable entre lui et la masse indigente surtout lorsque cette dernière appartient à une autre confession religieuse », F. Ott : La société Industrielle de Mulhouse 1826 - 1876 Ses membres, son action, ses réseaux, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1999.

[3] Ibid., p. 76.

[4] Ibid., p. 76.

[5] Sur ce thème voir : J. P. Goux, Mémoires de l’enclave, Paris, Actes Sud, 2003.

[6] F. Ott : La société Industrielle de Mulhouse 1826 - 1876 Ses membres, son action, ses réseaux, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1999.

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LECTURES

La finance… plus destructrice qu’un raz-de-marée

par M.-L. DUBOIN
juin 2005

Voici un petit livre que tout le monde devrait lire. Il s‘agit de “les tsunamis de la dette”, écrit par Damien Millet et Éric Toussaint, publié par le Comité pour l’annulation de la dette du Tiers monde (le CADTM), dont le siège est à Liège (Belgique), 345 avenue de l’Observatoire, et par les éditions Syllepse, à Paris, et qui ne coûte que 9 euros pour 190 pages.

Ce livre est bien fait, facile à lire et il apprend, ou rappelle, une quantité de faits historiques, en particulier du dernier quart de siècle, qui sont très lourds de conséquences et amènent à comprendre les ressorts de la politique mondiale actuelle. Or, qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou non, cette politique nous concerne tous et elle prépare notre avenir.

L’ouvrage part d’un fait, le séisme du 26 dernier dans l’Est de l’océan indien, dont la violence a été épouvantable et dont tout le monde a vu des images dans les médias. Il rappelle brièvement la chronologie de l’annonce des dégâts et cite quelques chiffres qui en donnent la mesure. La compassion devant la détresse des populations touchées semble avoir été générale, équipes de secours et dons sont arrivés sur les lieux, et des tentatives ont été faites pour les organiser en les adaptant pour qu’il soit paré, d’abord, au plus urgent.

La réaction du CADTM, deux jours après le drame, a été de se rappeler que les 5 pays les plus touchés, dont des régions entières ont été totalement anéanties, avaient alors une dette extérieure de 300 milliards de dollars. Une dette dont il a d’ailleurs été démontré qu’elle est “odieuse” parce qu’elle a été le plus souvent contractée par des dictateurs qui l’ont détournée des objectifs humanitaires fixés. Et c’est aux peuples, à qui elle n’a donc pas servi, qu’on demande maintenant non seulement de la rembourser, mais d’en assurer le “service”, c’est-à-dire le paiement d’intérêts exorbitants. C’est en effet plus de 32 milliards de dollars par an que les créanciers mondiaux exigent d’eux, dont 36% par les institutions financières internationales comme la Banque mondiale, le quart par des pays riches et le reste par des créanciers privés. Le CADTM a donc publiquement réclamé l’annulation de cette dette pour ces pays tellement sinistrés. Ce que l’association Attac a complété, une semaine plus tard, par la revendication d’un prélèvement fiscal mondial exceptionnel, par exemple de 0,005% de la capitalisation boursière mondiale, laquelle s’élevait, fin 2002, à 20 000 milliards d’euros.

Il faut voir les réactions à ces demandes et comment est accueillie l’idée d’une annulation, si légitime, de pareille dette ! Il faut lire le récit des interventions des autorités gouvernementales des pays les plus riches. Le montant des aides qu’ils promettent s’élèvent à 4 milliards de dollars au moment où, début janvier 2005, les dégâts sont estimés à 14 milliards. D’annulation de dette, il n’est pas question, la compassion des riches ira jusqu’à se mettre d’accord sur un moratoire. Et il faut comprendre ce que signifie cette générosité : il est accepté que ces pays dévastés ne paient pas cette année la rente qu’ils servent aux riches, mais quand ils reprendront leurs paiements, dans un an, ils devront en plus payer une pénalité de retard !

Si c’est avec stupeur qu’on découvre les réticences des pays riches à accepter un retard de paiement, même pour un moratoire tel qu’en définitive ils ne perdront rien, ce peut être avec étonnement qu’on apprend que des pays tellement touchés hésitent à accepter la remise, même momentanée, de leur dette. Et puis on comprend qu’il y a, hélas, deux raisons très légitimes à cette attitude. D’abord ils ne veulent pas admettre qu’on puisse imaginer qu’ils ne sont pas en mesure de payer leur dette. Pourquoi ? Mais parce qu’ils attachent, forcément, beaucoup d’importance à la note que leur mettent les agences de notation internationale (telles que Moody’s ou bien Standard and Poor’s). Or on sait comment raisonnent les acteurs économiques quand on lit ce qu’écrit alors le principal assureur des voyagistes français : « C’est une grosse catastrophe humaine, mais une toute petite pour les assureurs et les réassureurs ne seront pas sollicités », le plus dévastateur des tsunamis sur le plan humain ne saurait donc être pris en considération dans les critères d’évaluation de ces agences. Mais de la note qu’elles mettent dépend l’opinion des marchés financiers auprès de qui les pays touchés peuvent avoir à emprunter… « On voit là toute la perversité du modèle économique actuel, expliquent nos auteurs, que les dirigeants des pays touchés par une telle catastrophe préfèrent rassurer les marchés financiers plutôt que libérer des fonds pour aider leurs populations meurtries et reconstruire leurs côtes dévastées ».

L’autre raison, tout aussi importante, est que pour que leur dette soit “rééchelonnée” ils seront obligés d’en passer par un programme de contraintes dicté par le FMI, c’est-à-dire qu’ils devront suivre des prescriptions qui ne feront qu’aggraver leurs difficultés.

Le CADTM et d’autres mouvements sociaux ont donc insisté pour l’annulation et contre le moratoire en soulignant : « Sinon, vos dons serviront juste, tôt ou tard, aux pays dévastés à rembourser une dette devenue immorale… » Mais le club des pays créanciers, qui siège à Bercy, au Ministère français de l’économie, décide le 12 janvier… une suspension des paiements pour les pays qui en ont fait la demande, en précisant toutefois, car sinon l’Indonésie l’aurait refusé, qu’à titre tout-à-fait exceptionnel, étant donné l’ampleur de la catastrophe, qu’ils souhaitent que la suspension ne soit soumise à aucune condition… Néanmoins, ce moratoire, prévu pour durer jusqu’à la fin de cette année, sera complété par d’autres mesures, après évaluation du FMI et de la Banque mondiale. Le club des créanciers ne précise ni si cette suspension de paiement impliquera des pénalités de retard, ni si les intérêts continueront à s’accumuler. Mais il faut se rappeler qu’après le cyclone Mitch le moratoire qui fut accordé au Honduras, de novembre 1998 à février 2001, ne dispensa pas ce pays de payer les intérêts accumulés dans l’intervalle… Or, profitant du fait que le tsunami n’est plus d’actualité, le club de Paris se réunit le 9 mars pour décider que : « les intérêts moratoires courus en 2005 seront capitalisés et remboursés comme les montants différés ». Ces conditions sont bel et bien scandaleuses : un pays comme par exemple l’Indonésie qui compte plus de 200 000 morts et disparus dans le tsunami, devra rembourser non seulement ses 3 milliards de dollars de dette odieuse pour 2005, mais en plus des intérêts pour n’avoir pas effectué ce “remboursement” au cours de 2005.

Le CADTM a aussitôt dénoncé ce scandale dans un communiqué de presse, mais qui s’en est aperçu, quels médias s’en sont fait l’écho ?

Ce bref résumé du premier chapitre de cet excellent petit livre ne donne qu’une faible idée de ce qu’il fait découvrir. Il analyse les effets de la politique économique imposée aujourd’hui au monde entier par l’idéologie dominante et ses “programmes d’ajustement structurel”. Il montre que si les catastrophes naturelles sont à la fois plus fréquentes et plus graves dans les pays pauvres, ce n’est pas parce que les désastres aimeraient plus les pauvres que les riches, mais que ces derniers, pour relancer leurs économies en crise, n’ont eu aucun scrupule à inventer ce qui est appelé “une aide liée” : on vous prête de l’argent, mais vous réorganisez toute votre économie à notre avantage. Et pour “servir la dette” coûte que coûte, ce sont des populations entières qui sont sacrifiées. Les résultats sont là et en témoignent. La fragilité de l’environnement dans les pays concernés est une de ces conséquences, qui fait conclure que l’intervention humaine, en particulier celle de la finance sur les systèmes de production, tue davantage que les catastrophes naturelles.

Nos auteurs entreprennent alors de raconter comment le FMI et la Banque mondiale ont véritablement orchestré la faillite de l’Indonésie, ce pays que l’opinion n’a découvert que par le tsunami de décembre dernier, ou par ses plages de rêve pour touristes venus d’ailleurs. C’est un archipel à qui la nature a offert d’énormes avantages géographiques (carrefour maritime très bien placé) et de très grandes richesses, une très vaste forêt tropicale, des matières premières agricoles (riz, caoutchouc, cacao, soja, huile de palme, thé, sucre, bananes) et minières (étain, bauxite, nickel, cuivre) dont des gisements de gaz naturel et de pétrole, ces derniers étant, évidemment, devenus au vingtième siècle l’objet de toutes les convoitises. Longtemps chasse gardée, colonie des Pays-Bas dès 1605, l’Indonésie est envahie par les Japonais en 1941. Sitôt après la capitulation du Japon en 1947, un mouvement indonésien tente de dégager leur archipel de toute tutelle. Alors la Banque mondiale intervient pour aider les Hollandais en soutenant financièrement leur offensive contre les nationaux… En lisant la suite, l’histoire, les efforts puis l’échec d’un des précurseurs du mouvement des “non alignés”, Soekarno, l’offensive du général Suharto avec le massacre, en septembre 1965, d’au moins 500 000 civils accusés d’être des communistes, suivie de l’ère Suharto, “l’Ordre Nouveau”, l’ingérence des États-Unis passant par l’intermédiaire du FMI, on aboutit au Rapport mondial sur la Corruption 2004, de Transparency International. On comprend ce que fut le “miracle indonésien”, dont la Banque mondiale a entretenu la vision, en découvrant ce que furent les transmigrations forcées de populations entières “embauchées” en masse dans des entreprises transnationales qui exploitent les ressources du pays en violation totale des droits des populations autochtones.

Apparaît alors clairement le moteur de cette exploitation : « Tant le développement et la prolifération des exploitations intensives de ressources naturelles que l’accroissement accéléré des surfaces destinées aux plantations commerciales découlaient des programmes financés par les prêts internationaux. Et ces prêts étaient toujours conditionnés par l’ouverture de marchés à tous les niveaux — disparition des barrières douanières, attraction des capitaux étrangers, priorité aux monocultures pour l’exportation et privatisation des secteurs de distribution de biens et de services. »

À méditer…

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HORS DE L’UNION EUROPÉENNE

Ce n’est pas seulement l’Union européenne dont l’organisation économique est à repenser totalement pour qu’elle ne soit plus placée au seul service des intérêts d’un tout petit nombre, au mépris de tous les autres et de l’environnement. Partout dans le monde, des voix s’élèvent pour le dire. Par exemple, à Mexico, les 13 et 14 décembre dernier, s‘est tenu le Forum International d’Economie Sociale et Solidaire, au cours duquel LUIS LOPEZLLERA, architecte et créateur de la Promotion du développement Populaire, a fait une remarquable intervention.

Renaud LAILLIER en a fait la traduction, dont voici de larges extraits :

Développement social et humain

par L. LOPEZLLERA, R. LAILLIER
juin 2005

Notre analyse de l’Histoire sera le support d’une proposition qui combine non seulement les facteurs économiques et sociaux relevant des entreprises ellesmêmes, mais aussi des facteurs financiers et monétaires vers une équation inédite reconstruisant le crédit parmi les Mexicains et parvenant à mobiliser et à articuler des millions de cellules économiquement durables.

Il faut récupérer la primauté du don et de la réciprocité, par-dessus les profits et l’accumulation. Il faut un dialogue avec les pouvoirs et que ceux-ci reconnaissent et respectent les instances de la société, et que les politiques publiques s’établissent conjointement.

METTRE EN PRATIQUE DES SYSTÈMES DURABLES

La brèche entre richesse et pauvreté continue à grandir de façon alarmante. Ceci exige une révision de fond des modèles de développement qui se sont pratiqués jusqu’à maintenant. Le Mexique est en crise économique depuis 1982. L’effondrement du modèle soviétique a laissé le champ entièrement libre au modèle capitaliste, et celui-ci a accru, dans le monde entier, son pouvoir asservissant. Mais l’annonce de la fin de l’histoire est une idée fallacieuse, car la sécurité et la paix restent hors de portée, au milieu de la misère, du mécontentement et de la violence.

Dans le monde, prédomine le modèle néo-libéral, magnifié par Reagan et Thatcher pendant la décennie 1980, et basé sur le développement individuel, sans frontière ni contrainte publique, avec, en toile de fond, le profit, mesuré essentiellement en termes de capital monétaire, comme étant le fruit du triomphe du fort sur le faible. C’est devenu patent par l’accumulation du pouvoir de sociétés transnationales après la deuxième guerre mondiale, et davantage encore depuis la décennie 1970. Ces transnationales opèrent par dessus la majeure partie des Étatsnations et façonnent l’économie selon leurs caprices et à leurs bénéfices exclusifs. L’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) a maintenant une indépendance quasi absolue, elle est en marge des États…

Cette globalisation régnante est le fruit à la fois du triomphe militaire d’une puissance mondiale et des avancées des technologies de communication, du déplacement instantané des signes monétaires et d’une nouvelle structure transnationale qui réunit des ensembles productifs sans régulation ni contrôle frontalier, et sans considérations sociales ou écologiques. Tout est fait pour dominer les marchés et concentrer encore et toujours plus d’argent.

Pour servir leurs intérêts, les transnationales font pression sur le prix de la main d’oeuvre et c’est pourquoi tant de maquiladoras [1] migrent d’un pays à l’autre selon la “facilité” avec laquelle ils sont exploités. Le Mexique le sait mieux que quiconque [2].

L’actuelle globalisation essaie de se légitimer en exaltant le rêve de “l’american way of life” basé sur un consumérisme débridé qui chamboule les valeurs culturelles autochtones. Ce consumérisme gaspille l’énergie non renouvelable de façon totalement irresponsable, et va jusqu’à occasionner des guerres pour se l’approprier. Non seulement les peuples, mais toute la planète et son équilibre écologique sont atteints. Le corps social est désarticulé : les ressources humaines et matérielles ne parviennent pas à des objectifs aussi élémentaires que rémunérer le travail et la satisfaire les besoins vitaux de toute la population. Vives tensions et germes de violence se multiplient. Il est criminel de dissimuler ces faits, et même de s’y résigner.

En accroissant le pouvoir des groupes transnationaux, cette mondialisation a affaibli la fonction des instances gouvernementales. De sorte que la société civile, qui souffre, réclame non seulement que les institutions publiques soient réformées, mais qu’elle puisse participer à leur refondation. Et elle exige que soient distingués les intérêts communs et que ceux-ci aient priorité sur les intérêts strictement privés des sociétés anonymes. Nous sommes témoins d’une éclosion de mille propositions, de plaintes, de pressions, tant dans l’espace rural qu’en ville, de la part de gens qui ont perdu patience. Ils n’espèrent plus, ils exigent du gouvernement des conditions de travail, de revenus et de progrès qui soient à la fois justes et générales.

Ou bien ceci sera obtenu de manière concertée et constructive, ou bien le chaos et les pires formes de violence prédomineront.

En gros, voici les exigences communes sur lesquelles à peu près tout le monde est d’accord : réhabiliter le marché intérieur sans écarter les autres marchés ; renforcer les aides aux PME ; obtenir des microcrédits, de l’assistance technique, des moyens de commercialisation, etc ; créer des chaînes productives ; donner la priorité à l’agriculture pour une moindre dépendance alimentaire vis à vis de l’extérieur ; respecter l’environnement et aider les plus pauvres, sans clientèlisme, ni sélection.

Organisés depuis l’extérieur, nous sommes atomisés, sectorisés et divisés… Ce qu’il faut, c’est une approche systémique et systématique. Considèrer des ensembles économiques intriqués en réseaux, à toutes les étapes de la production et de la distribution, pour tenir compte de la grande diversité, de la créativité du travail humain, et des aspirations les plus légitimes de la population. L’économie doit être repensée dans toute sa complexité, là où se conjuguent et s’articulent, à différentes échelles, le travail, la production, le commerce, la consommation, la population et ses besoins.

REPENSER LE CRÉDIT

Et il faut aussi, car c’est essentiel, repenser la politique du crédit. Cesser de ne considérer que le court terme et trouver des formules vraiment durables. Transformer nos structures qui ne fonctionnent pas par des pratiques qui les intègrent systématiquement dans un tout qui fonctionne. Travailler sur la base de l’abondance des ressources humaines, et non par rapport à la rareté du capital. Valoriser toute la population, avec son travail et ses besoins légitimes, comme autant de sujets et non pas comme des objets, les massifiant dans l’anonymat. Mobiliser ce capital productif et faciliter l’échange et la consommation des produits et des services. Dépasser les approches machinistes du travail et revaloriser ce qui est culturel, scientifique et écologique. Privilégier le local et le nécessaire plutôt que le superflu, la redistribution des ressources plutôt que leur concentration.

Si l’aspect financier est si essentiel, c’est qu’actuellement, pour chaque peso que le Mexique utilise pour soulager la pauvreté, il sort douze autres pesos pour payer le “service de sa dette”. Alors que nous, Mexicains, avons déjà payé 270 milliards à ce titre, nous en devons, paraît-il encore au moins 155 milliards. Cette gigantesque dette internationale du Mexique est pratiquement impayable et son service est une saignée permanente.

LE MARCHÉ EXTÉRIEUR

Le Mexique a misé sur le marché extérieur. S’il y a eu un progrès il est dù en grande partie à l’exploitation de son pétrole. Mais les investisseurs étrangers n’y cherchent que leur intérêt, ils ne se soucient pas de développement endogène et durable. En outre, le Mexique exporte de la main d’oeuvre, bien que celle-ci soit payée bon marché, elle lui vaut des envois d’argent qui, même s’ils l’aident, sont la marque d’un bouleversement culturel.

Les transactions financières planétaires atteignent en moyenne deux milliards de dollars par jour, je dis bien par jour, dont une part infime a une relation avec production et consommation de biens et de services réels. Tout le reste est spéculation. Ainsi l’argent est détourné de son rôle premier qui devrait être de faciliter les échanges entre producteurs et consommateurs, il est devenu un pouvoir de manipulation des crédulités et de l’ignorance.

Le Mexique n’est pas à l’abri de cette folie qui débouche sur des guerres. Le fait que le Fonds bancaire de protection de l’épargne est déjà dans des mains étrangères devrait susciter de vives inquiètudes. Pour aider à cette prise de conscience de la servitude persistante, je veux citer l’encyclique Quadragésimo Anno de Pie XI faisant allusion aux banques : « Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent et du crédit, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent le sang à l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leur consentement, nul ne peut plus respirer »

Le Mexique est aujourd’hui frustré de sa grande tradition de solidarité. Il suffit de mentionner les coutumes de la Gualaguetza (tradition ancienne des peuples Zapotecs de la Sierra de Juarez) et de Tequio (travaux collectifs gratuits) qui rappellent l’économie du don, l’offrande et l’aide mutuelle par dessus l’économie de l’accumulation des seuls gains. Notre sang préhispanique nous prédispose vers une autre économie que l’actuelle et les éléments extrêmes des Caracoles (reprise en main par les forces sociales locales de leur propre économie et décisions à prendre) au Chiapas nous le rappellent vivement.

D’AUTRES CIRCUITS

Comme la moelle épinière qui transmet les influx et les réflexes dans le corps humain, il nous faut intégrer dans l’économie des circuits dans la production-distribution-consommation qui puissent systématiquement évoluer du petit vers le grand. De tels circuits impliquent la dimension du crédit social, dont la problématique actuelle n’est pas seulement financière (Trouver de rares ressources et les semer !) sinon monétaire (Qui émet la monnaie ? Et au bénéfice de qui ?) Rappelons nous que la fondation du Fonds Monétaire International fut le premier acte triomphal à sortir du rude débat pour les modèles de développement, après la seconde guerre mondiale (Bretton-Woods, juin 1944), donc, avant-même la création des Nations- Unies (juin 1945), ce qui montre de façon éloquente où a été située la priorité.

Soixante ans après, la dette internationale des Etats dépendants s’enfle. Sous l’hégémonie d’une devise éminemment impériale, le Mexique a une dette monstrueuse, gigantesque. Même si une nouvelle devise, l’euro, dispute son hégémonie au dollar dans le commerce mondial, la pauvreté augmente dans des proportions catastrophiques tandis que les guerres et l’insécurité se multiplient sans frontière.

DÉRIVES…

En reprenant les termes d’Aristote, qui distinguait l’économie (bien-être de la maison) du “chrématistique” (= faire de l’argent par de l’argent), on peut dire qu’aujourd’hui la planète est enveloppée d’une gigantesque “chrématistique” sans bien-être général.

Depuis qu’après avoir mis plusieurs miliards de dollars dans la guerre froide et dans celle du Vietnam, Nixon déconnecta, en 1971, le dollar de l’or, des chiffres multimillionnaires circulent instantanément de par le monde ; ils donnent l’apparence d’une valeur réelle, mais ce ne sont, en vérité, que pures spéculations.

Rénovant la tradition millémaire du nécessaire pardon rédempteur tous les 50 ans, le Pape Jean- Paul II a fait la promotion en long et en large de la campagne du Jubilé 2000, insistant sur l’élimination de la dette internationale, à commencer par les pays les plus pauvres. Sa campagne n’a pas été suffisante, mais tôt ou tard, il faudra bien y arriver.

PRISE DE CONSCIENCE

Depuis une trentaine d’années, en particulier dans la société civile, on prend conscience que cette économie dont nous souffrons est viciée à sa racine parce que l’essentiel de l’émission monétaire parce qu’elle est immensément lucrative, a été abandonné aux banques privées, à peu près toutes devenues transnationales.

Ce phénomène, au fil du temps, en est arrivé à une situation aujourd’hui totalement insoutenable.

Gestion de la monnaie, usure, spéculation, inflation et remèdes contre l’inflation, paradis fiscaux, par leurs effets dévastateurs et calamiteux, en arrivent à être autant criminels que l’exploitation du travail, le narco-trafic ou la guerre. Très peu de personnes savent que les banques font d’énormes bénéfices tout simplement en ouvrant des crédits ex-nihilo, c’est à dire font de l’argent à partir du néant.

DES SOLUTIONS À NOTRE PORTÉE

…Notre société devrait initier des solutions à sa portée. L’une d’elles consiste à se défaire progressivement de telles attaches monétaristes. Par exemple, l’Argentine, aujourd’hui, est en train de négocier avec le FMI une remise de plus de 50% de sa dette et l’on sait que la responsabilité de la débacle dont souffrit l’Argentine n’est pas unique.

Toute dette contractée au moyen de crédits trompeurs et, pire encore, par des dictatures ou des gouvernements à la solde de dictateurs, est une dette dite odieuse, qui doit être déclarée illégale et annulée.

La société doit ainsi restaurer ses moyens propres d’échange et de crédit. Il lui faut rénover les principes moraux de développement, jusqu’à une éthique qui accentue la dignité de toute personne humaine, l’importance de la communauté, de la convivialité et de la solidarité, pour atteindre un bien-être général par l’effort de tous. Et pas le bénéfice de seulement quelques uns, par privilège.

L’EXPÉRIENCE DES LUTTES

Pendant des décennies, la société civile a expérimenté des luttes pour le bien-être qui n’étaient pas basées dans le paradigme du profit financier, mais dans celui de la générosité et du partage. Que de luttes pour le travail et l’autogestion, avant celles dictées par le profit ! Que de coopératives indigènes, de coopératives historiques, de syndicats luttant pour la cogestion des entreprises et autres formes d’activités économiques, familiales ou approchant, nous ont donné de leçons sur la lutte des gens pour vivre dignement. Je pense aux coopératives qui se développèrent jusqu’à la fin du XIXème siècle, puis aux propositions collectives, parfois opposées au Gouvernement et à l’Eglise : aux coopératives de production, consommation, épargne et crédit, grâce auxquels aujourd’hui nous avons des prototypes consistants, entre autres, la Caisse Populaire Mexicaine, avec sa devise originale : « Pour un capital entre les mains du peuple », je pense aussi au réseau pionnier de coopératives de Tacambaro et à l’entreprise coopérativiste Pascual, pour n’en citer que quelques uns. Quelques coopératives et similaires furent appuyées par le paternalisme, la corruption et le « caciquisme » politique. Le néolibéralisme qui est aujourd’hui dominant s’est chargé de les marginaliser et de les disqualifier, en les considérant comme plus politiques et idéologiques que productives et constructives. Outre l’échec de beaucoup, il en résulte la primauté à l’individualisme sur la communauté, et des résultats catastrophiques en terme de dissolution sociale, d’atomisation et de triomphe du fort sur le faible. Certains soulignent que la prédominance donnée au marché sans protection sociale organisée par l’État, c’est mettre ensemble les poules sans défense et les renards.

LE POINT SENSIBLE

Les devises mondiales actuelles (dollar, euro, yen) sont conçues pour exploiter le marché, et comme elles ont une grande volatilité, elles ne correspondent plus aux valeurs réelles, sinon par la force des armes, la crédulité et les craintes des populations.

Pour beaucoup de gens, c’est l’argent qui manque. Alors, devant cette rareté artificielle, des communautés indigènes recourrent au troc. Je peux en donner bien des exemples.

D’abord le réseau Purépecha de Troc et les 15 communautés riveraines du lac Patzcuaro qui ont 10 ans de pratique continue.

Puis les entreprises urbaines établies qui génèrent leur propre système IBS, “d’Inter-Echange de Bien et Services” (il y a 500 entreprises à Guadalajara qui utilisent le point IBS).

Et les associations locales qui conjuguent le DIF (Développement Intégral de la Famille), la Croix-Rouge et des entreprises socialement responsables pour établir d’abord un marché local (le Bazar), et ensuite un bon qui circule sans but lucratif comme le “Cajeme”, ce qui se traduit par “encaissez-moi”. Il s’agit d’une monnaie municipale inventée dans la ville de Obregon, dans l’État de Sonora. Parmi les initiatives pionnières, il faut citer le bon multitroc, le “tlaloc”, qui est le symbole de valeur sans but lucratif. Il permet, dans la Vallée de Mexico et ses alentours, l’échange rural-urbain entre producteurs, commerçant et utilisateurs, élargissant de façon complémentaire la microéconomie, sans usure ni inflation.

Citons aussi le bon appelé “Bonito” créé par le réseau Viva la Tierra (=Vive la Terre) à Cuernavaca et la carte intelligente élaborée pour les mêmes buts par la fondation Ahora (=maintenant) à Aguascalientes.

D’autres régions sont également sur le point de commencer leur propre système : à Dolores Hidalgo, le Gto ; à Tlaxcala, le Tlax ; a Parras, le Coah ; a Mérida, le Yuc ; etc. Avec l’appui des autorités locales devait naître au début de 2005, le “Dinamo” dans la Delagacion Magdalena Contreras, comportant un système de troc.

De même que nos voisins Mayas Quichés au Guatemala sont en rain de préparer l’émission d’un “Pop”, ce qui se traduit par “Natte Tissée”.

ÇA BOUGE… PARTOUT DANS LE MONDE

Ceci n’est qu’un aperçu de ce qui bouge et émerge dans ces régions.

Mais partout dans le monde on assiste à la création de systèmes autonomes dans lesquels l’argent n’est pas une forme de lucre mais « information et confiance, formation et responsabilité d’entreprendre », en somme du crédit effectif.

Il y en a des milliers sur les divers continents, depuis les LETS (Local Employment and Trade System) créés il y a vingt ans au Canada, puis en Australie, en Nouvelle Zélande et en Europe, en passant par les clubs de Temps des Etats-Unis, de l’Angleterre, d’Italie et du Japon, jusqu’à ce que se tienne au Brésil, en septembre 2004, la première rencontre des réseaux d’échanges qui utilisent divers types de monnaies sociales, dans à peu près tous les principaux États de ce pays. On peut donc dire qu’il existe en Amérique Latine des laboratoires sociaux sans but lucratif, qui, sous contrôle comunautaire, servent à favoriser les échanges de biens, produits et services là où l’argent est raréfié, c’est à dire dans les couches appauvries.

La monnaie sociale y permet les échanges et fait la liaison entre le producteur et le consommateur, elle est créée là où il en faut et sans exiger d’intérêt.

La société récupère ainsi la capacité de se doter de permis pour unir travail et besoins, donc de résoudre d’une part, le manque d’emploi, et d’autre part, la satisfaction de ceux qui sont dans le besoin.

Cela démarre au niveau cellulaire de la microéconomie locale, passe ensuite au réseau, et de réseaux en réseaux, au niveau moyen.

Et cela va aller en se mondialisant comme une réponse vitale à l’autre mondialisation, virtuelle et fausse.

Ainsi, ce qui est parti du local avec la qualité de vie deviendra évidence devant le massacre occasionné au quotidien par la lutte du plus fort sur la masse des plus faibles.

Une autre économie est possible !

La société civile émerge !

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[1] terme mexicain désignant, à l’origine, les usines de montage installées en grand nombre au Mexique, non loin de la frontière avec les États-Unis, puis dans les pays pauvres en général

[2] Ces dernières années, beaucoup d’usines de ce type ont quitté le Mexique pour se réinstaller en Chine.