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N° 760 octobre 1978

- JACQUES DUBOIN Sa vie, Son oeuvre
NUMERO SPÉCIAL à l'occasion du centenaire de sa naissance

Une éducation... d'un autre siècle
La relève

1925 RÈflexions d'un « Français moyen »
1931 Nous faisons fausse route
1932 La grande relèves des hommes par la machine
1934 La grande révolution qui vient
1934 Ce qu'on appelle la crise
1935 Kou l'ahuri
1935 En route vers l'abondance
1936 Lettre ‡ tout le monde
1937 Libération
1939 Egalité économique
1940 Demain... ou le socialisme de l'abondance
1945 Rareté et abondance
1945 L'économie distrbutive
L'éducation nécessaire
1947 Mesures transitoires - RÈponses aux objections
1951 L'économie politique de l'abondance
1955 Les yeux ouverts
Le «pouvoir d'achat» et le système des «prix-salaires-profits»
Une prophétie : la croissance du chÙmage
1961 Pourquoi manquons-nous de crédits ?
La monnaie distributive
Au fil des jours
Une mesure d'extrême urgence : le salaire garanti par l'Etat
La confirmation des faits
Bibliographie

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Une éducation... d'un autre siècle

« Je suis né dans le premier village de France » aimait à dire Jacques Duboin en marquant un temps avant d'ajouter « quand on vient de Genève ». C'est en- effet à St-Julien-en-Genevois qu'il naquit, il y a tout juste un siècle, le 17 septembre 1878, Son père. issu lui-même, d'une longue lignée de magistrats, y était alors avocat.
Pour bien comprendre un être. il faut d'abord se faire une idée sur la façon dont il a été formé, façonné, dressé. L'éducation, d'un autre siècle, qu'il reçut. explique sans aucun doute sa droiture, la rigueur de son caractère, son courage et son honnêteté devant la vérité. Son père avait en effet une conception qui est absolument impensable aujourd'hui. de la sévérité avec laquelle ses deux fils devaient être élevés pour devenir « des hommes ».

Deux anecdotes aideront à comprendre cette rigueur qui forma leurs caractères :
Son frère Léon eut un jour le malheur d'oser dire (pas à table, bien sur, car les enfants n'avaient pas la parole) qu'il... n'aimait pas le gruyère. Son père estimant que pour faire partout et toujours bonne figure, un enfant doit être capable de manger ce qu'on lui offre, décida que désormais son fils trouverait à chaque repas un morceau de gruyère dans son assiette et qu'il devrait d'abord l'avaler avant de commencer le repas, là où en seraient alors les autres. Tant pis pour lui s'il finissait au moment où on passait le fromage !
Afin que les deux garçons reçoivent la plus grande culture possible, il fut décidé qu'ils seraient deux ans pensionnaires en Allemagne. puis deux ans en Angleterre. Sur les conseils d'un ami. leur père choisit un internat de Königsfeld en Forêt Noire, qui se révéla, en fait, plus une maison de redressement qu'un simple pensionnat. Les jeunes condisciples de Léon le défièrent un jour en lui disant que le fils de vaincus de la dernière guerre était incapable d'un acte de courage, comme par exemple... d'avaler une souris vivante ! Est-ce l'entraînement du gruyère ? Toujours est-il qu'il ne recula pas : il avala bel et bien l'animal vivant... il fut malade pendant plusieurs jours, mais il s'agissait de l'honneur de la France !
De son séjour en Angleterre. Jacques Duboin rapporta le souvenir de cruels « bizutages », une parfaite connaissance des règles du jeu de cricket, et un diplôme d'Oxford « avec distinction en Français ».
Il revint en France pour passer. à Grenoble. le baccalauréat de Rhétorique, puis. à la session suivante. la même année, celui de « Philo-Mathématiques ». Après quoi il alla commencer son Droit à Lyon et le termina à Paris, d'où il revint diplômé de l'Ecole Supérieure de Commerce.
C'est vers une carrière diplomatique qu'il s'orienta tout d'abord. Il fut envoyé en stage comme attaché commercial au Consulat de France à New-York. Il trouva fort peu d'intérêt au travail qui lui fut confié. sans doute pour la bonne raison que le Consul n'occupa jamais son poste : il estimait que c'est par erreur qu'il avait été nommé à New-York  ! Ce peu d'attrait décida Jacques Duboin, à abandonner la carrière pour partir à l'aventure au Canada, un pays dont les immenses possibilités offraient, au début du siècle, tout ce qu'il faut à une esprit créateur. courageux. entreprenant comme le sien.
Réformé pour « faiblesse de constitution » il ne rencontra cependant pas la moindre difficulté quand il se proposa, le 2 août 1914, engagé volontaire, comme simple soldat.
Il a toujours été très discret sur ses faits d'armes. Nous savons qu'il monta trois fois à Verdun et qu'il e n revint avec une blessure, deux citations, la croix (le guerre et le grade de capitaine. Puis, en raison de ses compétences, il fut envoyé au Grand Quartier Général à Chantilly, afin de servir d'interprète entre les commandements alliés. Enfin, il termina la guerre aux côtés du général Estienne, le « père des chars ».
La façon dont il sut tirer la leçon de cette expérience, est peut-être le premier exemple de la portée qu'il savait donner à la logique de ses déductions. De la relève du fantassin par les chars. il sut déduire la conduite à tenir par ceux sur qui reposait l'organisation de la défense du pays. C'est dès le 14 mars 1922, qu'il prononça à la Chambre des Députés, où il avait été élu pour représenter la Haute-Savoie, un discours prémonitoire, incitant le gouvernement à décider la motorisation de l'armée. En voici des extraits :

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La relève

M. Jacques Duboin.- Messieurs, à l'heure où vous voyez les chevaux disparaître presque complètement de la circulation de Paris, sauf dans les endroits où se produisent encore des encombrements qu'ils provoquent toujours, je trouve absolument extraordinaire que l'on conserve encore 158 000 chevaux pour le jour où la patrie sera en danger...
Vous m'avez demandé ce qu'était une armée moderne. Je vais essayer de vous en donner une définition. Une armée moderne,- c'est une armée qui se reconnaît à l'odorat  : elle sent le pétrole et ne sent pas le crottin. C'est une armée où le moteur joue le principal rôle...

M. le Rapporteur général. - Les idées exposées par notre collègue Duboin méritent d'être écoutées. Il peut apparaître ici peut-être comme un précurseur, mais ce sera le seul reproche que l'on pourra lui adresser.
II va beaucoup trop vite...
Il est incontestable que, dans l'état actuel de perfectionnement des moyens de transport ou de destruction, la cavalerie demeure encore une arme ; son emploi s'est, il est vrai, profondément modifié  ; le cheval n'apparaît plus beaucoup comme un moyen de combattre sur le champ de bataille, mais il peut permettre de venir s'y battre dans certaines conditions de rapidité et de puissance considérables et que vous n'êtes pas encore à même de réaliser entièrement avec des tanks ou des chenilles...

M. Jacques Duboin. - Vos observations sont très justes en ce qui concerne le passé, mais je me permets de vous faire remarquer que c'est l'avenir que nous avons en vue, et non pas le passé. Votre cavalerie c'est du passé, tandis que la chenille, non seulement comme arme de combat, mais comme moyen pour tous les véhicules de suivre sur le champ de bataille, est le nouveau procédé permettant de s'affranchir des routes et des chemins de fer. C'est, que vous le vouliez ou non, une révolution...

M. le Ministre de la Guerre. - Vous parlez de moderniser l'armée ; sur ce point, vous devez avoir satisfaction, étant donné qu'en 1918, on prévoyait douze à treize chars d'assaut par division et qu'aujourd'hui nous en prévoyons 74.

M. Jacques Duboin.- Monsieur le Ministre, n'invoquez pas d'arguments de ce genre. Il est certain que vous avez augmenté le nombre des régiments d'artillerie d'assaut, mais au lieu de les conserver à l'effectif régulier, vous les avez fait passer de trois à deux bataillons, de sorte que vous êtes parvenu à avoir le même nombre de chars, mais le double de colonels...
L'apparition sur les champs de bataille des véhicules à chenilles bouleverse dans leurs fondements la stratégie et la tactique et même toutes les institutions militaires.
Parmi tous les facteurs de la victoire, il y en a un qui a dominé tous les autres, vous êtes tous d'accord là-dessus, c'est la mobilité. Vous savez si le maréchal Foch en a magnifiquement joué, précisément dans les circonstances dont parlait tout à l'heure M. de Monicault. Oui, sur les points qui cédaient, notamment à Amiens en 1918, lorsque l'armée anglaise commençait à fléchir, qu'est-ce qui a permis au maréchal Foch de transporter des divisions avec la rapidité que vous connaissez et de les jeter tantôt vers Montdidier, tantôt vers Amiens, tantôt vers le Kemmel ? Ce sont les camions automobiles.
Quelques jours après, lorsque s'est produit ce que vous connaissez, l'affaire du Chemin des Dames, le maréchal Foch reprenait ses divisions et les rejetait du côté de Dormans, de Château- Thierry, et de Châlons. Est-ce que ce sont des hommes à cheval qui auraient permis ce résultat ? Non !..
Qu'importent les lourdes armées du temps d'autrefois, si elles ne peuvent se mouvoir qu'à la vitesse de dix kilomètres par jour ! Vous représentez-vous l'avantage formidable que représenterait une force de 100 000 hommes seulement, mais capable de couvrir 120 kilomètres dans une nuit, avec armes et bagages, n'importe où à n'importe quel moment ?
Le général Estienne, sous les ordres duquel j'ai eu l'honneur de servir, le créateur et le, chef de l'artillerie d'assaut, le général Estienne, un des bons artisans de la victoire - ce n'est pas moi qui le dit, c'est le maréchal Pétain - estime que 100 000 hommes suffiraient pour obtenir les résultats dont je viens de vous parler...

Si ces propositions avaient été adoptées à l'époque, c'est la défaite de 1.940 qui pouvait être évitée. Mais il fallut attendre plusieurs années avant qu'un militaire de carrière, le colonel de Gaulle, reprenne à son compte, cette stratégie dans son livre « Une armée de métier ». Il était alors trop tard pour éviter la catastrophe..

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1925 - Réflexions d'un «Français moyen »

Amené, par son mandat de député, au coeur de la politique de son pays, il se dégage de toute apparie. ,ante pour mieux exercer son esprit d'observation et d'analyse.
Les conséquences de la première guerre mondiale sont loin d'être bien comprises. Pas plus qu'on n'a su prévoir la portée de la révolution dans la stratégie militaire, on ne sait apprécier les retombées économiques et financières des événements récents.
Dans « Réflexions d'un Français Moyen » Jacques
Duboin analyse ces préoccupations générales : la hausse des prix, l'inflation que le monde découvre. Il en tire la conclusion logique.

DANS une petite ville de province, des Français moyens, comme on en rencontre sur toute l'étendue du territoire, se retrouvent chaque soir au café central : un professeur de lycée aux idées avancées, le receveur de l'enregistrement, un notaire, quelques commerçants notables, un vieux docteur, un agent d'assurances, un retraité... Il n'est pas de problème d'actualité qui ne soit abordé et ne reçoive en un tournemain, autant de solutions que de personnes présentes... Le thème général de la conversation est, depuis quelque temps, la vie chère. Alors que tous ne diffèrent, en général, que sur les solutions des problèmes soulevés, ils ne sont jamais tombés d'accord sur les causes qui provoquent la hausse des prix. Un soir, le vieux médecin, qui a beaucoup voyagé, beaucoup lu et beaucoup retenu, prend position et fait connaître sa manière de voir :
« Mes bons amis, commença-t-il, vous me paraissez mélanger, comme à plaisir, un certain nombre de problèmes. Tâchons de les distinguer. Auparavant, permettez-moi à mon tour une question préalable. Estimez-vous que la France se soit enrichie pendant la guerre ?.. A combien estimez-vous la richesse de la France d'avant-guerre  ?.. »
... « En quoi consiste la richesse d'un pays ? En champs, mines, terrains à bâtir, en maisons, usines, stocks de marchandises, navires, chemins de fer, stocks d'or, etc... C'est en quelque sorte le capital. Les évaluations évidemment très approximatives, mais émanant de bons auteurs, faisaient varier l'ensemble de ces richesses entre 250 et 300 milliards de francs. Puis il y a le travail productif de millions de Français qui crée et augmente chaque année le capital du pays. Brutalement la guerre survient, dure quatre années et demie, en provoquant les conséquences suivantes
 » Des millions d'hommes actifs sont arrachés à leur travail productif du temps de paix. Non seulement ils ne produisent plus rien, mais le reste du pays va avoir à les vêtir, à les nourrir, à les armer, pendant quatre années et demie.
 » Les travailleurs restés à l'intérieur vont produire d'une manière intense du matériel de guerre et des munitions qui vont s'évanouir sur le champ de bataille...
 » On va être obligé de consommer tous les stocks de marchandises accumulés pendant les années de prospérité.
 » Enfin, 1 500 000 morts, 1 200 000 mutilés, dix départements détruits, parmi les plus productifs du pays, telle est au lendemain de la tourmente, la situation nouvelle du pays.
 » ... Mais la surprise est grande. Alors que tout le monde devrait être plus pauvre, se restreindre et travailler plus qu'avant-guerre, voici au contraire que bien des gens se croient plus riches. C'est le mirage... Pourquoi ? Parce qu'on a créé de toutes pièces des richesses nouvelles, 35 milliards de nouveaux billets de banque, 60 milliards de bons du Trésor ou de la Défense, des milliards d'emprunts de guerre, des milliards en comptes courants de banque. Au total, des centaines de milliards de richesses fictives ont été jetés dans la circulation. L'apparence est donc que la fortune de la France a doublé, triplé, quadruplé peut-être.
 » Ces fausses richesses ont l'apparence de richesses réelles...
 » La monnaie, les fluctuations de la monnaie, la question des changes sont autant de sujets sur lesquels il serait facile de s'entendre si on ne les compliquait pas inutilement d'un tas de considérations plus ou moins baroques. A quoi sert la monnaie ? A mesurer la valeur des choses. Evidemment, pour mesurer des longueurs, j'ai besoin d'une longueur comme mesure...
 » Si nous voulons comparer des valeurs, il faut nous servir d'une mesure qui soit elle-même une valeur...
 » Alors, pas de grands mots. Dites simplement qu'une monnaie qui n'est pas toujours identique à elle-même n'est plus une monnaie du tout. Une monnaie est droite... ou c'est de la fausse monnaie.
 » En 1914, la plupart des monnaies étaient des monnaies droites... La question du change n'existait pour ainsi dire pas, puisqu'il suffisait de les mettre en présence pour les mesurer...
 » Mais comme nous n'avons plus d'or, puisque la guerre a eu ce résultat que tout l'or est allé dans les pays neutres et surtout aux Etats-Unis... Les billets de banque, ceux que l'on pouvait échanger librement et à vue, s'élevaient avant la guerre à environ 6 milliards. C'était la circulation de la France. Aujourd'hui cette circulation dépasse 40 milliards. Bien entendu, les billets actuels ne sont pas échangeables contre de l'or - au porteur et à vue - mais ils circulent toujours comme s'ils étaient identiques aux premiers...
 » Quelle période intéressante que celle que nous vivons ! Nous avons vécu et vivons encore l'événement le plus formidable de l'histoire économique du monde civilisé, car si dans l'histoire les fluctuations de la monnaie ont été fréquentes, jamais on ne vit oscillations semblables à celles qui se produisent depuis 1914. Elles ont revêtu un caractère de violence inouïe dont les conséquences sont prodigieuses. Tantôt vous les voyez stimuler la production, tantôt, au contraire, elles la paralysent complètement !..
 » Depuis 1914, l'inflation a sévi dans presque tous les pays, et partout les mêmes phénomènes ont été observés...
 » L'inflation ! Mais qui peut la reprocher sérieusement à un gouvernement engagé dans une guerre longue et coûteuse  ? Le 2 août 1914, on proclame le « cours forcé » des billets, c'est-à-dire que personne ne pourrait exiger de l'or en échange du billet de banque. Dès cet instant, le pays était prévenu que l'inflation allait commencer. En fait, le billet de banque se muait en un simple effet moratorié et nous pénétrons de plain-pied dans un régime d'instabilité monétaire ».

(Extrait de « Réflexions d'un Français Moyen »)

Ce premier livre attira pour son auteur l'intérêt du Président du Conseil A. Briand qui lui offrit, aux côtés de Joseph Caillaux, le poste de Sous-Secrétaire d'Etat au Trésor.
Porté ainsi au centre même de la gestion économique et financière du pays, il approfondit son analyse. dont l'originalité déroute. Mais' il estime de son devoir de faire partager sa compréhension des événements et, à ses frais le plus souvent, il publie une série d'ouvrages dont rien que les titres suffisent déjà à coin. prendre l'évolution de sa pensée
 :

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1931 - Nous faisons fausse route

Les progrès techniques font plus que changer les méthodes de la guerre, ils en bouleversent aussi le sens. Tout en la rendant plus meurtrière. ils la rendent inutile :

...ALORS quel bénéfice peut rapporter l'emploi de la force ? Un tribut? Sa perception serait plus coûteuse que le tribut ne rapporterait. La dévastation ? Si elle est matériellement possible momentanément (nos régions dévastées du Nord et de l'Est ont été reconstituées en moins de douze ans , elles ont une capacité de production très supérieure à celle d'avant-guerre), elle n'enrichit pas le vainqueur, car il ne détruira pas le potentiel économique qui dépend des richesses naturelles et de l'activité laborieuse des habitants. Pousserait-il la barbarie jusqu'à exterminer la population elle-même ? Mais alors ce sont des clients éventuels qu'il détruirait et ce sont ses propres industriels et commerçants qui en subiraient les conséquences.

(Extrait de « Nous faisons fausse route »)

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1932 - La grande relève des hommes par la machine

Ce titre résume la constatation du bouleversement des rapports de l'homme et de son économie. C'est pourquoi Jacques Duboin le reprit pour le journal qu'il fonda à cette époque. Il créa aussi, avec un groupe de collaborateurs qui se développe très vite, une association dont le but est de répandre ses thèses en faisant réfléchir. Son nom : «  Droit au Travail ».

NE SOYONS PAS UTOPISTES.

...QU'IL soit bien entendu que l'extraordinaire complication des rapports sociaux dépasse, de beaucoup, la force de prévision de l'entendement humain. Vous ne me ferez donc pas tomber dans l'erreur commune des gens qui bâtissent des sociétés de toutes pièces. Les socialistes sont passés maîtres dans l'art d'édifier la cité future, et nos braves attardés de l'économie libérale font comme eux ; ils fabriquent une société composée d'hommes intègres, sages, raisonnables, alors qu'il y aura toujours, tant qu'il existera des hommes, des esprits ardents et inquiets qui se feront des ennemis, des savants qui chercheront à se faire des réputations, des caractères insinuants qui se feront des partisans, et des politiques qui tireront partie des passions de tous les autres.
Si vous me demandez, simplement, dans quelle voie notre société capitaliste pourrait s'engager pour éviter de disparaître brutalement, c'est une autre affaire. Du moment que nous ne vaticinons pas, je veux bien vous confier que je ne vois pas pourquoi la race humaine serait condamnée au travail à perpétuité  ? Ou alors il ne fallait pas la doter d'un cerveau grâce auquel elle oblige la matière à travailler à sa place. Des trésors de patience et d'intelligence ont été dépensés par des générations pour inventer et mettre au point des machines qui, de plus en plus, remplacent le travail des hommes. Nous assistons aujourd'hui à la grande relève des travailleurs par la matière disciplinée et animée d'une force de production.
Ne peut-on concevoir une évolution du capitalisme qui tienne compte de cette relève, sans obliger les troupes qui descendent des lignes à mourir de faim ?
Au cours des siècles passés, tous les hommes, sans exception, étaient mobilisés pour la guerre, incessante et sans merci, que la faim, la soif, le froid font à notre pauvre humanité. Tout le monde devait gagner sa vie au prix de la sueur de son front, et passer tous ses jours dans les tranchées du champ de bataille.
Mais voici que, comme au cours de la grande guerre, la défense s'organise, le matériel vient se substituer, en partie, aux poitrines vivantes. Il faut des effectifs de plus en plus réduits pour tenir les lignes contre cet ennemi héréditaire : la misère humaine. Les hommes sont relevés de la fournaise ; petit à petit ils sont libérés de l'obligation de lutter pour leur vie. Ces soldats qui descendent vers l'arrière, ce sont des libérés, des hommes dont on a plus besoin puisque, sans leur présence au chantier, la communauté possède enfin tout ce qui lui est nécessaire.
Les libérés d'autrefois s'appelaient les rentiers. Aujourd'hui, ce sont les chômeurs. Les uns comme les autres ne sont pas indispensables pour la production des richesses. Jamais les récoltes n'ont été plus abondantes, ni les stocks plus élevés.
Un pays devrait donc être fier du nombre d'hommes dont le progrès permet d'économiser l'effort. Le chômeur, au lieu d'être la rançon de la science, devrait en être la récompense.

(Extrait de « La grande relève des hommes par la machine »)

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1934 - La grande révolution qui vient

Pour comprendre l'actualité, il faut essayer de la mettre à sa place dans l'histoire. « La Grande Révolution qui vient » apporte cet effort de réflexion, en prenant le recul nécessaire pour juger, sans idée préconçue, la portée des événements récents :

...DE la plus lointaine histoire à la fin du XVIIIe siècle, soit pendant 6 000 ans environ, les civilisations qui se succèdent ont un caractère commun : la production des hommes est strictement limitée à ce qu'ils peuvent produire avec leurs bras et, si l'on y ajoute l'énergie du cheval, du boeuf, de quelques roues mues par le vent ou le courant d'une rivière, le total de l'énergie utilisable représente l'équivalent de 2 000 à 4 000 calories par jour et par habitant. Si l'antiquité et même les peuples plus rapprochés de nous connurent quelques machines, celles-ci restèrent à l'état de curiosités scientifiques parce qu'une machine est un cadavre tant qu'on ne lui fournit pas l'énergie qui lui transmet la vie.
Egyptiens, Grecs, Romains, Perses, Chinois, hommes du Moyen Age, de la Renaissance, des XVIIe et XVIIIe siècles, sont, sous le rapport qui nous préoccupe, logés à la même enseigne. Une pièce de terre, pour être mise en culture, exigeait autant d'heures de travail à la mort de Louis XV qu'au temps des Pharaons. les maisons étaient construites à la main  ; les étoffes étaient tissées à la main  ; tout ce qui était utile sortait des mains de l'homme. Comme toutes les richesses avaient cette unique origine, il est clair que la production totale d'une société ne put jamais dépasser la mesure du travail effectif de tous les citoyens. Cependant, au cours de ces 6 000 années, à cet égard si uniformes, certains peuples parvinrent à élever légèrement l'énergie dont ils disposaient.
Cela va leur conférer une supériorité sur leur voisin.
Ne croyez-vous pas que, si certains peuples se sont imposés à d'autres, par la conquête notamment, c'est peut-être parce que l'énergie dont ils disposaient était plus considérable que celle des peuples qu'ils assujettissaient ? Je pense aux Espagnols qui ont fait la conquête des Aztèques et des Incas. Ne serait-ce pas parce qu'ils possédaient des chevaux et savaient se servir de la poudre à canon ? On pourrait peut-être dire qu'une civilisation à 4 000 calories doit supplanter celle qui ne dispose que de 2 000 ! Alors que penser de la nôtre qui dispose peut-être de 140 000 à 160 000 calories par jour et par tête d'habitant, c'est-à-dire près de 40 fois plus qu'au siècle de Louis XIV ? Quelle transformation inouïe et quels bouleversements sociaux !
Inouïe, parce que d'une brutalité extraordinaire, parce que cette révolution s'est faite en 150 années, et à quel, rythme ! Si nous observons qu'au cours de 6 000 années, l'énergie dont disposa l'homme a crû dans le rapport de 1 à 2, je constate qu'il a fallu un seul siècle pour qu'elle passe de 2 à 5 ; puis vingt-cinq années seulement pour qu'elle saute de 5 à 8 enfin elle bondit de 8 à 40 environ au cours des vingt-cinq dernières années que nous venons de vivre.
Cent cinquante années pour passer d'une civilisation où tout était rare, car rien ne sortait que des mains de l'homme, à une civilisation animée par les forces que l'homme avait captées dans le monde extérieur. Autrement dit, car j'y insiste encore, l'humanité a marché pendant des siècles et des siècles à la conquête de l'énergie, puis brusquement, en un temps quarante fois plus court, elle en possède quarante fois davantage. Voilà la cause du désarroi actuel des hommes et des choses, car notre régime social n'a pas tenu compte de cette évolution inouïe. C'est son adaptation à un progrès technique aussi étourdissant qui provoque la révolution qui s'annonce et dont nos esprits bouleversés constatent les signes avant coureurs.

(Extrait de « La grande révolution qui vient »)

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1934 - Ce qu'on appelle la crise

Sa logique et son bon sens font école. Il touche un grand public par ses articles percutants et plein d'esprit, publiés dans le journal « l'Oeuvre ».

Un peuple peut-il avoir intérêt à faire la guerre ? Interrogez un européen moyen, en lui demandant  : « Pourquoi armez-vous ? ».
Il répondra : « De peur des voisins qui peuvent se servir de leurs forces pour envahir mon pays ».
Là-dessus, demandons encore : « Pourquoi envahiraient-ils votre pays ? ».
Réponse : « Parce qu'ils veulent s'emparer de mes richesses, trouver des débouchés à leurs nationaux, bref parce qu'ils veulent une plus grande place dans le monde ».
Donc, certaines nations convoitant les territoires qui ne leur appartiennent pas, il faut être bien armés pour se défendre, comme elles sont bien armées pour attaquer.
C'est le thème de campagne de presse et de discours politiques retentissants dont le fond est toujours à peu près ceci  : la prospérité d'un pays est intimement liée à sa puissance militaire en fonction, directe, appuient les nationalistes impénitents.
Malheureusement ce truisme est d'une bêtise à faire pleurer : Si la prospérité d'un pays est en fonction directe de sa puissance, les Hollandais, les Belges, les Suisses, les Danois, etc... sont condamnés à la misère...
D'autre part, qui voudra bien m'expliquer comment on peut s'emparer par la force de la fortune, de l'industrie, du commerce, de l'agriculture, en un mot de la prospérité d'une autre nation?
Car si la force est impuissante à se procurer tout cela, à quoi bon se servir de la force?
Autrefois, oui, du temps de Rome et pendant toute l'antiquité, la conquête procurait des avantages au vainqueur. Celui-ci pouvait exploiter le territoire conquis, à son profit ou à celui de ses sujets. On réduisait les vaincus à l'esclavage, on enlevait les femmes, les fruits de la victoire n'étaient pas un, vain mot. Au Moyen-Age, la guerre de conquête se justifiait encore par la possibilité de s'emparer d'un riche butin : or, argent, meubles précieux ; on pouvait ainsi partager le territoire du vaincu entre les féaux du vainqueur, comme le firent les Normands au moment de la conquête de l'Angleterre, mais aujourd'hui ? Le vainqueur a déjà trop de stocks qu'il ne peut pas écouler, va-t-il chercher à les grossir; encore des stocks du vaincu ?
Où est donc le bénéfice que peut rapporter l'emploi de la force ? La dévastation ? Elle est possible momentanément mais elle n'enrichit pas le vainqueur. En fait, elle ne détruit pas le potentiel économique du vaincu, car celui-ci dépend des riches ses naturelles et de l'activité de ses habitants.
L'exemple de nos régions dévastées, remises en état à une échelle beaucoup plus grande, en quelques années seulement, démontré l'inutilité de ces destructions systématiques auxquelles, se complaisent les barbares. Se contentera-t-on d'exterminer la population ? C'est autant de consommateurs éventuels que supprime le vainqueur au détriment de ses propres industriels et commerçants.
Pour peu que nous regardions autour de nous, nous voyons tous les grands peuples en face du même problème : éviter la misère qui les gagne à l'heure où chacun d'eux s'installe dans l'abondance. Les mêmes difficultés assaillent les Américains, les Allemands, les Italiens, les Anglais, les Français, etc...
Tous ces peuples sont au pied du mur et ne peuvent esquiver plus longtemps la solution logique que comporte la situation.
Quant à résoudre les difficultés en cognant sur le voisin, ce n'est certes pas une éventualité à exclure, mais c'est de beaucoup la plus stupide et la plus criminelle.

(« L'Oeuvre » du 2 juillet 1934 et «  Ce qu'on appelle la crise »)

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1935 - Kou l'ahuri

Quel manque de bon sens de ne pas voir l'absurdité qu'il y a à maintenir un régime de rareté quand existent les moyens potentiels de l'abondance ! Pour mieux le faire comprendre, Jacques Duboin imagine un ingénu venu d'un lointain pays pour observer la situation de la France et en faire, ahuri, le récit à son père.

Troisième lettre de Kou à son père :
Kou, au retour de son tour de France, rend compte de ses observations à ses amis. Il veut savoir comment la misère peut naître de l'abondance. On lui dit que c'est la conséquence d'une discipline prônée par des doctrinaires qui vivent dans l'abbaye de la Sainte-Economie. Kou visite cet ascétère.

«AU retour de mes pérégrinations, ma première visite fut pour Adéodat à qui je fis un compte rendu fidèle de ce que j'avais vu. Il parut si peu surpris que son attitude m'exaspéra.
- Tes compatriotes, lui dis-je, sont fabuleusement riches, riches à un degré insoupçonné. Mais ils vivent comme s'ils étaient tous prodigieusement pauvres. M'expliqueras-tu pourquoi ils ne consomment pas tout ce que leur sol produit, tout ce que leurs usines fabriquent ? Pourquoi se privent-ils ? Ont-ils peur de se servir  ?
- Kou, me répondit Adéodat, tu viens de le dire : ils n'osent pas se servir, parce qu'ils se croient tous pauvres. On le leur dit, on le leur démontre et on les empêche de se servir.
- Qui donc, répliquai-je, peut abrutir ainsi le peuple le plus spirituel de la terre ? De grâce, dis moi quels sont ceux qui vous condamnent à la misère ?
- Qui ? réplique Adéodat, mais ce sont ceux qui endoctrinent les dirigeants et les dirigés.
Devant ma stupeur, Adéodat continua :
- C'est très simple. Il s'agit d'un ensemble de doctrines qui sont pieusement et jalousement conservées dans l'abbaye de la Sainte-Economie. Certains des nos maîtres éminents de la Faculté de Droit y vont faire, chaque année, une retraite salutaire qu'ils appellent leur cure de rajeunissement. Je vais essayer d'obtenir de l'un d'eux, en ta faveur, un permis de pénétrer chez ces cénobites qui vivent dans l'étude et le recueillement, car l'entrée de l'abbaye est interdite aux profanes.
Adéodat se mit en campagne...

Kou est introduit dans le sanctuaire où le guide le Père Visiteur. Ils pénètrent dans la grande bibliothèque de l'Abbaye de la Sainte-Economie, aux tables couvertes de papiers, aux coins remplis de piles de livres jusqu'au plafond.

- Mais, fis-je remarquer, comme il fait sombre ! Pourquoi a-t-on placé les lucarnes si haut qu'elles éclairent à peine ?
- C'est, me dit-il, que les gens qui sont ici ne doivent pas s'intéresser à ce qui se passe ailleurs. C'est la règle, et, pour qu'on l'observe facilement, les carreaux sont à des hauteurs inaccessibles. Tenez, prenons à gauche et entrez avec moi dans la grande salle de travail de ces Messieurs.
- Mais, dis-je, je ne vois que de vieux auteurs, votre collection d'ouvrages modernes se trouve donc ailleurs ?
- Ah ! répondit-il avec un sourire, Monsieur Kou voudrait donc voir ici des oeuvres modernes. Qu'il sache que notre abbaye contient exclusivement les oeuvres des économistes qui découvrirent les lois éternelles régissant les rapports sociaux des hommes. Ces économistes vivaient dans le siècle, allaient et venaient comme ils le voulaient à la recherche des fameuses lois. Mais dès qu'ils les eurent découvertes, ils se réunirent ici pour les conserver pieusement. Depuis lors, les économistes sont cloîtrés et vivent en cénobites avec tous les matériaux qu'avaient accumulés leurs maîtres vénérés. A partir de ce moment-là, aucun, document étranger n'a été autorisé à pénétrer ici, car il risquerait de souiller le monument élevé par Saint- Jean-Baptiste (Say) et ses disciples. Oui, jeune homme, pas un livre n'est entré ici depuis 1880...

*

LE fameux « laissez faire, laissez passer » a été scrupuleusement observé, comme dans la jungle, et il aboutit à l'effrayant désordre auquel nous assistons et que je dépeins ainsi : Deux pyramides qui s'élèvent parallèlement sans arrêt : l'une est celle de la production des choses utiles aux hommes, l'autre est celle des besoins inassouvis. On crie de faim devant une table bien servie et l'on couche dans la rue en contemplant des appartements vides. Puisque vous m'invitez à faire la critique de cette doctrine, je vous dirai qu'elle ne tient pas compte des progrès inouïs que réalise la technique. Depuis cinquante ans à peine, ils renversent vos prévisions et vos doctrines, car d'où peuvent procéder tant de faits contradictoires ?
Les hommes, ayant réussi à capter l'énergie qui dormait dans la nature, utilisent aujourd'hui les forces inépuisables qu'ils tirent de la houille, du pétrole et des chutes d'eau. Grâce à leur intervention, tout l'outillage construit par les hommes s'est mis à produire en quantités énormes, de sorte que trente millions de travailleurs se croisent déjà les bras. Ils sont inutiles puisque des milliards de chevaux-vapeur travaillent à leur place. Mais, comme ceux-ci ne travaillent pas pour eux, voilà ces hommes condamnés, avec leur famille, à une misère pire que celle que connaissent les sauvages, tandis que les produits s'entassent inutilement et qu'on commet même le crime de les détruire.
...Mon mauvais esprit se refuse d'absoudre le dardanariat honni par les auteurs latins et qui consistait à détruire une partie des récoltes pour faire monter les prix, c'est ainsi que la production inouïe des richesses dépassant les besoins solvables, on n'hésite pas à anéantir cet excédent. J'ai apporté avec moi des chiffres qui sont d'ailleurs très au-dessous de la réalité. En quelques mois, dans le monde, on a brûlé volontairement 886 000 wagons de blé. C'est à peu près la consommation annuelle de tous les Français. On a détruit 144 000 wagons de riz ; 6 millions de porcs, 600 000 vaches ont été massacrées et soustraites à la consommation des Américains. On a agi de même au Chili et en Argentine pour 55 000 moutons. Des milliers et des milliers de tonnes de viande conservée ont été brûlées. L'orge et l'avoine ont servi de combustibles au Canada et le coton en Egypte. Le Brésil a noyé en vue de ses côtes, 32 millions de sacs de café, etc... J'allais oublier le sucre, 13 millions de tonnes de canne à sucre ont été brûlées à Cuba... Ces montagnes de sucre brûlé étaient destinées à faire monter le prix du sucre. Savez-vous ce qu'il vaut sur le marché mondial ?..
Ne voyez-vous donc pas que ces destructions de produits nécessaires à l'existence de millions de familles ne sont faites que pour ressusciter un profit que tue l'Abondance ? Que ce régime social exige, pour que les produits aient de la valeur, qu'il existe toujours des besoins insatisfaits : donc toujours indéfiniment, des malheureux  ?..
Il ne peut pas y avoir de surproduction tant que des millions de familles manquent du nécessaire. Je consens qu'il peut y avoir surproduction sur un seul article : les cercueils.

(Extraits de « Kou l'Ahuri »)

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1935 - En route vers l'abondance

Ce livre en deux volumes contient six lettres adressées à un cultivateur et publiées dans la revue « Terre Libre ».

PUISQUE, par l'intermédiaire de La Terre,on me fait l'honneur de me demander de t'écrire quelquefois, je vais commencer par te raconter une histoire qui, j'espère, réussira à t'intéresser.
Il était une fois un brave cultivateur qui se donnait beaucoup de mal, avec sa femme, ses fils et ses filles. Tous travaillaient de bon coeur aussi longtemps qu'il était nécessaire, et souvent dès le lever du soleil. Leur principal souci était de faire pousser du blé.
Autrefois ce cultivateur trouvait moyen de récolter chaque année 200 sacs de blé. Sa famille et lui vivaient simplement, mais en joignant tout de même les deux bouts. Mais, outre qu'il était travailleur, notre homme était intelligent. Il apprit à sélectionner les semences, à utiliser les bons engrais, à se servir de moyens mécaniques. Cette année, ce n'est pas 200 sacs qu'il a récoltés, mais 400 sacs d'un blé superbe. Il a donc trouvé moyen de doubler le résultat qu'il obtenait péniblement autrefois. Il devrait être heureux et content. Tout au contraire, il est malheureux et sa situation lui donne des inquiétudes qu'il n'a jamais connues. Au lieu de marcher, grâce à son labeur, sur le chemin de la fortune, il s'aperçoit avec terreur qu'il se dirige vers la misère.
Cultivateur, mon ami, cette histoire ne paraît pas te surprendre, et c'est à croire que tu la connais déjà. Bien mieux, tu l'as vécue toi-même. Si, au lieu de m'adresser à ceux qui cultivent du blé; je la raconte à des; vignerons ou à des betteraviers, ou aux hommes qui font pousser des choux, des carottes, des navets, des primeurs, ma petite histoire n'aura pas plus de succès. Eux aussi la connaissent pour l'avoir vécue. C'est donc vraiment qu'il y a quelque chose qui ne va plus. Il y a quelque chose de changé dans le monde.
Surtout ne va pas t'adresser à ceux qui t'ont poussé à produire en te chantant l'hymne à la production. Tu as suivi leurs conseils à la lettre, mais ils ont oublié, eux, de s'acquitter de leur rôle : il consistait à faire en sorte que la ruine ne vînt pas couronner tes efforts...
...Cultivateur ami, j'insiste à nouveau pour que tu gardes ton sang-froid en face des incohérences que tu entends dire et que tu vois faire. Surtout ne t'imagine pas que les manifestations de violence puissent aider à résoudre le problème. Ne va pas envahir ta sous-préfecture et causer quelque inutile émotion au fonctionnaire qui l'occupe : il n'est pour rien dans l'énormité des événements dont nous sommes les témoins. Ton député non plus, d'ailleurs. C'est toi qui l'as choisi et, neuf fois sur dix, tu as choisi un brave homme. Ne le rends pas responsable d'un bouleversement que l'on constate, au même moment, dans tous les grands pays du monde. Mais il faut essayer de lui faire comprendre ce qui se passe, et lui reprocher les lois d'assainissement sur le blé et sur le vin, s'il les a votées. Assainir... en faisant le vide, c'est un travail d'aspirateur de poussière et non pas de législateur. Et s'il ne comprend pas, il faut qu'il s'en aille pour faire place à quelqu'un qui comprendra que les seuls bénéficiaires de la pauvreté des hommes (par la rareté des produits) se cramponnent égoïstement au passé qu'ils voudraient faire revivre.
Enfin il existe une autre raison de te prêcher le calme : c'est qu'il est bien inutile d'aller offrir ta poitrine au tir des armes automatiques. Tu connais leur, puissance pour t'en être servi pendant la guerre  ! Rappelle-toi que le progrès technique, entre les mains des hommes, a été utilisé pour leur bien comme pour leur mal. Ceux qui te disent de descendre dans la rue et d'élever des barricades sont des gens de 1848 ! Ils retardent aussi fâcheusement que ceux dont tu subis la loi.
Dis-toi qu'il n'y a plus place aujourd'hui dans tous les grands pays modernes, que pour deux partis politiques : ceux des partisans de l'abondance  ; celui des bénéficiaires de la rareté.
Les partisans de l'abondance proclament que l'homme est mis au monde pour vivre, et qu'il doit travailler dans la mesure où c'est encore nécessaire. Ils réclament donc leur part de travail, leur part de loisirs, leur part dans la richesse produite grâce au patrimoine scientifique qui nous appartient à tous indistinctement.
Les partisans de l'abondance ne parleront jamais de surproduction tant qu'il y aura des êtres humains qui manqueront du nécessaire.
Les bénéficiaires de la rareté veulent artificiellement recréer de la rareté qui permet le profit. Ils parlent de surproduction alors que celle-ci ne peut exister que si l'on regarde les choses sous l'angle du profit. Or l'abondance tue le profit ! L'abondance a fait son entrée dans le monde et bouleverse tous les petits calculs égoïstes qui, jusqu'à ces derniers temps, dirigeaient les actions de la plupart des hommes.

(Extrait de « En Route pour l'Abondance »)

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1936 - Lettre à tout le monde

Le Front Populaire essaie de résoudre la crise. Il n'y parviendra que s'il prend conscience de l'étendue de la transformation nécessaire.

...CERTES, nous ne nous dissimulons pas la lourde tâche incombant au gouvernement issu de la majorité de ceux qui veulent que ça change ; et nous supposons qu'il se décidera bien à expliquer nettement au pays que la transformation espérée ne peut pas résulter des errements d'autrefois.
Déjà on parle avec insistance d'un grand programme de travaux publics. Ceux-ci, certes, sont indispensables à la minute où l'initiative privée ne peut plus les entreprendre faute de profit. Mais si l'on espère les financer d'une manière orthodoxe, nous ne voyons pas bien comment on y réussira. Aucun pays n'a jusqu'ici pu réveiller l'activité économique sans des entorses répétées au régime basé sur les échanges et le respect des contrats. Les prédécesseurs du nouveau gouvernement furent obligés de s'engager dans cette voie car ils n'avaient réussi ni à équilibrer le budget, ni à empêcher l'or de sortir des caves de la Banque de France.
L'orthodoxie pratiquée par les orthodoxes a fait faillite.
Nous supposons que ceux qui veulent que cela change ne nous ramènent pas l'orthodoxie.
De sorte qu'il faut leur' faire confiance en tenant compte des difficultés à vaincre et qui, en grande partie, proviennent d'un corps électoral insuffisamment renseigné sur l'étendue de la transformation qu'il réclame sans s'en douter...

(Publié dans « La Grande Relève  » du 16-5-1936)

...ON nous excusera de toujours ramener le problème économique à ces données essentielles : des hommes qui ont du travail et qui, grâce aux machines, peuvent produire tout ce dont le pays a besoin ; et à côté d'eux, des hommes privés de tout, eux et leur famille, simplement parce qu'on n'a plus besoin d'eux.
Qui ne voit que cette situation ne peut pas durer et qu'elle nous conduit tous à la misère dans l'abondance ?
« Faites tourner les machines à votre profit », disent quelques-uns aux ouvriers qui se croisent les bras. On oublie simplement que dans le régime actuel, cette solution n'en est pas une. Si les ouvriers fabriquent des produits, ils seront bien obligés de les vendre. Croit-on qu'ils y réussiraient avec plus de succès que le patron ? Oui peut-être, dans quelques cas où le patron est encore dans un secteur privilégié, mais dans tous les autres ? C'est la clientèle qui manque, ce sont les consommateurs qui ne peuvent plus acheter.
Or le producteur qui ne peut pas vendre rejoint dans la misère le consommateur qui ne peut pas acheter. Et les ouvriers maîtres de la production n'arriveraient pas plus à l'écouler, dans le régime actuel, que les patrons eux-mêmes.
On voit ici que tout le monde, patrons, ouvriers, chômeurs, a intérêt à transformer un régime économique qui bientôt ne fonctionnera plus au profit de personne et auquel nous devons déjà cinq années de crise.
Les revendications professionnelles ne sont qu'un aspect du drame qui se joue dans tous les pays supérieurement équipés  : la déflation des salaires que nous avons combattue au «  Droit au Travail » n'a rien réglé, contrairement à ce que certains supposent ; la hausse des salaires entraînera la hausse du prix de la vie, ce qui ne permettra pas au consommateur d'acheter davantage.
Le seul problème aujourd'hui est celui du consommateur. Car, avec les moyens de production dont dispose la France, il est possible de produire davantage, de vaincre définitivement la misère et de créer le bien-être pour tous les Français.
Va-t-on l'exiger sur l'heure du gouvernement qui s'installe aujourd'hui  ?..

(Publié dans « La Grande Relève  » du 7 juin 1936)
(Extraits de « Lettre à tout le monde »)

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1937 - Libération

Avant-propos de la deuxième édition.

CE livre a été écrit en 1936. A cette époque, pas plus qu'aujourd'hui, le public ne discernait clairement le sens ni ne soupçonnait la portée de ce que les économistes distingués appelaient la Crise. Il s'agissait de lui expliquer que les troubles économiques et sociaux dont le monde était le théâtre, provenaient des transformations immenses que les nouvelles méthodes de production, issues du machinisme, provoquaient dans l'existence des hommes. Depuis que l'humanité avait fait la conquête des forces élémentaires de la nature, elle réussissait à les mettre à son service, dans des proportions si gigantesques, que la machine, bientôt, libèrerait l'homme de son labeur millénaire. Nous étions impliqués dans une révolution comme le monde n'en avait jamais connu : c'est un nouvel âge de l'humanité qui commence  : celui de l'abondance et des loisirs.
Mais de considérables réformes de structures s'imposaient, sinon les pays supérieurement équipés glissaient infailliblement à la misère et à la guerre : cela se démontrait comme une proposition d'Euclide.
Dédaigneusement, les économistes classiques haussèrent les épaules. Et l'excédent d'énergie créa une abondance d'armements, pour lesquels il ne restait plus qu'à trouver des débouchés...

*

...Les progrès du machinisme se sont précipités pendant la guerre à une cadence plus rapide encore qu'en temps de paix. On remplaçait les hommes mobilisés par de nouvelles machines, et personne ne craignait plus de sur-produire puisque l'ennemi se chargeait de tout détruire.
Les moyens de production sont donc plus puissants pue lamais, et. si l'on s'obstine à conserver notre mode de distribution des biens de consommation. les cohortes de sans-travail seront plus nombreuses qu'elles ne l'ont lamais été. Et le chômage des travailleurs entraînera celui des patrons. Le monde retombera dans une misère stupide...

*

Les analyses et les propositions de Jacques Duboin furent combattues de tout côté, de l'extrême-droite qui lui reprochait son communisme, aux communistes qui lui reprochaient d'aller au-delà de Marx. Il tint à se situer lui-même clairement par rapport aux doctrines en vigueur...

...A l'exception de Stuart Mill et de Bastiat, les économistes libéraux semblaient se contenter d'un corps de doctrines finissant par perdre contact avec l'évolution qui s'effectuait sous leurs yeux. Marx rompt délibérément avec l'abstraction et cherche, dans l'histoire, la preuve qu'il n'est pas possible d'isoler les questions économiques des institutions sociales politiques et juridiques.

KARL MARX (1818-1883) a fait le tour de toute la science économique. Il est donc impossible de présenter sa doctrine complète, car elle forme un ensemble monumental. Il faut se borner à ceux de ses raisonnements dont la puissance anime et soutient toutes les parties de ce vaste système dont l'ambition est d'être l'expression des réalités.
Marx le précise nettement dans le manifeste communiste : ses conceptions ne sont que l'expression générale des conditions de fait données, elles reposent donc sur l'observation des faits économiques qui fourniront l'explication de tous les rapports sociaux, non pas de ce qu'il y a de plus juste ou de plus fraternel, mais simplement ce qui est et ce qui sera. Le socialisme de Marx est construit sur le matérialisme historique qui lui permet de s'évader des limites étriquées que l'on donnait, jusqu'alors, à la science économique. Celle-ci tendait à prendre un caractère abstrait, et comme la géométrie, à se réduire à quelques théorèmes ne tenant compte d'aucun des problèmes nouveaux que le progrès technique allait poser tous les jours.
Il paraît donc indispensable de compléter la théorie de Marx, car si la valeur d'une chose peut encore se mesurer à la quantité de travail qu'a exigé sa création, il est clair que ce n'est plus uniquement du travail humain. A celui-ci est venu s'ajouter celui des chevaux-vapeur dans une proportion toujours grandissante.
Le patron continue bien a acheter le travail de l'ouvrier contre la quantité de substances dont celui-ci a besoin pour pouvoir continuer à travailler. Mais il achète encore le travail des chevaux- vapeur que lui fournissent la houille, le pétrole, les chutes d'eau qui va actionner son outillage. Et quel prix paie-t-il leur travail  ? Au prix de toute marchandise, c'est-à-dire en principe au prix fixé par la loi de l'offre et de la demande. Et ce prix est très inférieur au salaire qu'il aurait fallu payer à l'ouvrier pour la même quantité de travail, car si le : patron n'avait pas trouvé quelque avantage à cette substitution, il n'aurait jamais eu l'idée d'employer des machines. C'est le désir de réaliser plus de profit qui pousse logiquement le producteur à améliorer son outillage, donc à employer moins de main-d'oeuvre.
Marx ne pouvait pas, en 1867, prévoir l'emploi massif de l'énergie extra-humaine qui allait concurrencer toujours plus âprement ce travail humain dont il parle dans sa théorie de la plus-value. Cela ne change rien, dira-t-on, à la théorie en elle-même, en ce sens que Marx a bien prévu que le patron, désireux de réaliser le plus de profit possible, devait tout naturellement essayer d'augmenter cette plus-value. En effet, Marx n'ignorait pas que le producteur chercherait : soit à payer un salaire moins élevé en obligeant l'ouvrier à s'approvisionner à un économat patronal ; soit à allonger la journée de l'ouvrier tout en lui payant le même salaire ; soit encore en remplaçant les hommes par des femmes et même par des enfants, qui se contentent de salaires moins élevés. On peut donc prétendre que l'emploi de l'énergie extra-humaine rentre dans le cadre de ces mêmes préoccupations. Si Marx n'en parle pas implicitement, il n'a dit mot non plus, et pour cause, ni du système Taylor, ni même de la rationalisation qui, à leur tour, et après la mort de Marx, ont eu comme conséquence d'augmenter la production, tout en diminuant la main-d'oeuvre nécessaire.
Seulement, il s'est produit un fait nouveau : c'est que si le régime poussait le patron à agir de la sorte, il n'allait plus lui permettre de réaliser, et à plus forte raison de conserver, la plus-value définie par Marx.
On ne peut plus en douter puisque toute l'histoire de ces dernières années en fournit la preuve ; nous assistons, au contraire, à une baisse constante de la plus-value, sauf dans le secteur momentanément privilégié, c'est-à-dire celui dans lequel la concurrence ne joue plus, ou quand l'Etat vient en aide au producteur par tous les moyens divers que nous connaissons.
Mais si cette baisse ne pouvait pas être prévue dans la théorie de la plus-value, elle découle cependant des prémisses mêmes dont Marx s'est servi pour échafauder son raisonnement.
Reprenons donc à la base : Marx, très judicieusement, part de l'échange, constituant la base de notre régime économique. Le salaire de l'ouvrier, dit-il en substance, n'échappe pas à la loi de l'échange. C'est le patron qui achète la force de travail de l'ouvrier pour en disposer à son gré  : il a payé la main-d'oeuvre à son juste prix, car on entend par là sa véritable valeur d'échange. C'est la faute du régime s'il en est ainsi, mais dans le régime il ne peut en être autrement. Jusqu'ici le raisonnement est impeccable, mais il ne doit pas s'arrêter là. La loi de l'échange joue encore pour la plus-value tant que nous restons dans le régime. En effet, grâce au travail de ses ouvriers, le patron est à la tête d'un stock de produits fabriqués qui est sa propriété  : que va-t-il en faire ? - Le consommer lui-même ? - Jamais de la vie, car ce n'est pas pour cela qu'il a fait fabriquer ces produits. Il va chercher à les écouler dans le public, c'est-à-dire à les vendre pour les transformer en argent. Mais là encore c'est la loi de l'échange qui va intervenir, car vendre, c'est échanger un objet contre de l'argent. De sorte que la plus-value de Marx ne constitue un profit que si le produit est vendu au-dessus de son prix de revient. C'est là précisément que la plus-value va s'évanouir dès que baisse la capacité d'achat. La plus-value du patron, telle que la définit Marx. n'est donc plus qu'un profit en puissance. Pour la réaliser, il faut essentiellement eue le revenu national le permette, car il représente la masse de capacité d'achat des consommateurs. Et qui crée cette masse de capacité d'achat ? On sait que c'est la production elle-même.
Pourquoi crée-t-elle moins de capacité d'achat qu'au temps où vivait Marx ? En raison de l'emploi intensif des chevaux-vapeur, le travail de ces derniers a permis d'actionner un outillage qui a créé des produits en regard desquels il n'est plus possible d'inscrire, proportionnellement, la même capacité d'achat qu'autrefois. On doit inscrire aujourd'hui une capacité d'achat beaucoup moindre : elle correspond au prix payé aux producteurs d'énergie, aux constructeurs de matériel et à l'amortissement de celui-ci ; au prix payé aux producteurs d'engrais, etc... La production scientifique remet proportionnellement en circulation moins d'argent que la production du temps de Marx. De sorte qu'apparaissent les stocks invendus entraînant la disparition rapide de la plus-value.

(Extraits de « Libération »)

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1939 - Egalité économique

L'inégalité des conditions de vie est la cause des désordres sociaux, alors que les classes sociales n'ont jamais eu un caractère définitif. « A chacun selon ses ouvres, à chacun selon son mérite ), sont des formules périmées correspondant à l'économie de la disette. On prétend que la compétition s'impose à tous les êtres vivants, mais la solidarité aussi est une loi naturelle. La vie sociale tend vers une morale toujours plus haute, donc vers plus de justice. L'échange, indispensable à l'époque de la rareté, développait l'inégalité, mais la science, en triomphant de la disette, amène l'égalité économique qui permet la fraternité :

...VOUS vous souvenez que Jean-Jacques Rousseau distinguait deux sortes d'inégalités : l'une, physique ou naturelle, consistant dans la différence d'âge, d'intelligence, de taille, de santé, de forces du corps ; l'autre, qu'il appelle morale ou politique, comme l'inégalité de richesse, de puissance, etc... La première étant naturelle, il n'y a pas lieu de chercher la source. La seconde, consistant dans les différents privilèges dont jouissent quelques-uns au préjudice des autres, ne devrait paraître naturelle qu'à ceux qui en bénéficient, puisque, comme disait Pascal, le titre par lequel le riche possède des biens n'est pas fondé sur la nature mais sur un établissement humain...

*

...Tous les êtres humains ayant un droit égal à la vie, et le bien-être de l'individu étant indispensable pour qu'il puisse satisfaire ses besoins intellectuels et moraux, la société doit assurer la sécurité matérielle de tous ses membres, afin de permettre à chacun d'épanouir librement sa personnalité...

*

Ainsi s'esquisse une transformation des rapports de la société :

...J'espère que vous ne vous écrierez pas : mais c'est l'Etat totalitaire ! Vous commettriez une erreur de forte taille car il s'agit, au contraire, de l'Etat utilitaire, le seul qui corresponde au régime de l'Abondance. Il est aussi impossible de les confondre que de prendre le jour pour la nuit.
Dans l'Etat totalitaire, l'individu n'est rien et l'Etat est tout. Dans l'Etat utilitaire, l'Etat assure, au contraire, la liberté de l'homme en l'affranchissant de toutes les servitudes matérielles.
Il faut considérer l'Etat totalitaire comme un accident survenant chez les peuples qui n'ont pas su accomplir, en temps utile, les réformes de structure nécessaires. C'est la force tyrannique que revêt le capitalisme lorsque l'automatisme dont il est si fier ne fonctionne plus. Au moment où je vous écris, l'Allemagne, l'Italie, le Japon, le Portugal sont des Etats totalitaires ; l'un quelconque de ces pays a-t-il fait de la production une fonction sociale ? Non  ; chez tous, le régime de la production individuelle et de l'échange est toujours en vigueur. Ces Etats ont essayé de résorber le chômage, non pas en le répartissant sous forme de loisirs, mais en obligeant les chômeurs à fabriquer du matériel de guerre ; ils ont assumé le ravitaillement en matières premières, mais simplement parce que leur commerce international n'était plus praticable ; ils ont fabriqué des crédits, mais sans gager la monnaie sur la production, donc, sans créer eux-mêmes les revenus de leurs nationaux. Aucun pays totalitaire n'est jusqu'ici utilitaire !
L'Etat utilitaire n'a jamais fonctionné dans le monde et l'on aurait la prétention de proclamer sa faillite ! Certains poussent l'aveuglement ou le cynisme jusqu'à le confondre avec l'Etat capitaliste! Voyez, disent-ils, comme il est fou de compter sur l'Etat pour qu'il vous fasse vivre.
- Parbleu, l'Etat, tel que nous le connaissons, prélève sur les uns ce qu'il donne aux autres et ne peut pas faire autrement. Mais en sera-t-il ainsi lorsque l'Etat produira des richesses grâce à l'équipement dont il disposera et au travail que lui fourniront les citoyens ?
L'Etat utilitaire fournit à l'individu tout ce qui lui est utile et lui permet ainsi de vivre en homme libre. Je dis bien : en homme libre, car n'est libre que l'être qui est débarrassé du souci de l'existence. N'a le pouvoir d'agir et ne jouit pleinement de l'existence que celui qui n'a plus l'angoisse du jour qui vient.
Craindrait-on que l'Etat utilitaire n'abusât de son autorité  ? Voilà que l'on retombe dans l'Etat totalitaire où l'homme est dispensé de tout effort intellectuel ; où haines, enthousiasmes, passions, grandeur, lui sont imposés par l'Etat tout-puissant ; où l'on brûle les livres, où l'on persécute les gens pour leur religion.

(Extraits de « Egalité économique  »)

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1940 - Demain...

LA GUERRE.

QUELLES sont les causes réelles de la guerre  ? La plupart des gens s'attachent aux événements politiques, s'évertuant à donner tort à leurs adversaires afin de pouvoir donner raison à leurs amis. Parmi les acteurs du drame, pas un qui ne soit intimement persuadé de sa propre innocence et convaincu de l'écrasante culpabilité de ses adversaires. On met déjà en avant une succession d'événements politiques qui doit tout expliquer. D'autres répètent que c'est la faute collective de tout un peuple, car il a voulu la guerre. Comme si un peuple avait jamais été partisan de la tuerie  ! Quel gouvernement a osé faire plébisciter une déclaration de guerre par les combattants, les épouses et les mères  ? Hélas ! d'autres trouveront tout naturel que la jeunesse soit fauchée tous les vingt ans ! Passons. Cette guerre (39-45) comme toutes celles qui ensanglantent le monde, a eu des causes économiques qui se cachent sous les faits politiques. Est-il bien difficile de les découvrir à. la lumière de la révolution mécanicienne que nous vivons ? Est-il besoin de rappeler que tout l'équilibre économique du 19e siècle était fondé sur les échanges commerciaux et complémentaires entre des pays européens fortement industrialisés, et un monde extra-européen fournisseur de matières premières  ; et que le moment était arrivé où les pays fortement industrialisés ne pouvaient plus se procurer de matières premières, précisément parce qu'ils avaient industrialisé leurs propres fournisseurs ? Les premiers ne pouvant plus vendre aux seconds, se trouvaient dans l'impossibilité d'acheter ce dont ils avaient besoin ; et les seconds étaient obligés de stocker inutilement ce qu'ils auraient été heureux de vendre. Qui ne comprend pas cela n'a qu'à fermer ce livre. Il aura été acteur ou spectateur du drame le plus formidable de tous les temps, sans se douter de la partie qui se jouait.

...ou le socialisme de l'abondance

LE socialisme ne consiste ni dans un changement de personnel (toutes choses restant en l'état) ; ni dans la confiscation de l'argent des riches ; ni dans l'agitation des masses populaires ; ni dans la simple conquête du pouvoir ; ni dans l'amélioration du sort des déshérités dans le cadre de la société actuelle ; ni dans la participation de la classe ouvrière aux bénéfices de la classe dirigeante ; ni-même dans le partage des terres, ce qui est une ineptie de première grandeur dans les pays où il n'y a plus de travail pour tout le monde  ; ni dans le changement des gérants de l'appareil de production, etc.. Le socialisme est une organisation nouvelle et permanente, dont l'essence est de remplacer par une seule entreprise nationale la totalité des entreprises privées ; c'est donc l'exploitation collective des moyens de production avec droit individuel et égal aux produits. En d'autres termes le socialisme est l'égalité des conditions économiques de tous les membres de la société : revenu égal à âge égal. Le socialisme ne peut se réaliser que dans une société sans classe, ce qui implique que les échanges n'existent plus, et que production et distribution sont devenues des fonctions sociales.
Contrairement à ce qu'on laisse croire pour effrayer le public, a propriété individuelle subsiste et même se généralise, car tous les habitants du pays n'ont plus seulement la faculté d'y accéder, ils y participent réellement grâce à leurs revenus. Elle s'applique à tout ce qui n'est pas moyen de production ou de répartition : elle englobe donc tous les produits, destinés à l'alimentation, à l'ha
tillement, ainsi que tous les objets mobiliers nécessaires au bien-être ; sans en excepter les maisons d'habitation avec le confort maximum qui puisse être réalisé. Bref, meubles, objets d'art, autos, canots automobiles, animaux, et d'une manière générale l'ensemble de tout ce qui contribue à la joie de l'existence, restent ou deviennent la propriété légitime de leur possesseur, du moment qu'il les a acquis avec son revenu ou les tient de ses parents.
On voit donc qu'il ne s'agit pas simplement d'une révolution politique consistant uniquement dans quelques changements dans la Constitution, ou dans une diminution ou une extension des libertés publiques, ou dans des mutations dans le personnel dirigeant : il s'agit d'une révolution sociale, c'està-dire du remplacement des lois et règlements sur lesquels reposent la vie civile et la manière de vivre de chacun, par d'autres lois transformant tous les rapports sociaux.
On objectera peut-être que cette conception ambitieuse ne cadre pas avec l'orthodoxie. Mais qu'entendons-nous par l'orthodoxie socialiste? Certains professionnels laissent aujourd'hui la doctrine dans une imprécision si prudente, que presque tout le monde peut y applaudir, chacun y reconnaissant justement ce qui convient à ses passions; et à ses préjugés. D'autres restent fidèles à la manière de voir de leurs prédécesseurs qui vécurent au siècle dernier et dont les doctrines, nous l'avons vu, s'inspiraient des conditions générales de la vie à l'époque où ils écrivaient. A la vérité, toute doctrine économique doit s'adapter au mode de production des richesses et évoluer avec le progrès des techniques.
Dans une société où l'abondance est possible, le socialisme ne peut plus être celui qui convient à un pays où la disette est obligatoirement le lot d'une importante fraction de la population. Ce qui revient à dire que partout où l'échange demeure le véhicule de la distribution, le socialisme doit être, lui aussi, basé sur l'échange ; mais là où l'abondance peut régner grâce à un haut degré d'équipement économique, où les échanges sont donc devenus rares et difficiles, un socialisme nouveau devient nécessaire, et, par la force même des choses, ne peut plus être construit sur l'échange. Nous l'appelons le socialisme de l'abondance pour l'opposer à celui de la rareté. Et si j'insiste sur cette distinction, c'est que le premier s'impose comme le seul régime économique désormais possible dans un pays ayant atteint le stade de l'abondance, tandis que le second ne se propose que d'apporter plus de justice dans le fonctionnement des échanges.

(Extraits de « Demain ou le socialisme de l'abondance  »)

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1945 - Rareté et abondance

CE qui caractérise peut-être le mieux l'Etat capitaliste, c'est son impuissance quand l'intérêt général est en jeu. Il ne peut rien sans crédits, ce qui signifie qu'il doit disposer de sommes nécessaires à l'exécution de tout ce qu'il veut entreprendre. Comme il ne peut donner plus qu'il ne reçoit, les oeuvres les plus utiles et les plus urgentes sont indéfiniment ajournées sous prétexte que la colonne des dépenses atteint déjà la hauteur de celle des recettes. C'est ce qui explique que les îlots insalubres soient toujours debout, les malheureux sans abri, que l'abord des villes reste repoussant, etc... Survient-il quelque cataclysme plongeant des milliers de' familles dans la détresse, l'Etat capitaliste tend la main, on autorise des sauteries ou des tombolas pour venir en aide aux sinistrés.
Dans sa dernière phase, le rôle de l'Etat capitaliste a grandi considérablement puisqu'il est obligé de prendre le libéralisme en tutelle. Bien entendu, s'il équilibre encore son budget, c'est grâce à des feux d'écritures, consistant à inscrire dans des budgets annexes, additionnels, provisoires, complémentaires, spéciaux, extraordinaires, on dit encore de défense nationale, toutes les dépenses pour lesquelles il n'existe plus de recettes correspondantes. Les économistes classiques blâment ces errements sans se douter que si le hasard voulait bien qu'un Etat moderne réussit à équilibrer ses comptes, cet événement provoquerait l'effondrement définitif de la grande majorité des entreprises privées. On peut même affirmer que Plus le déficit augmente. moins les affaires vont mal ; car si l'Etat crée chaque année des milliers d'emplois, c'est pour assurer un revenu aux milliers de gens que le secteur privé a éliminés. En somme, son déficit augmente dans la mesure où l'économie a besoin d'être subventionnée.
On assiste ainsi à une évolution de l'Etat correspondant au passage de l'économie de la rareté à celle de l'abondance. Cette transformation est même si complète que, si on continue à l'appeler l'Etat, c'est faute d'un nom qui lui conviendrait mieux, car il n'a plus rien de commun avec l'Etat tel que le libéralisme l'avait façonné.
En régime d'abondance, l'Etat devient utilitaire ; dès que la production spontanée ne peut plus dégager de profit, elle s'arrête ; et l'Etat doit s'agréger les moyens de production pour les mettre en oeuvre dans l'intérêt général.
Pour l'exécution d'un plan de production destiné à satisfaire les besoins réels, l'Etat exigera des hommes valides leur quote-part de travail sous forme de service social. N'a-t-il pas eu de tous temps le droit d'exiger du travail, comme tous les genres de services, pour la grande cause de l'utilité publique ?
Produire au maximum deviendra ainsi une fonction publique.
Mais après avoir assumé la création des richesses, l'Etat devra présider à leur distribution. A cet effet, la production annuelle, diminuée des réserves correspondant à l'entretien de l'équipement national, comme aussi des marges de sécurité pour !'avenir, fera l'objet d'une évaluation conventionnelle permettant de déterminer le revenu national. Celui-ci sera entièrement réparti aux ressortissants sous forme d'un revenu viager dont l'importance variera avec l'âge du bénéficiaire.
Pour cette répartition, l'Etat créera une monnaie qui cessant d'être circulante, sera garée sur la Production elle-même dont elle assurera le passage à la consommation.
Cette économie nouvelle fonctionnera sans impôts. Pourquoi l'Etat Prélèverait-il ses ressources sur celles de ses ressortissants ? Disposant de l'ensemble du revenu national. il en affectera une partie à l'administration de la production et aux frais généraux de la nation. Ainsi le revenu viager servi aux ressortissants ne comportera aucune retenue.
Pour la même raison, l'Etat ne manquera jamais de crédits parce que les crédits ne seront plus nécessaires. Que survienne un cataclysme ou que des travaux d'utilité publique s'imposent d'urgence, il ne s'agira pour l'Etat que de faire face à une production exceptionnelle.
Ces quelques observations permettent de voir la différence profonde existant entre l'Etat en régime de rareté et l'Etat en régime d'abondance.
Le premier avait théoriquement pour fonction d'être l'arbitre entre les classes sociales, et l'eut été, en fait, si l'équilibre avait été possible entre elles. Cet équilibre étant impossible, l'Etat capitaliste devenait fatalement l'instrument de la classe la plus riche, pour pressurer les classes les plus pauvres et conserver ainsi ses privilèges. En régime d'abondance, au contraire, l'Etat devient l'expression réelle de l'intérêt général car les classes sociales n'existent plus.

*

L'ECHANGE international, portant sur les marchandises, se décompose en importations et en exportations, ces deux mots groupant respectivement les marchandises qu'un pays achète à l'étranger et celles qu'il lui vend. En principe, importations et exportations sont solidaires, les chiffres des unes et des autres suivent des voies parallèles, parce qu'en fait les marchandises d'un pays s'échangent contre les marchandises des autres pays, l'or n'intervenant que pour régulariser ces deux courants. Pénétrons vite ce système :
Un pays achetant au dehors, sans rien vendre, serait obligé de payer ses achats en or, seule monnaie internationale : son stock métallique serait rapidement épuisé. Les choses se passent autrement grâce à la compensation. Les achats faits à l'étranger se paient au moyen de lettres de change dont chacune représente une vente déjà faite à l'étranger. On paie ainsi les importations avec les exportations. ce qui permet de dire que l'échange international revêt la forme du troc, par la compensation des titres de créance que représentent les marchandises. En somme, l'exportation n'est que le prix en nature que paie un pays pour l'importation des marchandises dont il a besoin. On se sert de l'or pour régler la différence qu'accuse la Balance Commerciale ou, plus exactement, la Balance des paiements, car les pays ont, les uns sur les autres, d'autres créances que celles résultant d'opérations purement commerciales.
Et c'est ici que se produit le fameux rétablissement automatique d'équilibre : s'il y a excès d'importations, il y a sortie d'or. L'or, ainsi raréfié, provoque une baisse des prix à l'intérieur du pays. Cette baisse, stimulant les étrangers à augmenter leurs achats, fait ainsi croître les exportations, en même temps, elle enraye les importations car elles apparaissent moins avantageuses. Augmentation des exportations, diminution des importations, l'équilibre est rétabli.
Y a-t-il eu excès d'exportations ? L'or afflue et, devenu plus abondant, fait monter les prix intérieurs. Cette hausse freine les achats de l'étranger et stimule au contraire les importations, car les prix du dehors paraissent plus accessibles. L'équilibre est de nouveau rétabli.
En réalité, il n'est même pas nécessaire que les prix intérieurs baissent ou montent beaucoup pour que les courants commerciaux se renversent automatiquement. En effet, chaque exportation donnant naissance à une lettre de change, donc à ce qu'on appelle « du papier sur l'étranger », plus les exportations augmentent, plus le papier sur l'étranger devient abondant et plus son prix baisse. Au contraire, plus les importations sont actives, plus le papier sur l'étranger est recherché et plus son prix monte. Lui-même étant soumis à l'offre et à la demande, comme toute marchandise, c'est le cours de ce papier qui régularise les excès, s'il s'en produit. Un pays a-t-il importé plus qu'il n'a exporté ? Son papier sur l'étranger hausse, puisque les importateurs en manquent. Mais si cette hausse constitue une petite prime offerte aux exportateurs et les incite à augmenter leurs achats, elle est une petite perte pour les importateurs en les obligeant à payer leur papier plus cher,_ donc à ralentir leurs achats. Le cours du change suffit ainsi à déclencher automatiquement le renversement des courants commerciaux. L'excès des importations provoque la hausse du change et stimule les exportations comme l'excès des exportations provoque la baisse du change et stimule les importations. Quelle belle harmonie !
Elle a régné longtemps. Lorsqu'un pays signait un traité de commerce ou élevait sa barrière douanière, il réussissait à augmenter ses exportations ou à diminuer ses importations ; mais il faussait sa balance commerciale. Elle retrouvait assez vite son équilibre, à un niveau différent, tant que l'or a joué son rôle de régulateur.
En régime d'abondance, tout tend à la gratuité. Si les orthodoxes s'insurgent contre cette affirmation, c'est qu'ils n'ont jamais pris leurs doctrines au sérieux. S'ils vantaient les bienfaits de la concurrence, n'était-ce pas qu'elle devait abaisser continuellement les prix de revient ? Or, à force de baisser, n'eussent-ils pas fini par être si près de zéro qu'il serait devenu impossible de les en différencier monétairement  ? Ainsi donc, c'est à la gratuité que tendait le libéralisme, si les contractions internes n'avaient pas achevé prématurément sa carrière.
Comme dans le socialisme de la rareté, le commerce extérieur est monopolisé par l'Etat qui exporte aux fins de se procurer les importations nécessaires. Le Plan détermine la nature et l'importance de ces opérations qui s'exécutent et se règlent par l'intermédiaire des représentations commerciales à l'étranger.
Si la compensation n'est pas possible, les exportations fournissent les devises pour le paiement des importations. L'Etat peut encore se procurer ces devises en cédant de la monnaie intérieure aux touristes étrangers.
Entre nations vivant en économie d'abondance, les transferts de marchandises ne porteront guère que sur les matières premières que la nature, dans son ignorance des frontières politiques, a inégalement réparties sur la surface du globe. Les nations les plus favorisées fourniront gratuitement aux autres les quantités qui excèdent les besoins réels de leurs ressortissants, compte tenu des réserves nécessaires pour la production future. Cette solution paraît plus sage que de brûler ou d'enfouir ces excédents, comme on le faisait en économie de rareté ; c'est aussi plus humain que de limiter les envois rapides et gracieux aux bombes que personne ne réclame et qui appellent la réciprocité.

(Extraits de « Rareté et Abondance »)

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1945 - L'économie distributive

L'ECONOMIE distributive repose sur trois principes dont voici le premier : L'homme possède le droit à la vie, car il le tient des lois de la nature : il doit donc avoir sa part dans les richesses du monde.
Grâce à son travail, il pouvait autrefois se procurer cette part ; il le peut de moins en moins puisque le travail humain est rapidement éliminé par un gigantesque appareil de production. Cependant, les progrès techniques ne doivent pas priver le travailleur des biens créés, sous prétexte que son travail n'a pas été nécessaire, car si l'homme a inventé une machine pour travailler à sa place, c'est pour qu'elle travaille pour lui. Comment lui assurer sa part dans les richesses produites ?
A la vérité, la richesse d'un pays moderne ne se compose de belles récoltes, d'usines bien outillées, d'abondantes sources d'énergie, car tout cela n'a jamais résisté aux engins de guerre ; la fortune des hommes de notre temps réside dans l'efficience des techniques qui permettent de créer toutes ces richesses ; d'où ce deuxième principe :
L'homme est l'héritier d'un immense patrimoine culturel, oeuvre collective poursuivie pendant des siècle par une foule innombrable de chercheurs et de travailleurs, tacitement associés pour l'amélioration de la condition humaine.
Mais l'homme n'est que l'usufruitier de ce patrimoine : sous quelle forme pourra-t-il prélever sa part ?
Il ne peut être question de la « Prise au tas », car elle s'accompagnerait d'un gaspillage incompatible avec l'ordre public. Dans le monde moderne, cette part d'usufruit ne peut se concevoir que sous forme d'un pouvoir d'achat, donc de monnaie permettant à chacun de choisir librement ce qu'il lui plaît d'acheter ; d'où troisième principe :
Les droits politiques ne suffisent pas pour assurer la liberté de l'homme, car la plus essentielle est celle de l'esprit ; or, n'a l'esprit libre que celui dont l'existence matérielle est assurée. Les droits du citoyen doivent donc se compléter des droits économiques, concrétisés par un « REVENU SOCIAL » dont chacun bénéficiera du berceau au tombeau. Le « revenu social » libèrera définitivement la femme, aucune loi naturelle ne la condamnant à dépendre économiquement de l'homme. En contrepartie du « revenu social », le citoyen accomplira un « service social » au cours duquel il fournira sa part du travail que réclame l'appareil de production et l'administration du pays.
De ces trois principes se dégage une définition : l'objet de l'économie distributive est de pourvoir à la satisfaction des besoins matériels et culturels de tous les humains, des jeunes comme des vieux, des malades et des infirmes comme des bien portants.
L'économie distributive supprime définitivement la misère qui dégrade l'homme : n'est-ce pas une honte de la maintenir quand tout existe pour la supprimer?

(Extraits de « La Grande Relève » du 19 avril 1958)

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L'éducation nécessaire

L'EDUCATION ne faillira pas à sa tâche essentielle : développer l'esprit critique des élèves. Ils doivent apprendre à ne pas conclure sur un fait isolé que le hasard a permis de constater, alors que leur attention aurait pu être attirée sur mille faits négatifs, si les circonstances s'y étaient prêtées. Des esprits aussi éminents que Voltaire sont tombés dans ce travers qui conduit à extravaguer comme un pédant. D'une manière générale, les jeunes seront mis en garde contre la sottise d'accepter une opinion toute faite. C'est une des plaies des temps que nous vivons, avec une légèreté coupable, des hommes au demeurant instruits et même intelligents, portent, à tort et à travers, les jugements les plus téméraires sur les sujets qu'ils ne connaissent pas. On en voit qui poussent l'outrecuidance jusqu'à vouloir apprendre aux autres ce qu'ils ignorent eux-mêmes et discourir à perte de vue sur un livre à la seule lecture de son titre. Connaît-on plus déplorable paresse intellectuelle  ? Voyez ce qui se passe, par exemple, en matière d'économie politique. Les gens tranchent de haut sans y regarder de près, pour paraître informés, ils répètent ce qu'ils ont entendu dire en adoptant de préférence le point de vue des pontifes. On semble se hâter de faire la synthèse de peur d'avoir à faire l'analyse. Bien entendu, leurs jugements sommaires sont presque toujours stupides. Ils font sourire comme ceux de ces journalistes en délire qui peuvent traiter n'importe quel sujet, n'importe comment, en autant de lignes qu'on le désire. Beaucoup de nos littérateurs excellent à ce petit jeu. Les jeunes gens devront comprendre qu'avoir réponse à tout est la marque des ignorants.
On développera chez eux la faculté d'observation, qui réclame à la fois de la mémoire et de l'imagination. Voir, rapprocher, comparer, interpréter, déduire, comprendre et généraliser : tout cela réclame de la logique, de la méthode, de la coordination.

(Extrait de « Demain »)

En définitive, l'éducateur apprendra aux hommes à être simples et naturels. C'est une qualité facile à acquérir quand les intérêts ne poussent pas constamment à passer pour ce qu'on n'est pas, à mesurer ses paroles et ses pensées. A l'illusion qu'on veut donner de soi, comme c'est malheureusement recommandé si l'on a un rang à tenir ou son chemin à faire dans une carrière. Quelques-uns de nos contemporains poussent l'individualisme au- delà de la mort, vivent comme s'ils voulaient conquérir l'immortalité  ! Il faudra rappeler aux jeunes que les hommes dont on parle plus de huit jours après leur dernier soupir, sont excessivement rares par rapport aux milliards d'autres qui sont instantanément oubliés...
Ce n'est donc pas parce que nous serons parvenus à une éminente dignité que notre nom ne sombrera pas dans la mémoire de nos successeurs. Le régime de l'abondance nous délivre de cette pose continuelle qui nous oblige à vivre en perpétuelle alerte de peur d'avoir trop dit ou pas assez. On ne se sentira vraiment à l'aise que lorsqu'on aura mis tout le monde à l'aise avec soi.

*

L'éducation substituera dans l'esprit des enfants l'idée de justice à celle de charité qui fait partie intégrante de la rareté. On leur rappellera que le regime dans lequel vivaient leurs parents avait élevé l'hypocrisie plus haut que le mont Everest. Le libéralisme économique obligeait la plupart des hommes à s'indigner en paroles à la vue de toutes les inégalités sociales ; à faire de belles lois sur la propriété sans se soucier de ceux qui ne possèdaient rien ; de belles lois de justice sans égard pour ceux gui n'avaient rien à défendre ; de belles lois de liberté pour celui qui, s'il ne trouvait pas à vendre son travail dans la fournée, n'avait plus qu'à mourir de faim. La jeunesse de demain aura peine à faire croire que les cens organisaient de belles fêtes pour s'amuser au profit des pauvres. et pue c'était là leur conception élégante et pratique de l'exercice de la charité.
Ainsi l'on affectait une piété, des vertus, de nobles sentiments qu'on n'avait pas. La charité, même lorsqu'elle est pratiquée largement, laisse subsister l'injustice Tel donne à pleines mains qui n'oblige personne. A tout prendre, l'aumône n'est qu'un acompte versé à un créancier pour le faire patienter.
Au contraire, l'abondance créant une société d'égaux sous le rapport économique, les hommes ont tous le même droit au développement de leur personnalité. Chacun comprend alors le droit des autres et respecte le prochain comme il souhaite que le prochain le respecte lui-même, car, chez tous les hommes, en dehors des inégalités physiques, existe un caractère commun : la conscience. Elle donne à tous la qualité d'homme. C'est cette conscience qui mérite le respect, de sorte que le fondement de l'égalité, c'est la conscience elle- même.

(Extraits de « Demain »)

LES LOISIRS.

EN économie distributive, les besoins intellectuels pourront être pleinement satisfaits, car l'épanouissement de la personnalité exige non seulement la sécurité matérielle, mais encore un niveau de vie élevé. C'est indiscutablement une civilisation de loisirs que le labeur des générations précédentes nous a préparée. Ils ont fait leur entrée dans le monde moderne par la porte basse du chômage. Mais, sans moyen d'existence, le loisir, c'est la misère. L'abondance apporte les loisirs payés. Certes, il ne s'agit pas de « déshonorer » le travail, mais de distinguer le travail obligatoire auquel nous condamne la lutte pour la vie, et le travail volontaire qui consiste à travailler à ce qui plaît, et quand cela plaît. Le premier,' consacré à la production des biens matériels, deviendra une sorte de servitude temporaire pour permettre le second, celui de l'homme «  libre » au vrai sens du mot, pour se perfectionner et s'accomplir. On voit que loisir n'est pas synonyme de paresse ; fouir de ses loisirs, c'est les employer d'une manière intelligente, car il n'existe pas de plus grand plaisir que d'être agréablement et utilement occupé. Or, il est nécessaire de posséder de quoi meubler ses loisirs, ce qui implique une certaine culture : de tous les maux qui, nous affligent, l'ignorance n'est-elle pas l'un des plus grands ?

Se doute-t-on de ce que représente l'instruction mise à la portée de tous les cerveaux ? Il faut se rappeler que tout le patrimoine intellectuel, qui nous émerveille, n'a été construit que par un tout petit nombre de gens instruits  : deux à trois pour cent en moyenne dans chaque génération. Quand tous les hommes seront cultivés, les sciences progresseront encore dans une mesure que personne ne peut soupçonner. C'est donc un énorme programme d'instruction et d'éducation que nous devons résoudre, impliquant une refonte complète de l'enseignement à tous les degrés. Dès maintenant on commence à peine à en soupçonner l'étendue... Mais le régime capitaliste n'est même plus capable de faire vivre dignement les professeurs et les étudiants !

L'économie distributive ouvre toutes grandes les portes de l'immense secteur où l'homme pourra exercer son habileté, son talent, satisfaire ses aoûts et ses préférences  : la phase où il lutte va se perdre dans la brume de la pré-histoire  : c'est la phase spirituelle qui s'ouvre devant lui.

(Extrait de « La Grande Relève » du 19 avril 1958)

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1946 - Mesures transitoires
Réponses aux objections

Jacques Duboin refuse toujours de considérer ses propositions comme un programme politique. Il estime que la force des faits économiques est bien plus forte que toute lutte politique qui tenterait d'instaurer, au jour fixé, l'économie distributive. Cette instauration se fera inévitablement sous la poussée des événements et ses modalités dépendront du moment.
Sous la poussée insistante de ses amis, il publie cependant «  Economie Distributive de l'Abondance contenant les mesures transitoires envisageables à l'époque (1945) et les réponses aux objections couramment rencontrées dans ses conférences, au cours desquelles la parole est toujours, offerte aux contradicteurs.

Il n'est pas dans nos moyens de prévoir dans tous les détails le fonctionnement de l'économie distributive, pas plus qu'il n'était dans les moyens de Jules Verne dont l'imagination était grande, de prévoir les avions à réaction.

J. DUBOIN

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1951 Economie politique de l'abondance

Dans cette étude,, Jacques Duboin passe au fil du rasoir les plus grandes théories économiques  : Quesnay, Adam Smith, Ricardo, J.-B. Say. Puis il analyse les trois facteurs traditionnels de la production Terre, Travail et Capital et leur combinaison, la libre entreprise, la loi de l'offre et de la demande, la concurrence :

...SOUVENT la concurrence a provoqué la détérioration des produits et donné naissance à la camelote. C'est que chaque concurrent, pour soutenir la lutte sur le Marché, est dangereusement tenté de substituer des matières premières de qualité inférieure à vil prix à des matières premières de qualité supérieure mais plus chères. La falsification d'un grand nombre de produits a fait d'aussi remarquables progrès que la productivité. C'est devenu une véritable science plus hermétique que les autres, car on préfère n'en pas faire trop l'étalage. Comme il faudrait plusieurs chapitres sans épuiser le sujet, il est plus simple de les résumer tous dans l'histoire des rasoirs mécaniques, car on y trouve réunis tous les moyens employés dans la « libre entreprise » dans sa poursuite du Profit. Je me garde d'inventer quoi que ce soit ; cet exposé a fait d'objet d'une étude parue dans un livre américain : Technocracy Study Course (page 163 et la suite), qu'il est facile de se procurer pour vérifier que je n'ai fait que raccourcir le récit. J'ajoute qu'on trouverait des exemples presque aussi complets dans nombre d'industries, en particulier dans celle des ampoules électriques. C'est qu'hélas ! la qualité de ses produits nuisant souvent à la rentabilité d'une entreprise, il existe un degré de perfection qu'il est sage de ne pas dépasser.
Peut-être avez-vous connu les grands rasoirs d'autrefois : ils se composaient d'une forte lame d'acier articulée sur un manche, en bois. La qualité de l'acier était si bonne que certains usagers ont pu se servir du même rasoir de leur première barbe jusqu'à la mort. Malheureusement, un article qui dure si longtemps manque bientôt de débouchés. Quand tous les mâles en ont été pourvus, on ne peut plus guère compter que sur une maladresse de l'un d'eux pour espérer remplacer-une lame ébréchée. Comment augmenter le chiffre d'affaires  ? La « libre entreprise » résolut le problème de la manière suivante : elle eut l'idée géniale de fabriquer un appareil métallique et léger auquel le client serait obligé d'adjoindre une lame très mince qu'il aurait à renouveler souvent. On baptisa l'ensemble du nom de rasoir mécanique ou rasoir de sûreté.
Restait à décide les consommateurs à mettre leur antique rasoir au rancart et à le remplacer par le nouveau. Une publicité intelligente s'en chargea en utilisant le slogan : « Se raser devient un plaisir ! ». En peu de temps, tous les Américains en âge de se raser se laissèrent séduire, après quoi on prospecta les pays étrangers où l'appareil connut la même vogue. L'affaire était splendide. En effet, avec chaque rasoir, la « libre entreprise» vendait un paquet de dix petites lames dont, chacune durait, en moyenne, un mois ; en sorte que, dix mois plus tard, le client devait renouveler sa provision. Au lieu d'acquérir une forte lame dont il pouvait se servir pendant trente ans, l'usager achetait 360 lames très minces dans le même laps de temps.
Et pourtant, malgré cette multiplication exceptionnelle des ventes, le chiffre d'affaires plafonna.
La « libre entreprise » ne tarda pas à en démêler la raison : c'est que les lames duraient trop longtemps. Comme elle avait gagné beaucoup d'argent, son bureau d'études recruta d'éminents aciéristes auxquels on posa la question : que faire pour que les lames s'usent plus vite ? Aucun problème technique n'étant insoluble, ces experts eurent vite fait de le résoudre  ; ils mirent au point un nouvel acier dont la qualité répondait aux exigences requises : quand la lame avait servi quatre ou cinq fois, elle devenait inutilisable ; elle se brisait ou ne rasait plus.
On devine que le succès dépassa les prévisions le chiffre d'affaires se trouvait multiplié près de cinq fois sans qu'on ait eu à changer le prix de vente ! A ce moment-là, la société Gillette (pourquoi ne pas lui faire une petite réclame de plus ?) connut une folle prospérité. Non seulement elle put distribuer de copieux dividendes et constituer d'importantes réserves, mais, ainsi que la loi américaine l'autorise, elle distribua fréquemment des actions gratuites à ses heureux actionnaires dont capital et dividendes augmentaient sans avoir un dollar à verser.
Cette euphorie ne dura pas. Hélas ! des concurrents surgirent de tous côtés, car il leur suffisait de fabriquer des lames capables d'être utilisées un peu plus longtemps pour qu'on les préférât aux Gillettes. De plus, ils étaient assez vicieux pour en aviser la clientèle.
Le coup était régulier, mais la « libre entreprise  » le para. Un beau matin, les clients s'aperçurent que les lames des concurrents ne duraient pas plus longtemps que les Gillettes, ce qui incita les curieux à examiner soigneusement les paquets qui enveloppaient les lames. L'empaquetage était toujours le même et portait toujours le nom de l'heureux concurrent, mais la marque de fabrique avait changé : c'était maintenant celle de la lame Gillette ! Sans contestation possible, les lames sortaient des usines de cette firme. Ainsi la « libre entreprise » avait absorbé ses concurrents, opération que l'opulence de ses réserves avait rendu facile...

*

...Elevons maintenant le débat. Si la course au profit présente beaucoup d'inconvénients, le concept du profit est-il juste et équitable ? En un mot, est-il légitime  ? Sans aucun doute, répond l'homme de la rue, car, sans ce stimulant, tout le monde se croiserait les bras. Reste à savoir si on les croiserait longtemps sans mourir de faim. Mais la question n'est pas là pour l'instant ; avant d'aller plus loin, il convient de dissiper une équivoque quel sens donnez-vous au mot Profit ? Il est incontestable que l'Entrepreneur a droit à une rémunération pour le travail à la fois dur et compliqué qu'il fournit.. Quand cette rémunération est inscrite dans le prix de revient, elle représente en quelque sorte un salaire patronal, aussi légitime que tous les autres salaires. Mais le Profit n'est pas cela c'est la différence entre le prix de revient et le prix de vente. Or, le prix de vente dépendant du Marché, l'Entrepreneur s'arrange pour qu'il soit aussi haut que possible, car plus grandit la différence plus augmente le Profit. Au chapitre de I'Echange, nous verrons que l'Entrepreneur, cédant un produit plus cher qu'il ne lui a coûté, reçoit en définitive plus qu'il ne donne. Mais que personne' ne s'indigne, car si l'on ne recevait jamais que l'équivalent de ce que l'on fournit, aucune fortuné' un peu importante n'aurait jamais pu s'édifier : Enrichissez-vous ! s'écriait Guizot, résumant en deux mots tout son programme économique. Mais est-il vraiment équitable que l'Entrepreneur garde tout le profit pour lui. Sans doute puisqu'il a couru des risques, va-t-on vite nous répondre. Si l'on y regarde de plus près, on s'aperçoit que l'Entrepreneur ne garde le profit pour lui qu'autant qu'il â personnellement apporté les capitaux. Dans le cas contraire, ce sont les capitaux - en l'espèce les capitalistes - qui s'approprient la plus grosse part du Profit. Alors je demande si c'est juste encore ?
Reconnaissons que cette manière de faire est logique quand il s'agit de l'artisan propriétaire de ses outils, seul à entreprendre et à exécuter ; mais on l'a étendue à l'entrepreneur moderne fort loin d'être un artisan, sauf peut-être de sa fortune;. On l'a étendue à qui fournit les capitaux et qui, personnellement, n'accomplit souvent aucun travail. Or, l'entreprise est une conjugaison d'efforts multiples fournis souvent par des travailleurs de tous genres. On comprend mal que le résultat de tous ces efforts soit accaparé par un seul des participants, en particulier par le capitaliste dont toute la peine a consisté quelquefois à faire choix d'un bon placement. En d'autres termes, est-il juste que le Capital s'approprie le produit net cher aux physiocrates et qu'ils n'apercevaient que dans l'Agriculture ?
A cela on répond que les travailleurs ayant reçu leur salaire, le Capital est quitte envers eux. Mais le salaire étant fixé par la loi de l'offre et de la demande, il a une fâcheuse tendance à se rapprocher maintenant du minimum vital qui permet tout juste aux salariés de vivre. Or, quand l'entreprise prend de l'extension, le personnel y contribue certainement pour une bonne part ; n'est-il pas vrai ? Alors pourquoi n'en bénéficie-t-il pas ?..

(Extraits de « Economie Politique de l'Abondance  »)

En économie distributive, c'est le plein emploi des machines qu'on réalise. Elles travaillent au maximum, car elles n'ont pas besoin du repos des travailleurs. Le peu de travail humain encore nécessaire doit être divisé entre tous les hommes sous forme d'un service social.

J. DUBOIN

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1955 - Les yeux ouverts

La course à l'emploi et au profit a conduit à la course aux armements, malgré les avertissements de Jacques Duboin. Entouré d'un nombre croissant d'amis convaincus et courageux, réunis autour de lui au sein du « Mouvement Français pour l'Abondance », il se dépense sans compter en conférences dans toute la France et à l'étranger. Des mouvements semblables se créent en Belgique, au Canada : certains de ses livres sont traduits et ses conférences attirent de plus en plus de monde. Hélas, tous ces efforts n'ont pas évité la guerre et un éditorial du journal fait le point :

DEPUIS 1921, la production agricole et industrielle des Etats-Unis augmentait régulièrement, en même temps que diminuait le nombre des travailleurs...
En Allemagne, la situation économique était aussi dramatique qu'aux Etats-Unis : le grand économiste Guglielmo Ferrero publia dans notre « Illustration » du 21 novembre 1931 ce que le bourgmestre de Hambourg venait de lui confier :
«Pendant toute la guerre de 1914-1918, j'ai été chargé de répartir les vivres disponibles parmi la population de cette ville. Tâche très pénible parce que je disposais de quantités insuffisantes même pour une consommation réduite. Mais ma fonction est encore plus pénible aujourd'hui. Dans cette ville, les magasins regorgent de charbon, de blé, de café, de sucre, de draps, qu'on ne trouve pas à vendre. Il y a des milliers de chambres vides qui attendent en vain un locataire. Et il y a des milliers d'hommes et de femmes sans toit, affamés, qui vont dans quelques semaines geler de froid.
Or je ne peux rien faire pour eux ! »
Mais il se trouva quelqu'un qui prétendit faire quelque chose pour eux. Il s'appelait Hitler. Jamais le führer n'eût pu escalader le pouvoir sans ces cohortes de chômeurs mourant de faim et de froid. Il leur promit de l'embauche et tint parole : les armements et la Wehrmacht. Quand l'Allemagne se lança à corps perdu dans cette politique, les autres nations emboîtèrent le pas, et cette « relance » de l'économie permit de résorber en partie le chômage.
C'est que le réarmement présente de multiples avantages. Comme les grands travaux publics, il distribue salaires et profits, mais sans mettre en vente ni les chars, ni les avions, ni les bombes et les torpilles. Le marché du matériel de guerre ne connaît pas la mévente et n'a jamais besoin d'être « assaini  ». Les parlements votent facilement des crédits pour la défense nationale, car, l'intérêt supérieur étant en jeu, les contribuables comprennent que des sacrifices sont nécessaires. Alors que les grands travaux publics, ne favorisent en général qu'une région, les armements fournissent, au contraire, des « occasions de travail » à presque tous les corps de métier. En France, 1 000 milliards consacrés à la défense nationale fournissent environ 220 milliards à l'industrie du bâtiment et au génie civil, 170 milliards à l'industrie mécanique, de 120 à 140 milliards à l'industrie électrique et aux communications, 80 milliards à l'industrie textile et à celle des cuirs  ; le reste se partage entre les constructions navales, l'aéronautique, l'automobile, l'emboutissage, la tolerie, etc...
En passant, dès 1933, de grosses commandes de matériel de guerre à l'industrie américaine, Roosevelt permit à son new deal de remporter quelques succès. Qui, mieux que le ministre du Travail, pourrait le confirmer ? Or, Mrs. Perkins, qui remplit ces hautes fonctions pendant tout le temps que Roosevelt fut au pouvoir, écrivit un livre intitulé The Roosevelt I Knew, traduit en français sous le titre Roosevelt, tel que le l'ai connu. En voici quelques passages :
Page 197, parlant de l'année où commence l'expérience Roosevelt, le ministre du Travail écrit :
...« Les industries de guerre ont employé jusqu'aux aveugles, sourds et demi-estropiés. Les hommes de cinquante ans n'étaient plus trop vieux pour être embauchés, puisque des hommes qui avaient dépassé soixante-dix et même quatre-vingt ans trouvaient du travail. Roosevelt était particulièrement heureux de le constater. Il restait des gens difficiles à caser. On dut enseigner à certains qu'il faut se montrer digne d'un minimum de confiance et assez propre pour se faire admettre dans un atelier. Si extraordinaire que cela puisse paraître dans un pays comme le nôtre, on dût organiser pour les femmes des cours où elles apprenaient les soins des cheveux et des vêtements, le raccommodage, la propreté ménagère, la lecture de l'heure, etc.
Page 386, la seconde guerre mondiale est déclenchée :
...Les industries de la défense nationale marchaient à plein en 1940-1941. Pour la première fois depuis des années, la demande et l'offre de travail furent en équilibre. La crainte du chômage ne harcelait plus les ouvriers ».

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Le «pouvoir d'achat» et le système des «prix-salaires-profits»

Une équipe convaincue s'est regroupée autour de Jacques Duboin, pour relancer la propagande interrompue pendant la guerre (au cours de l'occupation, certains de ses ouvrages avaient été saisis par les Allemands). Des hommes et des femmes renommés et compétents prêtent leur concours. Le journal est devenu hebdomadaire et apporte régulièrement l'analyse critique de l'actualité, étudiée «  au fil des jours » :

DANS notre système actuel des salaires-prix profits, un seul palliatif : du moment que le pouvoir d'achat distribué par la production, sous forme de salaires et de profits, ne permet plus aux consommateurs d'acheter tous les produits, on s'efforce de provoquer quelque production exceptionnelle qui répondra aux conditions suivantes : distribuer, comme les autres, des salaires et des profits, mais n'apporter aucune marchandise à vendre sur les marchés déjà sursaturés. On grossira ainsi le pouvoir général d'achat des consommateurs, sans augmenter la masse des biens de consommation à vendre. En supprimant par ce procédé la mévente dont on se plaint, cette injection de pouvoir d'achat fera remonter les prix, ce qui permettra aux producteurs de retrouver-leurs profits.

(« La Grande Relève » du 7 avril 1956)

Nos lecteurs ne doivent pas s'étonner du cours que prennent les événements. Ne répétons-nous pas indéfiniment que les conséquences inexorables des progrès techniques dans le système des prix- salaires-profits, sont aujourd'hui la chute du pouvoir d'achat de la grande masse des consommateurs ? Les profits baissent aussi pour les mêmes raisons. Or, c'est pour maintenir la marge bénéficiaire d'autrefois, que les agriculteurs réclament le soutien des prix, et barrent les routes si « l'assainissement des marchés » ne leur paraît pas encore suffisant. C'est pour maintenir leur marge bénéficiaire d'autrefois que les boulangers se sont mis en grève. De plus en plus, les conflits sociaux auront un caractère de violence. Chacun défend son beefsteack, comme dit avec élégance le Français moyen depuis quelques années.

(« La Grande Relève » du 29 septembre 1956)

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Une prophétie : la croissance du chômage

RESORBER le chômage! c'est ce que se proposent, sans l'ombre d'un succès, tous les gouvernements qui se sont succédés chez nous depuis 1929, c'est-à-dire depuis le début de la fameuse crise. Sa persistance, au cours des hostilités, alors que tant de travailleurs étaient mobilisés' aux armées et aux fabrications de guerre, ne semble pas avoir fait comprendre qu'il s'agit de quelque phénomène nouveau. L'opinion quasi-générale est encore que le nombre des emplois offerts s'élève assez vite pour compenser le nombre de ceux que la machine a supprimés. Presque personne ne, semble voir la révolution qui s'est opérée depuis que l'humanité a changé la nature des forces motrices qu'elle emploie. La machine aide les hommes, continue-t-on à affirmer, elle ne les remplace- pas. C'est raisonner comme au temps de l'outil. Il faudrait admettre une bonne fois que la machine est un assemblage rationnel de corps résistants, disposés de manière à obliger les forces naturelles à provoquer des mouvements déterminés, et que la conséquence de ces mouvements est de faire exécuter aux machines des travaux presque toujours impossibles à faire à la main. Elles donnent à la production une rapidité, une sûreté, une ampleur qui tiennent du prodige ; elles réduisent presque à néant les frais de fabrication. Quelquefois, elles remplacent non seulement les muscles de l'homme, mais encore son intelligence, comme c'est le cas pour les machines-comptables et les machines à calculer. Nous sommes donc les témoins d'une révolution infiniment plus considérable que celles que provoquèrent, autrefois, d'autres progrès techniques comme le collier d'épaule, les traits et le dispositif d'attelage en file des chevaux, le gouvernail d'étambot, la boussole, le papier, l'imprimerie, etc.

(Extrait de « Demain »)

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1961 - Pourquoi manquons-nous de crédits  ?

Le point sur lequel les lecteurs ont le plus de mal à suivre, est l'analyse du rôle joué par la monnaie, qui paraît à beaucoup instituée par une espèce de loi universelle et naturelle. Pour démystifier le rôle de l'argent, Jacques Duboin publie un ouvrage érudit qui retrace toute l'histoire de la monnaie, du coquillage au billet de banque et à la monnaie scripturale.

NOTRE système monétaire et financier s'est constitué d'expédients qu'imaginèrent les hommes au fur et à mesure que la civilisation a progressé.
Les premiers groupes humains ont eu des monnaies primitives sous forme d'objets facilitant le troc au sein de la tribu. Bien avant J.-C. apparaît la monnaie métallique d'abord : bijou, anneau, puis lingot de bronze, d'argent ou d'or. Le lingot fut ensuite fondu et devint pièce de monnaie. Mais lorsque les pièces furent en quantité insuffisante, la monnaie de papier se glissa en rallonge de la monnaie-or. A l'origine le billet de banque est une créance sur une certaine quantité d'or. Mais cette quantité d'or ne cessa jamais de s'amenuiser. Alors, comme le papillon se libère de sa chrysalide, le billet de banque se libéra subitement de sa créance-or pour se muer en simple monnaie-papier. L'expansion de l'économie exigeant encore plus de moyens de paiement, la monnaie-papier accoucha de la monnaie bancaire en rallonge du billet de banque.
Aujourd'hui nos moyens de paiement n'augmente plus qu'en monnaie bancaire dont le billet ne sera bientôt que la petite monnaie servant aux menues transactions du commerce de détail. Enfin, ne perdons jamais de vue que la monnaie moderne n'a aucune valeur par elle-même  ; elle n'a que celle des marchandises et des services qu'elle permet d'acquérir. Si ces marchandises et ces services n'existaient pas, la monnaie ne vaudrait absolument rien.
Quant à la monnaie bancaire, elle n'a que la consistance d'une écriture comptable : le solde créditeur d'un compte sur lequel le titulaire tire des chèques, et c'est même à mesure qu'il en tire que la monnaie bancaire prend naissance. Mais la différence entre le crédit et le débit est une somme qui n'existe pas, ce qu'on enlève à un compte étant versé dans un autre. Rien ne sort de rien ! C'est toujours vrai, mais la monnaie bancaire ne sort plus que d'un encrier, quelquefois d'une machine comptable. Seule la monnaie divisionnaire (pièces de bronze-aluminium et de cupro-nickel) au rebours du sens commun, a conservé une ombre de valeur intrinsèque.
L'effondrement de notre monnaie créerait un grand désordre mais n'appauvrirait pas la France. Le complet anéantissement de, notre système financier ne ferait disparaître aucune de nos richesses :
champs cultivés, cheptel, mines, forêts, usines, stocks de matières premières et de produits fabriqués, villes et villages, routes, canaux, voies ferrées, équipements électriques, ports, navires, aérodromes, etc... tout notre potentiel de production resterait en place.
La monnaie n'est donc plus qu'un titre de créance conférant au porteur le droit de prélever sur les marchandises et les services à vendre, une valeur égale à celle inscrite sur son titre de créance. Evoluant sous la pression irrésistible des faits, la monnaie, simple représentation de richesses et de services existants, n'est plus qu'une abstraction, et, si l'on trafique sur les marchandises, n'est-il pas étrange que l'on trafique sur des abstractions ?
Enfin, enseignent encore les économistes classiques, la monnaie étant l'étalon de mesure des valeurs, est-il admissible que les banques fassent varier l'étalon de cette mesure ?
C'est pourtant ce qu'elles font quand elles augmentent ou diminuent le volume de la monnaie en circulation. Pourquoi ne pas leur permettre d'allonger ou de raccourcir le mètre, étalon de mesure des longueurs ; d'augmenter ou de réduire le volume du litre, étalon de mesure des liquides ?
Cependant la monnaie demeure un rouage indispensable à la production et à la distribution des richesses.
Notre système financier est défectueux, puisqu'il ne permet à la production ni à la consommation de prendre l'expansion que permettent les progrès rapides de nos techniques. Mais lorsque les besoins existent et qu'on possède les moyens de les satisfaire, pourquoi l'argent vient-il limiter la production ?
De quoi manquons-nous ? De crédits, c'est-à-dire de monnaie bancaire. Pourquoi les banques n'en fabriquent-elles pas davantage ? Parce qu'elles ne fabriquent de l'argent que pour en gagner. C'est dans cette seule intention qu'elles le prêtent moyennant intérêts et courtages.
On ne prête qu'aux riches, dit la sagesse des nations. C'est pourquoi les banques ne connaissent que les entreprises « rentables ». Elles orientent nécessairement leur politique du crédit vers les industries dont le prix de revient est le plus faible, car, en général, ce sont les plus « rentables ». Elles consentent un découvert aux industries d'exportation, parce qu'elles bénéficient d'avantages fiscaux, de primes, de dégrèvements sur les tarifs de transport. Elles financent volontiers les industries d'armements dont les bénéfices sont inclus dans la commande.
Les moyens de paiement dont disposent les Français pour produire, acheter, épargner, investir dépendent donc uniquement de la politique du crédit que pratiquent les banques. En supposant qu'un réservoir alimente notre circulation monétaire, ce sont les banques qui en ont la clef : elles le remplissent ou le vident à leur convenance, ou, plus exactement, selon le bénéfice qu'elles y trouvent. Il est donc compréhensible qu'elles maintiennent l'argent « rare » afin de pouvoir le prêter à un taux avantageux.
Si le lecteur n'est pas convaincu, qu'il aille solliciter des crédits pour la construction d'une maison de retraite destinée aux personnes âgées économiquement faibles. Le directeur de la banque s'excusera poliment en disant que la nature de ces opérations n'entre pas dans le cadre d'activité de son établissement. Entreprise commerciale, la banque fait passer la rentabilité avant l'utilité, et nos grands établissements de crédit en font autant ; bien que nationalisés ils continuent à se faire concurrence.

(Extrait de « Pourquoi manquons-nous de crédits  ? »)

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La monnaie distributive

L'Etat serait le seul acheteur des services, car il les payerait avec le revenu social servi par ses soins à tous les habitants du pays. Il serait également vendeur des biens de consommation. En calculant convenablement les revenus distribués et le prix des produits à vendre, il réalisera l'équilibre économique, car toutes les sommes versées reviendront dans ses caisses. Pour faciliter cet équilibre, la monnaie émise ne sera valable que pour l'exercice en cours, exactement comme les crédits budgétaires actuels ne sont valables que pour l'exercice auxquels ils correspondent.
Le revenu social doit être payé en monnaie de consommation ne pouvant, servir qu'à un seul achat et n'étant valable que pour un temps déterminé. Elle ne peut donc pas être thésaurisée. Ce peut être notre franc actuel, puisqu'il est déjà monnaie de consommation pour les millions de Français qui n'ont pas les moyens de faire des économies.
On voit que l'économie distributive ne consiste pas à distribuer les produits, mais bien l'argent qui servira à les acheter. Le consommateur conserve donc la liberté de choisir l'objet ou le service qu'il désire.
Mais la monnaie de consommation présente un précieux avantage, celui de constituer en quelque sorte un véritable bulletin de vote, en ce sens que l'usage que le consommateur fait de sa monnaie est une indication précise pour planifier la production future.
En économie distributive, le pouvoir de créer et de contrôler la monnaie et le crédit n'est plus le monopole d'intérêts privés. L'Etat recouvrant son droit régalien de battre monnaie, crée son propre crédit et tous les moyens de payement que réclame la distribution du revenu social à tous ses ressortissants. L'Etat n'a donc ni à emprunter ni à percevoir des impôts. Est-ce que les charges fiscales, dont le poids ne cesse de croître, ne conduisent pas logiquement à la seule réforme fiscale raisonnable : la suppression de tous les impôts? Car ceux-ci, et l'équilibre budgétaire, font partie intégrante de l'économie construite sur la pénurie. Si les monnaies se déprécient, et si le déséquilibre budgétaire est devenu chronique, n'est-ce pas la preuve que notre système financier est dépassé  ?

(« La Grande Relève « du 19 avril 1958)

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Au fil des jours

Jusqu'à quatre vingt dix ans passés, Jacques Duboin. infatigable, suit et continue à commenter l'actualité dans l'éditorial de son Journal :

Il n'avait pas complètement tort!

Il s'agit de M. Pompidou. Sans doute n'approuvons -nous pas sa politique agricole. Il a pourtant reconnu, lors de la discussion sur la motion de censure, que nous ne souffrions pas d'une crise de pénurie, mais bien de surproduction. Il reconnaît que labourage et pâturage sont toujours les mamelles de la France, mais ces mamelles sont douloureuses : elles sont trop pleines.
Malheureusement notre Premier ministre demeure dans le cadre de nos institutions économiques actuelles. A l'image de tous les gouvernements précédents, il s'efforce de maîtriser la production afin que, cessant d'être abondante, elle rentre dans les limites de la rentabilité donc de la rareté.
M. Pompidou livre ainsi un combat d'arrière- garde, car il sait que des progrès techniques torrentiels (c'est son expression) balayeront toutes les futures mesures d'assainissement des marchés. Le reproche à lui adresser, est de ne pas éclairer l'opinion.
Mais, où il n'a pas complètement tort, c'est dans sa réponse aux interpellateurs. Vous critiquez ma politique, leur a-t-il dit en substance, c'est que vous en avez une meilleure : quelle est- elle ? Et l'opposition s'est tue. Les quatre partis, rassemblement démocratique, entente démocratique, socialiste, communiste, n'ont RIEN à proposer. Ecoutez discourir M. Defferre en province : il critique et s'en va...
Traversons la Manche. Les conservateurs furent treize années au pouvoir. Surviennent les élections et les travaillistes dressent le bilan : crise du logement, crise de l'enseignement, crise du commerce extérieur, hausse continue des prix et des impôts, etc. En bref, les griefs que nous formulons ici. Les travaillistes étant élus de justesse, que proposentils ? Une cure d'austérité  ! Ils veulent sauver la livre comme nous sauvons le franc depuis Jeanle-Bon (1360).
En définitive, l'austérité n'est plus présentée comme un moyen d'accéder plus tard à l'abondance, mais comme une fin en soi. Ce serait une vertu qui, si nous pouvions la pratiquer assez longtemps, nous permettrait de vivre comme les chameaux de leur bosse.
Nous désirons ne rien changer aux structures économiques dans un monde qui, de l'avis unanime, est en complète transformation  ; nous rêvons de stabiliser une économie en perpétuel mouvement...
Primum vivere ! Les hommes doivent vivre si l'on veut les gouverner. L'Economique conditionne donc le Politique puisqu'il est l'art de gouverner les hommes. Non, Politique d'abord ! enseignaient Charles Maurras et Léon Daudet : c'était le principe de l'Action Française au début du siècle. Le général de Gaulle le rappela en disant : « L'intendance suit toujours ».
Or ce fut vrai pendant les siècles où l'économie demeura statique, ce qui ne l'est plus depuis qu'elle est devenue dynamique.
En veut-on une nouvelle preuve ? Faire l'Europe est évidemment un problème politique. Il exige que les Européens possèdent en commun : législation, gouvernement, politique extérieure... et marché commun.
On élimina l'Espagne, le Portugal, la Suisse, le Danemark, la Suède, la Norvège, l'Autriche, enfin l'Angleterre. Il resta six nations : France, Allemagne fédérale, Italie, Belgique, Hollande, Luxembourg. Mais il parut impossible de mettre la petite Europe sur pied sans la réconciliation franco-allemande  : elle s'amorça en effaçant les mauvais souvenirs, en signant une entente culturelle, presqu'une alliance militaire.
Hélas ! le marché commun fit tout chavirer, car on n'a pu s'accorder sur les produits laitiers, puis sur la viande de boeuf et les céréales. Qui, au siècle dernier, eut pu soupçonner un échec de pareille nature ?
C'est que la France a des excédents agricoles qu'elle entend écouler sur le marché commun. Mais M. Mansholt, un de ses dirigeants, vient de déclarer que, depuis la fin de la guerre mondiale, la production agricole avait augmenté d'une manière révolutionnaire, malgré le départ d'un demimillion d'agriculteurs européens.
Les six nations sont donc autant de boiteux qui rêvaient de ne plus boiter en se donnant le bras. Répétons qu'ils sont condamnés à claudiquer en cadence.

(« La Grande Relève », éditorial de novembre 1964)

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Une mesure d'extrême urgence :
le salaire garanti par l'Etat

NOUS avions prévu les inévitables licenciements de salariés. Les incidents des chantiers navals finiront-ils par émouvoir l'opinion ?
Les travailleurs de Port-de-Bouc, menacés de congédiement, souhaitent achever la construction du « Provence » afin de retarder de quelques semaines l'heure où, avec leur famille, ils vont sombrer dans la misère. Mais le « financier » décide que ces ultimes travaux seront exécutés à la Ciotat, parce qu'ils y coûteront moins d'argent.
Le conflit donna naissance à une recrudescence des vieux bobards dans la presse, à la radio et à la télévision. Des « experts » armés d'un ridicule solennel, sont venus affirmer, la main sur le coeur, que ces travailleurs seraient « reclassés » ; le gouvernement n'était-il pas fermement décidé à maintenir le « plein emploi » ?
Dans le « Figaro », Pierre Locardel, d'ordinaire mieux inspiré, réclama éloquemment l'implantation de nouvelles usines. Mais en a-t-on jamais implantées pour fournir du travail à ceux qui n'ont pas d'autre moyen de vivre ? Ce serait faire du travail une fin en soi, alors qu'il n'a jamais été qu'un moyen. Apprends, ô Locardel, qu'on n'a jamais édifié d'usine que dans l'espoir d'y gagner beaucoup d'argent, ambition parfaitement logique, car, si l'on n'en gagne pas, on en perd, et le Tribunal de Commerce ne tarde pas à mettre fin à une activité aussi intempestive. Or semble-t-il bien indiqué de construire de nouvelles usines, quand celles qui existent n'utilisent qu'en partie leurs moyens de production ? Dans quel secteur industriel ou agricole ne se plaint-on pas amèrement, de ne plus réussir à écouler ce qu'on a pris la peine de produire ?

*

Locardel, mon ami, souviens-toi que, dans notre système économique dit des salaires-prix-profits, on ne produit pas pour consommer mais pour vendre, car si l'on ne réussit pas à vendre, on cesse de produire. C'est absurde, mais c'est comme ça, et presque tous nos contemporains estiment que ce ne pourrait être autrement ; ce serait bref une loi divine ! En foi de quoi, on trouve naturel qu'un homme puisse dire à un autre homme je ne te permettrai de vivre que si tu me fais gagner de l'argent. Quelle curieuse fraternité, n'est-il pas vrai ?
En somme gouvernement et centrales ouvrières ne sont d'accord que sur un seul point : le plein emploi. Et cela dans le même temps qu'on se félicite de l'avalanche des progrès techniques alors qu'ils suppriment des emplois. Et que M. Michel Debré s'en va prêcher, dans toutes nos provinces, la concentration des entreprises afin d'augmenter la productivité, laquelle consiste à produire toujours davantage en diminuant la feuille de paie or comment pourrait-elle diminuer sans supprimer des emplois ?
La recherche du plein-emploi est maintenant une utopie de première grandeur. En effet quand les marchandises abondent au point de les stocker - 75 millions de kilos de beurre et tout le reste à l'avenant - il faut être frappé d'une incurable myopie pour se persuader qu'on manque de travail, alors qu'on ne manque que de clients, autrement dit de consommateurs, possédant dans leurs poches assez d'argent pour acheter ce dont ils ont besoin. Réclamer le plein-emploi, au moment où l'on licencie les travailleurs dont on n'a plus besoin, est aussi ridicule que si les agriculteurs, dans l'impossibilité de vendre leur lait, réclamaient non des clients, mais de nouvelles vaches laitières !
Il convient donc de prendre le problème par un autre biais. Ce ne sont pas de nouveaux emplois qu'il faut réclamer, mais de nouveaux clients. Ceux qui existent sont insuffisants puisqu'on se les arrache malgré une débauche de publicité hallucinante, hystérique, assourdissante. En augmentant le nombre des clients, ou plus exactement en augmentant le pouvoir d'achat de nombreux consommateurs, la production se porterait comme un charme, entendez-vous ? Elle prendrait vite de l'expansion puisque nos moyens de production tournent au ralenti. En définitive, gouvernements, économistes distingués et centrales ouvrières sont priés de changer leur fusil d'épaule. Si leurs yeux ont été placés sur le devant de la tête, n'est-ce pas pour les empêcher de regarder en arrière ?
Enfin si l'on veut augmenter le pouvoir d'achat des consommateurs qui en manquent, la première chose à éviter serait de ne pas leur en supprimer. Or c'est exactement ce qu'on fait, quand on transforme les travailleurs licenciés en sous-consommateurs  !
En conséquence, au lieu de réclamer stupidement la garantie de l'emploi, impossibilité au XXe siècle, il convient d'exiger le salaire garanti. A cet égard, la plus humble fermière de nos campagnes peut servir d'exemple à M. Michel Debré  : elle donne indistinctement du grain à la poule qui pond et à celle qui ne pond pas !

*

Mais garantir le salaire du travailleur licencié exige de l'argent : où le prendre, demande l'idiot du village  ?
Evidemment pas à son ex-patron, car, -neuf fois sur dix, ce serait l'acculer à la liquidation de son entreprise, et alors tout son personnel serait aussi liquidé.
Donc à qui ? Tout bonnement à l'Etat, non seulement parce qu'il est le représentant de la collectivité ; mais que c'est lui qui fabrique l'argent !
Entre parenthèses, on observera que l'Etat a déjà commencé à garantir le pouvoir d'achat d'une catégorie de nos compatriotes. Il s'agit des militaires de carrière dont l'armée moderne n'a plus besoin.
Or, ce qu'on fait déjà pour le militaire de carrière, il semble équitable de le faire aussi pour le travailleur dont on supprime la carrière. Pourquoi deux poids et deux mesures  ? Pendant la guerre le militaire de métier et le travailleur mobilisé comme homme de troupe, ne courent-ils pas exactement les mêmes risques ? Alors pourquoi le sort du premier, en temps de paix, serait-il meilleur que celui du second ?
Le salaire garanti par l'Etat ne lèse absolument personne. Au contraire, il réjouira le coeur du détaillant, car les licenciements ne diminueront plus son chiffre d'affaires puisqu'il ne perdra plus des clients.
Hélas ! c'est du grand public qu'il faut faire l'éducation. Pour beaucoup de gens l'argent reste un mystère qu'ils ne cherchent jamais à pénétrer.
Si on, les interroge, on en- -rencontre pets pour croire que l'argent tombe du ciel ou pousse sur les arbres, mais c'est à peu près tout ce qu'ils en savent. Essayer de leur expliquer que, depuis la première guerre mondiale, la monnaie a perdu toute valeur intrinsèque, qu'elle n'est plus que du papier ou des écritures comptables, bref plus qu'un titre de créance au porteur sur les marchandises et, les services qui sont à vendre : autant s'exprimer en chinois!
Ce qu'il faudrait enseigner, c'est que l'Etat a toujours fabriqué la monnaie. Elle constitua un droit régalien dans tous les pays prétendus civilisés. Certes l'Etat a abandonné une partie de son droit régalien à quelques grandes banques, mais dans les limites qu'il ne manque jamais de fixer. Ces grandes banques fabriquent la monnaie sous forme de crédits mais dans la seule intention de la prêter à intérêts. Dans ces conditions elles le maintiennent aussi rare que possible afin d'en tirer profit : As-tu compris, Georges Dandin ?
Terminons en rassurant les centrales ouvrières le salaire garanti par l'Etat n'est pas l'unique revendication des « abondancistes  », mais, de toutes les mesures qui pressent, c'est la plus urgente  ! Il y a assez de misère en France pour qu'on n'en ajoute pas.

(« La Grande Relève ,, éditorial de mars 1966)

Soulager la misère est un problème. La guérir en est un autre. L'économie distributive substitue la justice à la charité.

J. D.

EST-IL MALAISÉ DE CONCEVOIR QUE DANS UNE SOCIETE OU CHACUN OBEIT A LA LOI DU MOINDRE EFFORT, UN JOUR VIENDRAIT OU LA CONSOMMATION NE SERAIT PLUS LIMITEE A L'EFFORT FOURNI?

J. DUBOIN

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La confirmation des faits

Les événements économiques de ces derniers temps sont venus confirmer les vues de Jacques Duboin baisse du pouvoir d'achat de notre monnaie, interventions multiples de l'Etat capitaliste amorçant par force un début de distribution aux plus défavorisés, échec du Marché Commun considéré comme source (le débouchés et surtout ce chômage croissant qu'il avait si bien annoncé comme inéluctable. Un peu de son bon sens. mieux distribué, pourrait pourtant si facilement le transformer en loisirs!
C'est avec la conviction inébranlable que la révolution économique la plus énorme de tous les temps était en marche, et qu'elle imposerait aux hommes sa solution logique, que Jacques Duboin s'est éteint, il y a deux ans et demi, après avoir consacré toutes ses forces au service de la vérité qu'il avait su voir avant les autres et que, par conséquent. il considérait comme son devoir de diffuser.

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Bibliographie

1923 REFLEXIONS D'UN « FRANÇAIS MOYEN » (PAYOT, éd.)
1925 LA STABILISATION DU FRANC
(RIVIERE, éd.)
1931 NOUS FAISONS FAUSSE ROUTE
(Editions des Portiques)
1932 LA GRANDE RELEVE DES HOMMES PAR LA MACHINE
(FUSTIER, éd.)
1934 CE QU'ON APPELLE LA CRISE
(Recueil d'articles parus dans « l'Oeuvre »)
1934 LA GRANDE REVOLUTION QUI VIENT
(Les Editions Nouvelles)
1935 KOU L'AHURI
(FUSTIER, éd.)
1935 EN ROUTE VERS L'ABONDANCE
(FUSTIER, éd.)
1937 LETTRE A TOUT LE MONDE
(FUSTIER, éd.)
1937 LIBERATION
(GRASSET, éd.)
1938 EGALITE ECONOMIQUE
(GRASSET, éd.)
1940 DEMAIN OU LE SOCIALISME DE L'ABONDANCE
(OCIA, éd.)
1944 RARETE ET ABONDANCE
(OCIA, éd.)
1945 ECONOMIE DISTRIBUTIVE DE L'ABONDANCE
(OCIA, éd.)
1947 LES HOMMES SONT-ILS NATURELLEMENT MECHANTS ?
(OCIA, éd.)
1948 L'ECONOMIE DISTRIBUTIVE ET LE PECHE ORIGINEL
(OCIA, éd.)
1950 L'ECONOMIE DISTRIBUTIVE S'IMPOSE
(LEDIS, éd.)
1951 L'ECONOMIE POLITIQUE DE L'ABONDANCE
(LEDIS, éd.)
1955 LES YEUX OUVERTS
(JEHEBER, éd.)
1961 POURQUOI MANQUONS-NOUS DE CREDITS ?
(LEDIS, éd.)

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