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N° 760 octobre
1978
- JACQUES DUBOIN
Sa vie, Son oeuvre
NUMERO SPÉCIAL à l'occasion du centenaire de sa naissance
Une
éducation... d'un autre siècle
La relève
1925
RÈflexions d'un « Français moyen »
1931 Nous faisons fausse route
1932 La grande relèves des hommes par la machine
1934 La grande révolution qui vient
1934 Ce qu'on appelle la crise
1935 Kou l'ahuri
1935 En route vers l'abondance
1936 Lettre ‡ tout le monde
1937 Libération
1939 Egalité économique
1940 Demain... ou le socialisme de l'abondance
1945 Rareté et abondance
1945 L'économie distrbutive
L'éducation nécessaire
1947 Mesures transitoires - RÈponses aux objections
1951 L'économie politique de l'abondance
1955 Les yeux ouverts
Le «pouvoir d'achat» et le système
des «prix-salaires-profits»
Une prophétie : la croissance du chÙmage
1961 Pourquoi manquons-nous de crédits ?
La monnaie distributive
Au fil des jours
Une mesure
d'extrême urgence : le salaire garanti par l'Etat
La confirmation des faits
Bibliographie
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Une éducation... d'un autre siècle
« Je suis né dans le premier village
de France » aimait à dire Jacques Duboin en marquant un
temps avant d'ajouter « quand on vient de Genève ».
C'est en- effet à St-Julien-en-Genevois qu'il naquit, il y a
tout juste un siècle, le 17 septembre 1878, Son père.
issu lui-même, d'une longue lignée de magistrats, y était
alors avocat.
Pour bien comprendre un être. il faut d'abord se faire une idée
sur la façon dont il a été formé, façonné,
dressé. L'éducation, d'un autre siècle, qu'il reçut.
explique sans aucun doute sa droiture, la rigueur de son caractère,
son courage et son honnêteté devant la vérité.
Son père avait en effet une conception qui est absolument impensable
aujourd'hui. de la sévérité avec laquelle ses deux
fils devaient être élevés pour devenir « des
hommes ».
Deux anecdotes aideront à comprendre cette rigueur
qui forma leurs caractères :
Son frère Léon eut un jour le malheur d'oser dire (pas
à table, bien sur, car les enfants n'avaient pas la parole) qu'il...
n'aimait pas le gruyère. Son père estimant que pour faire
partout et toujours bonne figure, un enfant doit être capable
de manger ce qu'on lui offre, décida que désormais son
fils trouverait à chaque repas un morceau de gruyère dans
son assiette et qu'il devrait d'abord l'avaler avant de commencer le
repas, là où en seraient alors les autres. Tant pis pour
lui s'il finissait au moment où on passait le fromage !
Afin que les deux garçons reçoivent la plus grande culture
possible, il fut décidé qu'ils seraient deux ans pensionnaires
en Allemagne. puis deux ans en Angleterre. Sur les conseils d'un ami.
leur père choisit un internat de Königsfeld en Forêt
Noire, qui se révéla, en fait, plus une maison de redressement
qu'un simple pensionnat. Les jeunes condisciples de Léon le défièrent
un jour en lui disant que le fils de vaincus de la dernière guerre
était incapable d'un acte de courage, comme par exemple... d'avaler
une souris vivante ! Est-ce l'entraînement du gruyère ?
Toujours est-il qu'il ne recula pas : il avala bel et bien l'animal
vivant... il fut malade pendant plusieurs jours, mais il s'agissait
de l'honneur de la France !
De son séjour en Angleterre. Jacques Duboin rapporta le souvenir
de cruels « bizutages », une parfaite connaissance des règles
du jeu de cricket, et un diplôme d'Oxford « avec distinction
en Français ».
Il revint en France pour passer. à Grenoble. le baccalauréat
de Rhétorique, puis. à la session suivante. la même
année, celui de « Philo-Mathématiques ». Après
quoi il alla commencer son Droit à Lyon et le termina à
Paris, d'où il revint diplômé de l'Ecole Supérieure
de Commerce.
C'est vers une carrière diplomatique qu'il s'orienta tout d'abord.
Il fut envoyé en stage comme attaché commercial au Consulat
de France à New-York. Il trouva fort peu d'intérêt
au travail qui lui fut confié. sans doute pour la bonne raison
que le Consul n'occupa jamais son poste : il estimait que c'est par
erreur qu'il avait été nommé à New-York
! Ce peu d'attrait décida Jacques Duboin, à abandonner
la carrière pour partir à l'aventure au Canada, un pays
dont les immenses possibilités offraient, au début du
siècle, tout ce qu'il faut à une esprit créateur.
courageux. entreprenant comme le sien.
Réformé pour « faiblesse de constitution »
il ne rencontra cependant pas la moindre difficulté quand il
se proposa, le 2 août 1914, engagé volontaire, comme simple
soldat.
Il a toujours été très discret sur ses faits d'armes.
Nous savons qu'il monta trois fois à Verdun et qu'il e n revint
avec une blessure, deux citations, la croix (le guerre et le grade de
capitaine. Puis, en raison de ses compétences, il fut envoyé
au Grand Quartier Général à Chantilly, afin de
servir d'interprète entre les commandements alliés. Enfin,
il termina la guerre aux côtés du général
Estienne, le « père des chars ».
La façon dont il sut tirer la leçon de cette expérience,
est peut-être le premier exemple de la portée qu'il savait
donner à la logique de ses déductions. De la relève
du fantassin par les chars. il sut déduire la conduite à
tenir par ceux sur qui reposait l'organisation de la défense
du pays. C'est dès le 14 mars 1922, qu'il prononça à
la Chambre des Députés, où il avait été
élu pour représenter la Haute-Savoie, un discours prémonitoire,
incitant le gouvernement à décider la motorisation de
l'armée. En voici des extraits :
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La relève
M. Jacques Duboin.- Messieurs, à
l'heure où vous voyez les chevaux disparaître presque complètement
de la circulation de Paris, sauf dans les endroits où se produisent
encore des encombrements qu'ils provoquent toujours, je trouve absolument
extraordinaire que l'on conserve encore 158 000 chevaux pour le jour
où la patrie sera en danger...
Vous m'avez demandé ce qu'était une armée moderne.
Je vais essayer de vous en donner une définition. Une armée
moderne,- c'est une armée qui se reconnaît à l'odorat
: elle sent le pétrole et ne sent pas le crottin. C'est une armée
où le moteur joue le principal rôle...
M. le Rapporteur général. -
Les idées exposées par notre collègue Duboin méritent
d'être écoutées. Il peut apparaître ici peut-être
comme un précurseur, mais ce sera le seul reproche que l'on pourra
lui adresser.
II va beaucoup trop vite...
Il est incontestable que, dans l'état actuel de perfectionnement
des moyens de transport ou de destruction, la cavalerie demeure encore
une arme ; son emploi s'est, il est vrai, profondément modifié
; le cheval n'apparaît plus beaucoup comme un moyen de combattre
sur le champ de bataille, mais il peut permettre de venir s'y battre
dans certaines conditions de rapidité et de puissance considérables
et que vous n'êtes pas encore à même de réaliser
entièrement avec des tanks ou des chenilles...
M. Jacques Duboin. - Vos observations
sont très justes en ce qui concerne le passé, mais je
me permets de vous faire remarquer que c'est l'avenir que nous avons
en vue, et non pas le passé. Votre cavalerie c'est du passé,
tandis que la chenille, non seulement comme arme de combat, mais comme
moyen pour tous les véhicules de suivre sur le champ de bataille,
est le nouveau procédé permettant de s'affranchir des
routes et des chemins de fer. C'est, que vous le vouliez ou non, une
révolution...
M. le Ministre de la Guerre. - Vous
parlez de moderniser l'armée ; sur ce point, vous devez avoir
satisfaction, étant donné qu'en 1918, on prévoyait
douze à treize chars d'assaut par division et qu'aujourd'hui
nous en prévoyons 74.
M. Jacques Duboin.- Monsieur le Ministre,
n'invoquez pas d'arguments de ce genre. Il est certain que vous avez
augmenté le nombre des régiments d'artillerie d'assaut,
mais au lieu de les conserver à l'effectif régulier, vous
les avez fait passer de trois à deux bataillons, de sorte que
vous êtes parvenu à avoir le même nombre de chars,
mais le double de colonels...
L'apparition sur les champs de bataille des véhicules à
chenilles bouleverse dans leurs fondements la stratégie et la
tactique et même toutes les institutions militaires.
Parmi tous les facteurs de la victoire, il y en a un qui a dominé
tous les autres, vous êtes tous d'accord là-dessus, c'est
la mobilité. Vous savez si le maréchal Foch en a magnifiquement
joué, précisément dans les circonstances dont parlait
tout à l'heure M. de Monicault. Oui, sur les points qui cédaient,
notamment à Amiens en 1918, lorsque l'armée anglaise commençait
à fléchir, qu'est-ce qui a permis au maréchal Foch
de transporter des divisions avec la rapidité que vous connaissez
et de les jeter tantôt vers Montdidier, tantôt vers Amiens,
tantôt vers le Kemmel ? Ce sont les camions automobiles.
Quelques jours après, lorsque s'est produit ce que vous connaissez,
l'affaire du Chemin des Dames, le maréchal Foch reprenait ses
divisions et les rejetait du côté de Dormans, de Château-
Thierry, et de Châlons. Est-ce que ce sont des hommes à
cheval qui auraient permis ce résultat ? Non !..
Qu'importent les lourdes armées du temps d'autrefois, si elles
ne peuvent se mouvoir qu'à la vitesse de dix kilomètres
par jour ! Vous représentez-vous l'avantage formidable que représenterait
une force de 100 000 hommes seulement, mais capable de couvrir 120 kilomètres
dans une nuit, avec armes et bagages, n'importe où à n'importe
quel moment ?
Le général Estienne, sous les ordres duquel j'ai eu l'honneur
de servir, le créateur et le, chef de l'artillerie d'assaut,
le général Estienne, un des bons artisans de la victoire
- ce n'est pas moi qui le dit, c'est le maréchal Pétain
- estime que 100 000 hommes suffiraient pour obtenir les résultats
dont je viens de vous parler...
Si ces propositions avaient été
adoptées à l'époque, c'est la défaite de
1.940 qui pouvait être évitée. Mais il fallut attendre
plusieurs années avant qu'un militaire de carrière, le
colonel de Gaulle, reprenne à son compte, cette stratégie
dans son livre « Une armée de métier ». Il
était alors trop tard pour éviter la catastrophe..
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1925 - Réflexions d'un «Français
moyen »
Amené, par son mandat de député,
au coeur de la politique de son pays, il se dégage de toute apparie.
,ante pour mieux exercer son esprit d'observation et d'analyse.
Les conséquences de la première guerre mondiale sont loin
d'être bien comprises. Pas plus qu'on n'a su prévoir la
portée de la révolution dans la stratégie militaire,
on ne sait apprécier les retombées économiques
et financières des événements récents.
Dans « Réflexions d'un Français Moyen » Jacques
Duboin analyse ces préoccupations générales : la
hausse des prix, l'inflation que le monde découvre. Il en tire
la conclusion logique.
DANS une petite ville de province, des Français
moyens, comme on en rencontre sur toute l'étendue du territoire,
se retrouvent chaque soir au café central : un professeur de
lycée aux idées avancées, le receveur de l'enregistrement,
un notaire, quelques commerçants notables, un vieux docteur,
un agent d'assurances, un retraité... Il n'est pas de problème
d'actualité qui ne soit abordé et ne reçoive en
un tournemain, autant de solutions que de personnes présentes...
Le thème général de la conversation est, depuis
quelque temps, la vie chère. Alors que tous ne diffèrent,
en général, que sur les solutions des problèmes
soulevés, ils ne sont jamais tombés d'accord sur les causes
qui provoquent la hausse des prix. Un soir, le vieux médecin,
qui a beaucoup voyagé, beaucoup lu et beaucoup retenu, prend
position et fait connaître sa manière de voir :
« Mes bons amis, commença-t-il, vous me paraissez mélanger,
comme à plaisir, un certain nombre de problèmes. Tâchons
de les distinguer. Auparavant, permettez-moi à mon tour une question
préalable. Estimez-vous que la France se soit enrichie pendant
la guerre ?.. A combien estimez-vous la richesse de la France d'avant-guerre
?.. »
... « En quoi consiste la richesse d'un pays ? En champs, mines,
terrains à bâtir, en maisons, usines, stocks de marchandises,
navires, chemins de fer, stocks d'or, etc... C'est en quelque sorte
le capital. Les évaluations évidemment très approximatives,
mais émanant de bons auteurs, faisaient varier l'ensemble de
ces richesses entre 250 et 300 milliards de francs. Puis il y a le travail
productif de millions de Français qui crée et augmente
chaque année le capital du pays. Brutalement la guerre survient,
dure quatre années et demie, en provoquant les conséquences
suivantes
» Des millions d'hommes actifs sont arrachés à leur
travail productif du temps de paix. Non seulement ils ne produisent
plus rien, mais le reste du pays va avoir à les vêtir,
à les nourrir, à les armer, pendant quatre années
et demie.
» Les travailleurs restés à l'intérieur vont
produire d'une manière intense du matériel de guerre et
des munitions qui vont s'évanouir sur le champ de bataille...
» On va être obligé de consommer tous les stocks
de marchandises accumulés pendant les années de prospérité.
» Enfin, 1 500 000 morts, 1 200 000 mutilés, dix départements
détruits, parmi les plus productifs du pays, telle est au lendemain
de la tourmente, la situation nouvelle du pays.
» ... Mais la surprise est grande. Alors que tout le monde devrait
être plus pauvre, se restreindre et travailler plus qu'avant-guerre,
voici au contraire que bien des gens se croient plus riches. C'est le
mirage... Pourquoi ? Parce qu'on a créé de toutes pièces
des richesses nouvelles, 35 milliards de nouveaux billets de banque,
60 milliards de bons du Trésor ou de la Défense, des milliards
d'emprunts de guerre, des milliards en comptes courants de banque. Au
total, des centaines de milliards de richesses fictives ont été
jetés dans la circulation. L'apparence est donc que la fortune
de la France a doublé, triplé, quadruplé peut-être.
» Ces fausses richesses ont l'apparence de richesses réelles...
» La monnaie, les fluctuations de la monnaie, la question des
changes sont autant de sujets sur lesquels il serait facile de s'entendre
si on ne les compliquait pas inutilement d'un tas de considérations
plus ou moins baroques. A quoi sert la monnaie ? A mesurer la valeur
des choses. Evidemment, pour mesurer des longueurs, j'ai besoin d'une
longueur comme mesure...
» Si nous voulons comparer des valeurs, il faut nous servir d'une
mesure qui soit elle-même une valeur...
» Alors, pas de grands mots. Dites simplement qu'une monnaie qui
n'est pas toujours identique à elle-même n'est plus une
monnaie du tout. Une monnaie est droite... ou c'est de la fausse monnaie.
» En 1914, la plupart des monnaies étaient des monnaies
droites... La question du change n'existait pour ainsi dire pas, puisqu'il
suffisait de les mettre en présence pour les mesurer...
» Mais comme nous n'avons plus d'or, puisque la guerre a eu ce
résultat que tout l'or est allé dans les pays neutres
et surtout aux Etats-Unis... Les billets de banque, ceux que l'on pouvait
échanger librement et à vue, s'élevaient avant
la guerre à environ 6 milliards. C'était la circulation
de la France. Aujourd'hui cette circulation dépasse 40 milliards.
Bien entendu, les billets actuels ne sont pas échangeables contre
de l'or - au porteur et à vue - mais ils circulent toujours comme
s'ils étaient identiques aux premiers...
» Quelle période intéressante que celle que nous
vivons ! Nous avons vécu et vivons encore l'événement
le plus formidable de l'histoire économique du monde civilisé,
car si dans l'histoire les fluctuations de la monnaie ont été
fréquentes, jamais on ne vit oscillations semblables à
celles qui se produisent depuis 1914. Elles ont revêtu un caractère
de violence inouïe dont les conséquences sont prodigieuses.
Tantôt vous les voyez stimuler la production, tantôt, au
contraire, elles la paralysent complètement !..
» Depuis 1914, l'inflation a sévi dans presque tous les
pays, et partout les mêmes phénomènes ont été
observés...
» L'inflation ! Mais qui peut la reprocher sérieusement
à un gouvernement engagé dans une guerre longue et coûteuse
? Le 2 août 1914, on proclame le « cours forcé »
des billets, c'est-à-dire que personne ne pourrait exiger de
l'or en échange du billet de banque. Dès cet instant,
le pays était prévenu que l'inflation allait commencer.
En fait, le billet de banque se muait en un simple effet moratorié
et nous pénétrons de plain-pied dans un régime
d'instabilité monétaire ».
(Extrait de « Réflexions d'un Français
Moyen »)
Ce premier livre attira pour son auteur l'intérêt
du Président du Conseil A. Briand qui lui offrit, aux côtés
de Joseph Caillaux, le poste de Sous-Secrétaire d'Etat au Trésor.
Porté ainsi au centre même de la gestion économique
et financière du pays, il approfondit son analyse. dont l'originalité
déroute. Mais' il estime de son devoir de faire partager sa compréhension
des événements et, à ses frais le plus souvent,
il publie une série d'ouvrages dont rien que les titres suffisent
déjà à coin. prendre l'évolution de sa pensée :
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1931 - Nous faisons fausse route
Les progrès techniques font plus que changer
les méthodes de la guerre, ils en bouleversent aussi le sens.
Tout en la rendant plus meurtrière. ils la rendent inutile :
...ALORS quel bénéfice peut rapporter
l'emploi de la force ? Un tribut? Sa perception serait plus coûteuse
que le tribut ne rapporterait. La dévastation ? Si elle est matériellement
possible momentanément (nos régions dévastées
du Nord et de l'Est ont été reconstituées en moins
de douze ans , elles ont une capacité de production très
supérieure à celle d'avant-guerre), elle n'enrichit pas
le vainqueur, car il ne détruira pas le potentiel économique
qui dépend des richesses naturelles et de l'activité laborieuse
des habitants. Pousserait-il la barbarie jusqu'à exterminer la
population elle-même ? Mais alors ce sont des clients éventuels
qu'il détruirait et ce sont ses propres industriels et commerçants
qui en subiraient les conséquences.
(Extrait de « Nous faisons fausse route »)
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1932 - La grande relève des
hommes par la machine
Ce titre résume la constatation du bouleversement
des rapports de l'homme et de son économie. C'est pourquoi Jacques
Duboin le reprit pour le journal qu'il fonda à cette époque.
Il créa aussi, avec un groupe de collaborateurs qui se développe
très vite, une association dont le but est de répandre
ses thèses en faisant réfléchir. Son nom : «
Droit au Travail ».
NE SOYONS PAS UTOPISTES.
...QU'IL soit bien entendu que l'extraordinaire complication
des rapports sociaux dépasse, de beaucoup, la force de prévision
de l'entendement humain. Vous ne me ferez donc pas tomber dans l'erreur
commune des gens qui bâtissent des sociétés de toutes
pièces. Les socialistes sont passés maîtres dans
l'art d'édifier la cité future, et nos braves attardés
de l'économie libérale font comme eux ; ils fabriquent
une société composée d'hommes intègres,
sages, raisonnables, alors qu'il y aura toujours, tant qu'il existera
des hommes, des esprits ardents et inquiets qui se feront des ennemis,
des savants qui chercheront à se faire des réputations,
des caractères insinuants qui se feront des partisans, et des
politiques qui tireront partie des passions de tous les autres.
Si vous me demandez, simplement, dans quelle voie notre société
capitaliste pourrait s'engager pour éviter de disparaître
brutalement, c'est une autre affaire. Du moment que nous ne vaticinons
pas, je veux bien vous confier que je ne vois pas pourquoi la race humaine
serait condamnée au travail à perpétuité
? Ou alors il ne fallait pas la doter d'un cerveau grâce auquel
elle oblige la matière à travailler à sa place.
Des trésors de patience et d'intelligence ont été
dépensés par des générations pour inventer
et mettre au point des machines qui, de plus en plus, remplacent le
travail des hommes. Nous assistons aujourd'hui à la grande relève
des travailleurs par la matière disciplinée et animée
d'une force de production.
Ne peut-on concevoir une évolution du capitalisme qui tienne
compte de cette relève, sans obliger les troupes qui descendent
des lignes à mourir de faim ?
Au cours des siècles passés, tous les hommes, sans exception,
étaient mobilisés pour la guerre, incessante et sans merci,
que la faim, la soif, le froid font à notre pauvre humanité.
Tout le monde devait gagner sa vie au prix de la sueur de son front,
et passer tous ses jours dans les tranchées du champ de bataille.
Mais voici que, comme au cours de la grande guerre, la défense
s'organise, le matériel vient se substituer, en partie, aux poitrines
vivantes. Il faut des effectifs de plus en plus réduits pour
tenir les lignes contre cet ennemi héréditaire : la misère
humaine. Les hommes sont relevés de la fournaise ; petit à
petit ils sont libérés de l'obligation de lutter pour
leur vie. Ces soldats qui descendent vers l'arrière, ce sont
des libérés, des hommes dont on a plus besoin puisque,
sans leur présence au chantier, la communauté possède
enfin tout ce qui lui est nécessaire.
Les libérés d'autrefois s'appelaient les rentiers. Aujourd'hui,
ce sont les chômeurs. Les uns comme les autres ne sont pas indispensables
pour la production des richesses. Jamais les récoltes n'ont été
plus abondantes, ni les stocks plus élevés.
Un pays devrait donc être fier du nombre d'hommes dont le progrès
permet d'économiser l'effort. Le chômeur, au lieu d'être
la rançon de la science, devrait en être la récompense.
(Extrait de « La grande relève des hommes
par la machine »)
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1934 - La grande révolution
qui vient
Pour comprendre l'actualité, il faut essayer
de la mettre à sa place dans l'histoire. « La Grande Révolution
qui vient » apporte cet effort de réflexion, en prenant
le recul nécessaire pour juger, sans idée préconçue,
la portée des événements récents :
...DE la plus lointaine histoire à la fin du
XVIIIe siècle, soit pendant 6 000 ans environ, les civilisations
qui se succèdent ont un caractère commun : la production
des hommes est strictement limitée à ce qu'ils peuvent
produire avec leurs bras et, si l'on y ajoute l'énergie du cheval,
du boeuf, de quelques roues mues par le vent ou le courant d'une rivière,
le total de l'énergie utilisable représente l'équivalent
de 2 000 à 4 000 calories par jour et par habitant. Si l'antiquité
et même les peuples plus rapprochés de nous connurent quelques
machines, celles-ci restèrent à l'état de curiosités
scientifiques parce qu'une machine est un cadavre tant qu'on ne lui
fournit pas l'énergie qui lui transmet la vie.
Egyptiens, Grecs, Romains, Perses, Chinois, hommes du Moyen Age, de
la Renaissance, des XVIIe et XVIIIe siècles, sont, sous le rapport
qui nous préoccupe, logés à la même enseigne.
Une pièce de terre, pour être mise en culture, exigeait
autant d'heures de travail à la mort de Louis XV qu'au temps
des Pharaons. les maisons étaient construites à la main
; les étoffes étaient tissées à la main
; tout ce qui était utile sortait des mains de l'homme. Comme
toutes les richesses avaient cette unique origine, il est clair que
la production totale d'une société ne put jamais dépasser
la mesure du travail effectif de tous les citoyens. Cependant, au cours
de ces 6 000 années, à cet égard si uniformes,
certains peuples parvinrent à élever légèrement
l'énergie dont ils disposaient.
Cela va leur conférer une supériorité sur leur
voisin.
Ne croyez-vous pas que, si certains peuples se sont imposés à
d'autres, par la conquête notamment, c'est peut-être parce
que l'énergie dont ils disposaient était plus considérable
que celle des peuples qu'ils assujettissaient ? Je pense aux Espagnols
qui ont fait la conquête des Aztèques et des Incas. Ne
serait-ce pas parce qu'ils possédaient des chevaux et savaient
se servir de la poudre à canon ? On pourrait peut-être
dire qu'une civilisation à 4 000 calories doit supplanter celle
qui ne dispose que de 2 000 ! Alors que penser de la nôtre qui
dispose peut-être de 140 000 à 160 000 calories par jour
et par tête d'habitant, c'est-à-dire près de 40
fois plus qu'au siècle de Louis XIV ? Quelle transformation inouïe
et quels bouleversements sociaux !
Inouïe, parce que d'une brutalité extraordinaire, parce
que cette révolution s'est faite en 150 années, et à
quel, rythme ! Si nous observons qu'au cours de 6 000 années,
l'énergie dont disposa l'homme a crû dans le rapport de
1 à 2, je constate qu'il a fallu un seul siècle pour qu'elle
passe de 2 à 5 ; puis vingt-cinq années seulement pour
qu'elle saute de 5 à 8 enfin elle bondit de 8 à 40 environ
au cours des vingt-cinq dernières années que nous venons
de vivre.
Cent cinquante années pour passer d'une civilisation où
tout était rare, car rien ne sortait que des mains de l'homme,
à une civilisation animée par les forces que l'homme avait
captées dans le monde extérieur. Autrement dit, car j'y
insiste encore, l'humanité a marché pendant des siècles
et des siècles à la conquête de l'énergie,
puis brusquement, en un temps quarante fois plus court, elle en possède
quarante fois davantage. Voilà la cause du désarroi actuel
des hommes et des choses, car notre régime social n'a pas tenu
compte de cette évolution inouïe. C'est son adaptation à
un progrès technique aussi étourdissant qui provoque la
révolution qui s'annonce et dont nos esprits bouleversés
constatent les signes avant coureurs.
(Extrait de « La grande révolution qui
vient »)
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1934 - Ce qu'on appelle la crise
Sa logique et son bon sens font école.
Il touche un grand public par ses articles percutants et plein d'esprit,
publiés dans le journal « l'Oeuvre ».
Un peuple peut-il avoir intérêt à
faire la guerre ? Interrogez un européen moyen, en lui demandant
: « Pourquoi armez-vous ? ».
Il répondra : « De peur des voisins qui peuvent se servir
de leurs forces pour envahir mon pays ».
Là-dessus, demandons encore : « Pourquoi envahiraient-ils
votre pays ? ».
Réponse : « Parce qu'ils veulent s'emparer de mes richesses,
trouver des débouchés à leurs nationaux, bref parce
qu'ils veulent une plus grande place dans le monde ».
Donc, certaines nations convoitant les territoires qui ne leur appartiennent
pas, il faut être bien armés pour se défendre, comme
elles sont bien armées pour attaquer.
C'est le thème de campagne de presse et de discours politiques
retentissants dont le fond est toujours à peu près ceci
: la prospérité d'un pays est intimement liée à
sa puissance militaire en fonction, directe, appuient les nationalistes
impénitents.
Malheureusement ce truisme est d'une bêtise à faire pleurer :
Si la prospérité d'un pays est en fonction directe de
sa puissance, les Hollandais, les Belges, les Suisses, les Danois, etc...
sont condamnés à la misère...
D'autre part, qui voudra bien m'expliquer comment on peut s'emparer
par la force de la fortune, de l'industrie, du commerce, de l'agriculture,
en un mot de la prospérité d'une autre nation?
Car si la force est impuissante à se procurer tout cela, à
quoi bon se servir de la force?
Autrefois, oui, du temps de Rome et pendant toute l'antiquité,
la conquête procurait des avantages au vainqueur. Celui-ci pouvait
exploiter le territoire conquis, à son profit ou à celui
de ses sujets. On réduisait les vaincus à l'esclavage,
on enlevait les femmes, les fruits de la victoire n'étaient pas
un, vain mot. Au Moyen-Age, la guerre de conquête se justifiait
encore par la possibilité de s'emparer d'un riche butin : or,
argent, meubles précieux ; on pouvait ainsi partager le territoire
du vaincu entre les féaux du vainqueur, comme le firent les Normands
au moment de la conquête de l'Angleterre, mais aujourd'hui ? Le
vainqueur a déjà trop de stocks qu'il ne peut pas écouler,
va-t-il chercher à les grossir; encore des stocks du vaincu ?
Où est donc le bénéfice que peut rapporter l'emploi
de la force ? La dévastation ? Elle est possible momentanément
mais elle n'enrichit pas le vainqueur. En fait, elle ne détruit
pas le potentiel économique du vaincu, car celui-ci dépend
des riches ses naturelles et de l'activité de ses habitants.
L'exemple de nos régions dévastées, remises en
état à une échelle beaucoup plus grande, en quelques
années seulement, démontré l'inutilité de
ces destructions systématiques auxquelles, se complaisent les
barbares. Se contentera-t-on d'exterminer la population ? C'est autant
de consommateurs éventuels que supprime le vainqueur au détriment
de ses propres industriels et commerçants.
Pour peu que nous regardions autour de nous, nous voyons tous les grands
peuples en face du même problème : éviter la misère
qui les gagne à l'heure où chacun d'eux s'installe dans
l'abondance. Les mêmes difficultés assaillent les Américains,
les Allemands, les Italiens, les Anglais, les Français, etc...
Tous ces peuples sont au pied du mur et ne peuvent esquiver plus longtemps
la solution logique que comporte la situation.
Quant à résoudre les difficultés en cognant sur
le voisin, ce n'est certes pas une éventualité à
exclure, mais c'est de beaucoup la plus stupide et la plus criminelle.
(« L'Oeuvre » du 2 juillet 1934 et «
Ce qu'on appelle la crise »)
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1935 - Kou l'ahuri
Quel manque de bon sens de ne pas voir l'absurdité
qu'il y a à maintenir un régime de rareté quand
existent les moyens potentiels de l'abondance ! Pour mieux le faire
comprendre, Jacques Duboin imagine un ingénu venu d'un lointain
pays pour observer la situation de la France et en faire, ahuri, le
récit à son père.
Troisième lettre de Kou à son
père :
Kou, au retour de son tour de France, rend compte de
ses observations à ses amis. Il veut savoir comment la misère
peut naître de l'abondance. On lui dit que c'est la conséquence
d'une discipline prônée par des doctrinaires qui vivent
dans l'abbaye de la Sainte-Economie. Kou visite cet ascétère.
«AU retour de mes pérégrinations,
ma première visite fut pour Adéodat à qui je fis
un compte rendu fidèle de ce que j'avais vu. Il parut si peu
surpris que son attitude m'exaspéra.
- Tes compatriotes, lui dis-je, sont fabuleusement riches, riches à
un degré insoupçonné. Mais ils vivent comme s'ils
étaient tous prodigieusement pauvres. M'expliqueras-tu pourquoi
ils ne consomment pas tout ce que leur sol produit, tout ce que leurs
usines fabriquent ? Pourquoi se privent-ils ? Ont-ils peur de se servir
?
- Kou, me répondit Adéodat, tu viens de le dire : ils
n'osent pas se servir, parce qu'ils se croient tous pauvres. On le leur
dit, on le leur démontre et on les empêche de se servir.
- Qui donc, répliquai-je, peut abrutir ainsi le peuple le plus
spirituel de la terre ? De grâce, dis moi quels sont ceux qui
vous condamnent à la misère ?
- Qui ? réplique Adéodat, mais ce sont ceux qui endoctrinent
les dirigeants et les dirigés.
Devant ma stupeur, Adéodat continua :
- C'est très simple. Il s'agit d'un ensemble de doctrines qui
sont pieusement et jalousement conservées dans l'abbaye de la
Sainte-Economie. Certains des nos maîtres éminents de la
Faculté de Droit y vont faire, chaque année, une retraite
salutaire qu'ils appellent leur cure de rajeunissement. Je vais essayer
d'obtenir de l'un d'eux, en ta faveur, un permis de pénétrer
chez ces cénobites qui vivent dans l'étude et le recueillement,
car l'entrée de l'abbaye est interdite aux profanes.
Adéodat se mit en campagne...
Kou est introduit dans le sanctuaire où
le guide le Père Visiteur. Ils pénètrent dans la
grande bibliothèque de l'Abbaye de la Sainte-Economie, aux tables
couvertes de papiers, aux coins remplis de piles de livres jusqu'au
plafond.
- Mais, fis-je remarquer, comme il fait sombre ! Pourquoi
a-t-on placé les lucarnes si haut qu'elles éclairent à
peine ?
- C'est, me dit-il, que les gens qui sont ici ne doivent pas s'intéresser
à ce qui se passe ailleurs. C'est la règle, et, pour qu'on
l'observe facilement, les carreaux sont à des hauteurs inaccessibles.
Tenez, prenons à gauche et entrez avec moi dans la grande salle
de travail de ces Messieurs.
- Mais, dis-je, je ne vois que de vieux auteurs, votre collection d'ouvrages
modernes se trouve donc ailleurs ?
- Ah ! répondit-il avec un sourire, Monsieur Kou voudrait donc
voir ici des oeuvres modernes. Qu'il sache que notre abbaye contient
exclusivement les oeuvres des économistes qui découvrirent
les lois éternelles régissant les rapports sociaux des
hommes. Ces économistes vivaient dans le siècle, allaient
et venaient comme ils le voulaient à la recherche des fameuses
lois. Mais dès qu'ils les eurent découvertes, ils se réunirent
ici pour les conserver pieusement. Depuis lors, les économistes
sont cloîtrés et vivent en cénobites avec tous les
matériaux qu'avaient accumulés leurs maîtres vénérés.
A partir de ce moment-là, aucun, document étranger n'a
été autorisé à pénétrer ici,
car il risquerait de souiller le monument élevé par Saint-
Jean-Baptiste (Say) et ses disciples. Oui, jeune homme, pas un livre
n'est entré ici depuis 1880...
*
LE fameux « laissez faire, laissez passer »
a été scrupuleusement observé, comme dans la jungle,
et il aboutit à l'effrayant désordre auquel nous assistons
et que je dépeins ainsi : Deux pyramides qui s'élèvent
parallèlement sans arrêt : l'une est celle de la production
des choses utiles aux hommes, l'autre est celle des besoins inassouvis.
On crie de faim devant une table bien servie et l'on couche dans la
rue en contemplant des appartements vides. Puisque vous m'invitez à
faire la critique de cette doctrine, je vous dirai qu'elle ne tient
pas compte des progrès inouïs que réalise la technique.
Depuis cinquante ans à peine, ils renversent vos prévisions
et vos doctrines, car d'où peuvent procéder tant de faits
contradictoires ?
Les hommes, ayant réussi à capter l'énergie qui
dormait dans la nature, utilisent aujourd'hui les forces inépuisables
qu'ils tirent de la houille, du pétrole et des chutes d'eau.
Grâce à leur intervention, tout l'outillage construit par
les hommes s'est mis à produire en quantités énormes,
de sorte que trente millions de travailleurs se croisent déjà
les bras. Ils sont inutiles puisque des milliards de chevaux-vapeur
travaillent à leur place. Mais, comme ceux-ci ne travaillent
pas pour eux, voilà ces hommes condamnés, avec leur famille,
à une misère pire que celle que connaissent les sauvages,
tandis que les produits s'entassent inutilement et qu'on commet même
le crime de les détruire.
...Mon mauvais esprit se refuse d'absoudre le dardanariat honni par
les auteurs latins et qui consistait à détruire une partie
des récoltes pour faire monter les prix, c'est ainsi que la production
inouïe des richesses dépassant les besoins solvables, on
n'hésite pas à anéantir cet excédent. J'ai
apporté avec moi des chiffres qui sont d'ailleurs très
au-dessous de la réalité. En quelques mois, dans le monde,
on a brûlé volontairement 886 000 wagons de blé.
C'est à peu près la consommation annuelle de tous les
Français. On a détruit 144 000 wagons de riz ; 6 millions
de porcs, 600 000 vaches ont été massacrées et
soustraites à la consommation des Américains. On a agi
de même au Chili et en Argentine pour 55 000 moutons. Des milliers
et des milliers de tonnes de viande conservée ont été
brûlées. L'orge et l'avoine ont servi de combustibles au
Canada et le coton en Egypte. Le Brésil a noyé en vue
de ses côtes, 32 millions de sacs de café, etc... J'allais
oublier le sucre, 13 millions de tonnes de canne à sucre ont
été brûlées à Cuba... Ces montagnes
de sucre brûlé étaient destinées à
faire monter le prix du sucre. Savez-vous ce qu'il vaut sur le marché
mondial ?..
Ne voyez-vous donc pas que ces destructions de produits nécessaires
à l'existence de millions de familles ne sont faites que pour
ressusciter un profit que tue l'Abondance ? Que ce régime social
exige, pour que les produits aient de la valeur, qu'il existe toujours
des besoins insatisfaits : donc toujours indéfiniment, des malheureux
?..
Il ne peut pas y avoir de surproduction tant que des millions de familles
manquent du nécessaire. Je consens qu'il peut y avoir surproduction
sur un seul article : les cercueils.
(Extraits de « Kou l'Ahuri »)
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1935 - En route vers l'abondance
Ce livre en deux volumes contient six lettres
adressées à un cultivateur et publiées dans la
revue « Terre Libre ».
PUISQUE, par l'intermédiaire de La Terre,on
me fait l'honneur de me demander de t'écrire quelquefois, je
vais commencer par te raconter une histoire qui, j'espère, réussira
à t'intéresser.
Il était une fois un brave cultivateur qui se donnait beaucoup
de mal, avec sa femme, ses fils et ses filles. Tous travaillaient de
bon coeur aussi longtemps qu'il était nécessaire, et souvent
dès le lever du soleil. Leur principal souci était de
faire pousser du blé.
Autrefois ce cultivateur trouvait moyen de récolter chaque année
200 sacs de blé. Sa famille et lui vivaient simplement, mais
en joignant tout de même les deux bouts. Mais, outre qu'il était
travailleur, notre homme était intelligent. Il apprit à
sélectionner les semences, à utiliser les bons engrais,
à se servir de moyens mécaniques. Cette année,
ce n'est pas 200 sacs qu'il a récoltés, mais 400 sacs
d'un blé superbe. Il a donc trouvé moyen de doubler le
résultat qu'il obtenait péniblement autrefois. Il devrait
être heureux et content. Tout au contraire, il est malheureux
et sa situation lui donne des inquiétudes qu'il n'a jamais connues.
Au lieu de marcher, grâce à son labeur, sur le chemin de
la fortune, il s'aperçoit avec terreur qu'il se dirige vers la
misère.
Cultivateur, mon ami, cette histoire ne paraît pas te surprendre,
et c'est à croire que tu la connais déjà. Bien
mieux, tu l'as vécue toi-même. Si, au lieu de m'adresser
à ceux qui cultivent du blé; je la raconte à des;
vignerons ou à des betteraviers, ou aux hommes qui font pousser
des choux, des carottes, des navets, des primeurs, ma petite histoire
n'aura pas plus de succès. Eux aussi la connaissent pour l'avoir
vécue. C'est donc vraiment qu'il y a quelque chose qui ne va
plus. Il y a quelque chose de changé dans le monde.
Surtout ne va pas t'adresser à ceux qui t'ont poussé à
produire en te chantant l'hymne à la production. Tu as suivi
leurs conseils à la lettre, mais ils ont oublié, eux,
de s'acquitter de leur rôle : il consistait à faire en
sorte que la ruine ne vînt pas couronner tes efforts...
...Cultivateur ami, j'insiste à nouveau pour que tu gardes ton
sang-froid en face des incohérences que tu entends dire et que
tu vois faire. Surtout ne t'imagine pas que les manifestations de violence
puissent aider à résoudre le problème. Ne va pas
envahir ta sous-préfecture et causer quelque inutile émotion
au fonctionnaire qui l'occupe : il n'est pour rien dans l'énormité
des événements dont nous sommes les témoins. Ton
député non plus, d'ailleurs. C'est toi qui l'as choisi
et, neuf fois sur dix, tu as choisi un brave homme. Ne le rends pas
responsable d'un bouleversement que l'on constate, au même moment,
dans tous les grands pays du monde. Mais il faut essayer de lui faire
comprendre ce qui se passe, et lui reprocher les lois d'assainissement
sur le blé et sur le vin, s'il les a votées. Assainir...
en faisant le vide, c'est un travail d'aspirateur de poussière
et non pas de législateur. Et s'il ne comprend pas, il faut qu'il
s'en aille pour faire place à quelqu'un qui comprendra que les
seuls bénéficiaires de la pauvreté des hommes (par
la rareté des produits) se cramponnent égoïstement
au passé qu'ils voudraient faire revivre.
Enfin il existe une autre raison de te prêcher le calme : c'est
qu'il est bien inutile d'aller offrir ta poitrine au tir des armes automatiques.
Tu connais leur, puissance pour t'en être servi pendant la guerre
! Rappelle-toi que le progrès technique, entre les mains des
hommes, a été utilisé pour leur bien comme pour
leur mal. Ceux qui te disent de descendre dans la rue et d'élever
des barricades sont des gens de 1848 ! Ils retardent aussi fâcheusement
que ceux dont tu subis la loi.
Dis-toi qu'il n'y a plus place aujourd'hui dans tous les grands pays
modernes, que pour deux partis politiques : ceux des partisans de l'abondance
; celui des bénéficiaires de la rareté.
Les partisans de l'abondance proclament que l'homme est mis au monde
pour vivre, et qu'il doit travailler dans la mesure où c'est
encore nécessaire. Ils réclament donc leur part de travail,
leur part de loisirs, leur part dans la richesse produite grâce
au patrimoine scientifique qui nous appartient à tous indistinctement.
Les partisans de l'abondance ne parleront jamais de surproduction tant
qu'il y aura des êtres humains qui manqueront du nécessaire.
Les bénéficiaires de la rareté veulent artificiellement
recréer de la rareté qui permet le profit. Ils parlent
de surproduction alors que celle-ci ne peut exister que si l'on regarde
les choses sous l'angle du profit. Or l'abondance tue le profit ! L'abondance
a fait son entrée dans le monde et bouleverse tous les petits
calculs égoïstes qui, jusqu'à ces derniers temps,
dirigeaient les actions de la plupart des hommes.
(Extrait de « En Route pour l'Abondance »)
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1936 - Lettre à tout le monde
Le Front Populaire essaie de résoudre la
crise. Il n'y parviendra que s'il prend conscience de l'étendue
de la transformation nécessaire.
...CERTES, nous ne nous dissimulons pas la lourde tâche
incombant au gouvernement issu de la majorité de ceux qui veulent
que ça change ; et nous supposons qu'il se décidera bien
à expliquer nettement au pays que la transformation espérée
ne peut pas résulter des errements d'autrefois.
Déjà on parle avec insistance d'un grand programme de
travaux publics. Ceux-ci, certes, sont indispensables à la minute
où l'initiative privée ne peut plus les entreprendre faute
de profit. Mais si l'on espère les financer d'une manière
orthodoxe, nous ne voyons pas bien comment on y réussira. Aucun
pays n'a jusqu'ici pu réveiller l'activité économique
sans des entorses répétées au régime basé
sur les échanges et le respect des contrats. Les prédécesseurs
du nouveau gouvernement furent obligés de s'engager dans cette
voie car ils n'avaient réussi ni à équilibrer le
budget, ni à empêcher l'or de sortir des caves de la Banque
de France.
L'orthodoxie pratiquée par les orthodoxes a fait faillite.
Nous supposons que ceux qui veulent que cela change ne nous ramènent
pas l'orthodoxie.
De sorte qu'il faut leur' faire confiance en tenant compte des difficultés
à vaincre et qui, en grande partie, proviennent d'un corps électoral
insuffisamment renseigné sur l'étendue de la transformation
qu'il réclame sans s'en douter...
(Publié dans « La Grande Relève
» du 16-5-1936)
...ON nous excusera de toujours ramener le problème
économique à ces données essentielles : des hommes
qui ont du travail et qui, grâce aux machines, peuvent produire
tout ce dont le pays a besoin ; et à côté d'eux,
des hommes privés de tout, eux et leur famille, simplement parce
qu'on n'a plus besoin d'eux.
Qui ne voit que cette situation ne peut pas durer et qu'elle nous conduit
tous à la misère dans l'abondance ?
« Faites tourner les machines à votre profit », disent
quelques-uns aux ouvriers qui se croisent les bras. On oublie simplement
que dans le régime actuel, cette solution n'en est pas une. Si
les ouvriers fabriquent des produits, ils seront bien obligés
de les vendre. Croit-on qu'ils y réussiraient avec plus de succès
que le patron ? Oui peut-être, dans quelques cas où le
patron est encore dans un secteur privilégié, mais dans
tous les autres ? C'est la clientèle qui manque, ce sont les
consommateurs qui ne peuvent plus acheter.
Or le producteur qui ne peut pas vendre rejoint dans la misère
le consommateur qui ne peut pas acheter. Et les ouvriers maîtres
de la production n'arriveraient pas plus à l'écouler,
dans le régime actuel, que les patrons eux-mêmes.
On voit ici que tout le monde, patrons, ouvriers, chômeurs, a
intérêt à transformer un régime économique
qui bientôt ne fonctionnera plus au profit de personne et auquel
nous devons déjà cinq années de crise.
Les revendications professionnelles ne sont qu'un aspect du drame qui
se joue dans tous les pays supérieurement équipés
: la déflation des salaires que nous avons combattue au «
Droit au Travail » n'a rien réglé, contrairement
à ce que certains supposent ; la hausse des salaires entraînera
la hausse du prix de la vie, ce qui ne permettra pas au consommateur
d'acheter davantage.
Le seul problème aujourd'hui est celui du consommateur. Car,
avec les moyens de production dont dispose la France, il est possible
de produire davantage, de vaincre définitivement la misère
et de créer le bien-être pour tous les Français.
Va-t-on l'exiger sur l'heure du gouvernement qui s'installe aujourd'hui
?..
(Publié dans « La Grande Relève
» du 7 juin 1936)
(Extraits de « Lettre à tout le monde »)
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1937 - Libération
Avant-propos de la deuxième édition.
CE livre a été écrit en 1936.
A cette époque, pas plus qu'aujourd'hui, le public ne discernait
clairement le sens ni ne soupçonnait la portée de ce que
les économistes distingués appelaient la Crise. Il s'agissait
de lui expliquer que les troubles économiques et sociaux dont
le monde était le théâtre, provenaient des transformations
immenses que les nouvelles méthodes de production, issues du
machinisme, provoquaient dans l'existence des hommes. Depuis que l'humanité
avait fait la conquête des forces élémentaires de
la nature, elle réussissait à les mettre à son
service, dans des proportions si gigantesques, que la machine, bientôt,
libèrerait l'homme de son labeur millénaire. Nous étions
impliqués dans une révolution comme le monde n'en avait
jamais connu : c'est un nouvel âge de l'humanité qui commence
: celui de l'abondance et des loisirs.
Mais de considérables réformes de structures s'imposaient,
sinon les pays supérieurement équipés glissaient
infailliblement à la misère et à la guerre : cela
se démontrait comme une proposition d'Euclide.
Dédaigneusement, les économistes classiques haussèrent
les épaules. Et l'excédent d'énergie créa
une abondance d'armements, pour lesquels il ne restait plus qu'à
trouver des débouchés...
*
...Les progrès du machinisme se sont précipités
pendant la guerre à une cadence plus rapide encore qu'en temps
de paix. On remplaçait les hommes mobilisés par de nouvelles
machines, et personne ne craignait plus de sur-produire puisque l'ennemi
se chargeait de tout détruire.
Les moyens de production sont donc plus puissants pue lamais, et. si
l'on s'obstine à conserver notre mode de distribution des biens
de consommation. les cohortes de sans-travail seront plus nombreuses
qu'elles ne l'ont lamais été. Et le chômage des
travailleurs entraînera celui des patrons. Le monde retombera
dans une misère stupide...
*
Les analyses et les propositions de Jacques Duboin
furent combattues de tout côté, de l'extrême-droite
qui lui reprochait son communisme, aux communistes qui lui reprochaient
d'aller au-delà de Marx. Il tint à se situer lui-même
clairement par rapport aux doctrines en vigueur...
...A l'exception de Stuart Mill et de Bastiat, les
économistes libéraux semblaient se contenter d'un corps
de doctrines finissant par perdre contact avec l'évolution qui
s'effectuait sous leurs yeux. Marx rompt délibérément
avec l'abstraction et cherche, dans l'histoire, la preuve qu'il n'est
pas possible d'isoler les questions économiques des institutions
sociales politiques et juridiques.
KARL MARX (1818-1883) a fait le tour de toute la science
économique. Il est donc impossible de présenter sa doctrine
complète, car elle forme un ensemble monumental. Il faut se borner
à ceux de ses raisonnements dont la puissance anime et soutient
toutes les parties de ce vaste système dont l'ambition est d'être
l'expression des réalités.
Marx le précise nettement dans le manifeste communiste : ses
conceptions ne sont que l'expression générale des conditions
de fait données, elles reposent donc sur l'observation des faits
économiques qui fourniront l'explication de tous les rapports
sociaux, non pas de ce qu'il y a de plus juste ou de plus fraternel,
mais simplement ce qui est et ce qui sera. Le socialisme de Marx est
construit sur le matérialisme historique qui lui permet de s'évader
des limites étriquées que l'on donnait, jusqu'alors, à
la science économique. Celle-ci tendait à prendre un caractère
abstrait, et comme la géométrie, à se réduire
à quelques théorèmes ne tenant compte d'aucun des
problèmes nouveaux que le progrès technique allait poser
tous les jours.
Il paraît donc indispensable de compléter la théorie
de Marx, car si la valeur d'une chose peut encore se mesurer à
la quantité de travail qu'a exigé sa création,
il est clair que ce n'est plus uniquement du travail humain. A celui-ci
est venu s'ajouter celui des chevaux-vapeur dans une proportion toujours
grandissante.
Le patron continue bien a acheter le travail de l'ouvrier contre la
quantité de substances dont celui-ci a besoin pour pouvoir continuer
à travailler. Mais il achète encore le travail des chevaux-
vapeur que lui fournissent la houille, le pétrole, les chutes
d'eau qui va actionner son outillage. Et quel prix paie-t-il leur travail
? Au prix de toute marchandise, c'est-à-dire en principe au prix
fixé par la loi de l'offre et de la demande. Et ce prix est très
inférieur au salaire qu'il aurait fallu payer à l'ouvrier
pour la même quantité de travail, car si le : patron n'avait
pas trouvé quelque avantage à cette substitution, il n'aurait
jamais eu l'idée d'employer des machines. C'est le désir
de réaliser plus de profit qui pousse logiquement le producteur
à améliorer son outillage, donc à employer moins
de main-d'oeuvre.
Marx ne pouvait pas, en 1867, prévoir l'emploi massif de l'énergie
extra-humaine qui allait concurrencer toujours plus âprement ce
travail humain dont il parle dans sa théorie de la plus-value.
Cela ne change rien, dira-t-on, à la théorie en elle-même,
en ce sens que Marx a bien prévu que le patron, désireux
de réaliser le plus de profit possible, devait tout naturellement
essayer d'augmenter cette plus-value. En effet, Marx n'ignorait pas
que le producteur chercherait : soit à payer un salaire moins
élevé en obligeant l'ouvrier à s'approvisionner
à un économat patronal ; soit à allonger la journée
de l'ouvrier tout en lui payant le même salaire ; soit encore
en remplaçant les hommes par des femmes et même par des
enfants, qui se contentent de salaires moins élevés. On
peut donc prétendre que l'emploi de l'énergie extra-humaine
rentre dans le cadre de ces mêmes préoccupations. Si Marx
n'en parle pas implicitement, il n'a dit mot non plus, et pour cause,
ni du système Taylor, ni même de la rationalisation qui,
à leur tour, et après la mort de Marx, ont eu comme conséquence
d'augmenter la production, tout en diminuant la main-d'oeuvre nécessaire.
Seulement, il s'est produit un fait nouveau : c'est que si le régime
poussait le patron à agir de la sorte, il n'allait plus lui permettre
de réaliser, et à plus forte raison de conserver, la plus-value
définie par Marx.
On ne peut plus en douter puisque toute l'histoire de ces dernières
années en fournit la preuve ; nous assistons, au contraire, à
une baisse constante de la plus-value, sauf dans le secteur momentanément
privilégié, c'est-à-dire celui dans lequel la concurrence
ne joue plus, ou quand l'Etat vient en aide au producteur par tous les
moyens divers que nous connaissons.
Mais si cette baisse ne pouvait pas être prévue dans la
théorie de la plus-value, elle découle cependant des prémisses
mêmes dont Marx s'est servi pour échafauder son raisonnement.
Reprenons donc à la base : Marx, très judicieusement,
part de l'échange, constituant la base de notre régime
économique. Le salaire de l'ouvrier, dit-il en substance, n'échappe
pas à la loi de l'échange. C'est le patron qui achète
la force de travail de l'ouvrier pour en disposer à son gré
: il a payé la main-d'oeuvre à son juste prix, car on
entend par là sa véritable valeur d'échange. C'est
la faute du régime s'il en est ainsi, mais dans le régime
il ne peut en être autrement. Jusqu'ici le raisonnement est impeccable,
mais il ne doit pas s'arrêter là. La loi de l'échange
joue encore pour la plus-value tant que nous restons dans le régime.
En effet, grâce au travail de ses ouvriers, le patron est à
la tête d'un stock de produits fabriqués qui est sa propriété
: que va-t-il en faire ? - Le consommer lui-même ? - Jamais de
la vie, car ce n'est pas pour cela qu'il a fait fabriquer ces produits.
Il va chercher à les écouler dans le public, c'est-à-dire
à les vendre pour les transformer en argent. Mais là encore
c'est la loi de l'échange qui va intervenir, car vendre, c'est
échanger un objet contre de l'argent. De sorte que la plus-value
de Marx ne constitue un profit que si le produit est vendu au-dessus
de son prix de revient. C'est là précisément que
la plus-value va s'évanouir dès que baisse la capacité
d'achat. La plus-value du patron, telle que la définit Marx.
n'est donc plus qu'un profit en puissance. Pour la réaliser,
il faut essentiellement eue le revenu national le permette, car il représente
la masse de capacité d'achat des consommateurs. Et qui crée
cette masse de capacité d'achat ? On sait que c'est la production
elle-même.
Pourquoi crée-t-elle moins de capacité d'achat qu'au temps
où vivait Marx ? En raison de l'emploi intensif des chevaux-vapeur,
le travail de ces derniers a permis d'actionner un outillage qui a créé
des produits en regard desquels il n'est plus possible d'inscrire, proportionnellement,
la même capacité d'achat qu'autrefois. On doit inscrire
aujourd'hui une capacité d'achat beaucoup moindre : elle correspond
au prix payé aux producteurs d'énergie, aux constructeurs
de matériel et à l'amortissement de celui-ci ; au prix
payé aux producteurs d'engrais, etc... La production scientifique
remet proportionnellement en circulation moins d'argent que la production
du temps de Marx. De sorte qu'apparaissent les stocks invendus entraînant
la disparition rapide de la plus-value.
(Extraits de « Libération »)
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1939 - Egalité économique
L'inégalité des conditions de vie
est la cause des désordres sociaux, alors que les classes sociales
n'ont jamais eu un caractère définitif. « A chacun
selon ses ouvres, à chacun selon son mérite ), sont des
formules périmées correspondant à l'économie
de la disette. On prétend que la compétition s'impose
à tous les êtres vivants, mais la solidarité aussi
est une loi naturelle. La vie sociale tend vers une morale toujours
plus haute, donc vers plus de justice. L'échange, indispensable
à l'époque de la rareté, développait l'inégalité,
mais la science, en triomphant de la disette, amène l'égalité
économique qui permet la fraternité :
...VOUS vous souvenez que Jean-Jacques Rousseau distinguait
deux sortes d'inégalités : l'une, physique ou naturelle,
consistant dans la différence d'âge, d'intelligence, de
taille, de santé, de forces du corps ; l'autre, qu'il appelle
morale ou politique, comme l'inégalité de richesse, de
puissance, etc... La première étant naturelle, il n'y
a pas lieu de chercher la source. La seconde, consistant dans les différents
privilèges dont jouissent quelques-uns au préjudice des
autres, ne devrait paraître naturelle qu'à ceux qui en
bénéficient, puisque, comme disait Pascal, le titre par
lequel le riche possède des biens n'est pas fondé sur
la nature mais sur un établissement humain...
*
...Tous les êtres humains ayant un droit égal
à la vie, et le bien-être de l'individu étant indispensable
pour qu'il puisse satisfaire ses besoins intellectuels et moraux, la
société doit assurer la sécurité matérielle
de tous ses membres, afin de permettre à chacun d'épanouir
librement sa personnalité...
*
Ainsi s'esquisse une transformation des rapports
de la société :
...J'espère que vous ne vous écrierez
pas : mais c'est l'Etat totalitaire ! Vous commettriez une erreur de
forte taille car il s'agit, au contraire, de l'Etat utilitaire, le seul
qui corresponde au régime de l'Abondance. Il est aussi impossible
de les confondre que de prendre le jour pour la nuit.
Dans l'Etat totalitaire, l'individu n'est rien et l'Etat est tout. Dans
l'Etat utilitaire, l'Etat assure, au contraire, la liberté de
l'homme en l'affranchissant de toutes les servitudes matérielles.
Il faut considérer l'Etat totalitaire comme un accident survenant
chez les peuples qui n'ont pas su accomplir, en temps utile, les réformes
de structure nécessaires. C'est la force tyrannique que revêt
le capitalisme lorsque l'automatisme dont il est si fier ne fonctionne
plus. Au moment où je vous écris, l'Allemagne, l'Italie,
le Japon, le Portugal sont des Etats totalitaires ; l'un quelconque
de ces pays a-t-il fait de la production une fonction sociale ? Non
; chez tous, le régime de la production individuelle et de l'échange
est toujours en vigueur. Ces Etats ont essayé de résorber
le chômage, non pas en le répartissant sous forme de loisirs,
mais en obligeant les chômeurs à fabriquer du matériel
de guerre ; ils ont assumé le ravitaillement en matières
premières, mais simplement parce que leur commerce international
n'était plus praticable ; ils ont fabriqué des crédits,
mais sans gager la monnaie sur la production, donc, sans créer
eux-mêmes les revenus de leurs nationaux. Aucun pays totalitaire
n'est jusqu'ici utilitaire !
L'Etat utilitaire n'a jamais fonctionné dans le monde et l'on
aurait la prétention de proclamer sa faillite ! Certains poussent
l'aveuglement ou le cynisme jusqu'à le confondre avec l'Etat
capitaliste! Voyez, disent-ils, comme il est fou de compter sur l'Etat
pour qu'il vous fasse vivre.
- Parbleu, l'Etat, tel que nous le connaissons, prélève
sur les uns ce qu'il donne aux autres et ne peut pas faire autrement.
Mais en sera-t-il ainsi lorsque l'Etat produira des richesses grâce
à l'équipement dont il disposera et au travail que lui
fourniront les citoyens ?
L'Etat utilitaire fournit à l'individu tout ce qui lui est utile
et lui permet ainsi de vivre en homme libre. Je dis bien : en homme
libre, car n'est libre que l'être qui est débarrassé
du souci de l'existence. N'a le pouvoir d'agir et ne jouit pleinement
de l'existence que celui qui n'a plus l'angoisse du jour qui vient.
Craindrait-on que l'Etat utilitaire n'abusât de son autorité
? Voilà que l'on retombe dans l'Etat totalitaire où l'homme
est dispensé de tout effort intellectuel ; où haines,
enthousiasmes, passions, grandeur, lui sont imposés par l'Etat
tout-puissant ; où l'on brûle les livres, où l'on
persécute les gens pour leur religion.
(Extraits de « Egalité économique
»)
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1940 - Demain...
LA GUERRE.
QUELLES sont les causes réelles de la guerre
? La plupart des gens s'attachent aux événements politiques,
s'évertuant à donner tort à leurs adversaires afin
de pouvoir donner raison à leurs amis. Parmi les acteurs du drame,
pas un qui ne soit intimement persuadé de sa propre innocence
et convaincu de l'écrasante culpabilité de ses adversaires.
On met déjà en avant une succession d'événements
politiques qui doit tout expliquer. D'autres répètent
que c'est la faute collective de tout un peuple, car il a voulu la guerre.
Comme si un peuple avait jamais été partisan de la tuerie
! Quel gouvernement a osé faire plébisciter une déclaration
de guerre par les combattants, les épouses et les mères
? Hélas ! d'autres trouveront tout naturel que la jeunesse soit
fauchée tous les vingt ans ! Passons. Cette guerre (39-45) comme
toutes celles qui ensanglantent le monde, a eu des causes économiques
qui se cachent sous les faits politiques. Est-il bien difficile de les
découvrir à. la lumière de la révolution
mécanicienne que nous vivons ? Est-il besoin de rappeler que
tout l'équilibre économique du 19e siècle était
fondé sur les échanges commerciaux et complémentaires
entre des pays européens fortement industrialisés, et
un monde extra-européen fournisseur de matières premières
; et que le moment était arrivé où les pays fortement
industrialisés ne pouvaient plus se procurer de matières
premières, précisément parce qu'ils avaient industrialisé
leurs propres fournisseurs ? Les premiers ne pouvant plus vendre aux
seconds, se trouvaient dans l'impossibilité d'acheter ce dont
ils avaient besoin ; et les seconds étaient obligés de
stocker inutilement ce qu'ils auraient été heureux de
vendre. Qui ne comprend pas cela n'a qu'à fermer ce livre. Il
aura été acteur ou spectateur du drame le plus formidable
de tous les temps, sans se douter de la partie qui se jouait.
...ou le socialisme de l'abondance
LE socialisme ne consiste ni dans un changement de
personnel (toutes choses restant en l'état) ; ni dans la confiscation
de l'argent des riches ; ni dans l'agitation des masses populaires ;
ni dans la simple conquête du pouvoir ; ni dans l'amélioration
du sort des déshérités dans le cadre de la société
actuelle ; ni dans la participation de la classe ouvrière aux
bénéfices de la classe dirigeante ; ni-même dans
le partage des terres, ce qui est une ineptie de première grandeur
dans les pays où il n'y a plus de travail pour tout le monde
; ni dans le changement des gérants de l'appareil de production,
etc.. Le socialisme est une organisation nouvelle et permanente, dont
l'essence est de remplacer par une seule entreprise nationale la totalité
des entreprises privées ; c'est donc l'exploitation collective
des moyens de production avec droit individuel et égal aux produits.
En d'autres termes le socialisme est l'égalité des conditions
économiques de tous les membres de la société :
revenu égal à âge égal. Le socialisme ne
peut se réaliser que dans une société sans classe,
ce qui implique que les échanges n'existent plus, et que production
et distribution sont devenues des fonctions sociales.
Contrairement à ce qu'on laisse croire pour effrayer le public,
a propriété individuelle subsiste et même se généralise,
car tous les habitants du pays n'ont plus seulement la faculté
d'y accéder, ils y participent réellement grâce
à leurs revenus. Elle s'applique à tout ce qui n'est pas
moyen de production ou de répartition : elle englobe donc tous
les produits, destinés à l'alimentation, à l'ha
tillement, ainsi que tous les objets mobiliers nécessaires au
bien-être ; sans en excepter les maisons d'habitation avec le
confort maximum qui puisse être réalisé. Bref, meubles,
objets d'art, autos, canots automobiles, animaux, et d'une manière
générale l'ensemble de tout ce qui contribue à
la joie de l'existence, restent ou deviennent la propriété
légitime de leur possesseur, du moment qu'il les a acquis avec
son revenu ou les tient de ses parents.
On voit donc qu'il ne s'agit pas simplement d'une révolution
politique consistant uniquement dans quelques changements dans la Constitution,
ou dans une diminution ou une extension des libertés publiques,
ou dans des mutations dans le personnel dirigeant : il s'agit d'une
révolution sociale, c'està-dire du remplacement des lois
et règlements sur lesquels reposent la vie civile et la manière
de vivre de chacun, par d'autres lois transformant tous les rapports
sociaux.
On objectera peut-être que cette conception ambitieuse ne cadre
pas avec l'orthodoxie. Mais qu'entendons-nous par l'orthodoxie socialiste?
Certains professionnels laissent aujourd'hui la doctrine dans une imprécision
si prudente, que presque tout le monde peut y applaudir, chacun y reconnaissant
justement ce qui convient à ses passions; et à ses préjugés.
D'autres restent fidèles à la manière de voir de
leurs prédécesseurs qui vécurent au siècle
dernier et dont les doctrines, nous l'avons vu, s'inspiraient des conditions
générales de la vie à l'époque où
ils écrivaient. A la vérité, toute doctrine économique
doit s'adapter au mode de production des richesses et évoluer
avec le progrès des techniques.
Dans une société où l'abondance est possible, le
socialisme ne peut plus être celui qui convient à un pays
où la disette est obligatoirement le lot d'une importante fraction
de la population. Ce qui revient à dire que partout où
l'échange demeure le véhicule de la distribution, le socialisme
doit être, lui aussi, basé sur l'échange ; mais
là où l'abondance peut régner grâce à
un haut degré d'équipement économique, où
les échanges sont donc devenus rares et difficiles, un socialisme
nouveau devient nécessaire, et, par la force même des choses,
ne peut plus être construit sur l'échange. Nous l'appelons
le socialisme de l'abondance pour l'opposer à celui de la rareté.
Et si j'insiste sur cette distinction, c'est que le premier s'impose
comme le seul régime économique désormais possible
dans un pays ayant atteint le stade de l'abondance, tandis que le second
ne se propose que d'apporter plus de justice dans le fonctionnement
des échanges.
(Extraits de « Demain ou le socialisme de l'abondance
»)
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1945 - Rareté et abondance
CE qui caractérise peut-être le mieux
l'Etat capitaliste, c'est son impuissance quand l'intérêt
général est en jeu. Il ne peut rien sans crédits,
ce qui signifie qu'il doit disposer de sommes nécessaires à
l'exécution de tout ce qu'il veut entreprendre. Comme il ne peut
donner plus qu'il ne reçoit, les oeuvres les plus utiles et les
plus urgentes sont indéfiniment ajournées sous prétexte
que la colonne des dépenses atteint déjà la hauteur
de celle des recettes. C'est ce qui explique que les îlots insalubres
soient toujours debout, les malheureux sans abri, que l'abord des villes
reste repoussant, etc... Survient-il quelque cataclysme plongeant des
milliers de' familles dans la détresse, l'Etat capitaliste tend
la main, on autorise des sauteries ou des tombolas pour venir en aide
aux sinistrés.
Dans sa dernière phase, le rôle de l'Etat capitaliste a
grandi considérablement puisqu'il est obligé de prendre
le libéralisme en tutelle. Bien entendu, s'il équilibre
encore son budget, c'est grâce à des feux d'écritures,
consistant à inscrire dans des budgets annexes, additionnels,
provisoires, complémentaires, spéciaux, extraordinaires,
on dit encore de défense nationale, toutes les dépenses
pour lesquelles il n'existe plus de recettes correspondantes. Les économistes
classiques blâment ces errements sans se douter que si le hasard
voulait bien qu'un Etat moderne réussit à équilibrer
ses comptes, cet événement provoquerait l'effondrement
définitif de la grande majorité des entreprises privées.
On peut même affirmer que Plus le déficit augmente. moins
les affaires vont mal ; car si l'Etat crée chaque année
des milliers d'emplois, c'est pour assurer un revenu aux milliers de
gens que le secteur privé a éliminés. En somme,
son déficit augmente dans la mesure où l'économie
a besoin d'être subventionnée.
On assiste ainsi à une évolution de l'Etat correspondant
au passage de l'économie de la rareté à celle de
l'abondance. Cette transformation est même si complète
que, si on continue à l'appeler l'Etat, c'est faute d'un nom
qui lui conviendrait mieux, car il n'a plus rien de commun avec l'Etat
tel que le libéralisme l'avait façonné.
En régime d'abondance, l'Etat devient utilitaire ; dès
que la production spontanée ne peut plus dégager de profit,
elle s'arrête ; et l'Etat doit s'agréger les moyens de
production pour les mettre en oeuvre dans l'intérêt général.
Pour l'exécution d'un plan de production destiné à
satisfaire les besoins réels, l'Etat exigera des hommes valides
leur quote-part de travail sous forme de service social. N'a-t-il pas
eu de tous temps le droit d'exiger du travail, comme tous les genres
de services, pour la grande cause de l'utilité publique ?
Produire au maximum deviendra ainsi une fonction publique.
Mais après avoir assumé la création des richesses,
l'Etat devra présider à leur distribution. A cet effet,
la production annuelle, diminuée des réserves correspondant
à l'entretien de l'équipement national, comme aussi des
marges de sécurité pour !'avenir, fera l'objet d'une évaluation
conventionnelle permettant de déterminer le revenu national.
Celui-ci sera entièrement réparti aux ressortissants sous
forme d'un revenu viager dont l'importance variera avec l'âge
du bénéficiaire.
Pour cette répartition, l'Etat créera une monnaie qui
cessant d'être circulante, sera garée sur la Production
elle-même dont elle assurera le passage à la consommation.
Cette économie nouvelle fonctionnera sans impôts. Pourquoi
l'Etat Prélèverait-il ses ressources sur celles de ses
ressortissants ? Disposant de l'ensemble du revenu national. il en affectera
une partie à l'administration de la production et aux frais généraux
de la nation. Ainsi le revenu viager servi aux ressortissants ne comportera
aucune retenue.
Pour la même raison, l'Etat ne manquera jamais de crédits
parce que les crédits ne seront plus nécessaires. Que
survienne un cataclysme ou que des travaux d'utilité publique
s'imposent d'urgence, il ne s'agira pour l'Etat que de faire face à
une production exceptionnelle.
Ces quelques observations permettent de voir la différence profonde
existant entre l'Etat en régime de rareté et l'Etat en
régime d'abondance.
Le premier avait théoriquement pour fonction d'être l'arbitre
entre les classes sociales, et l'eut été, en fait, si
l'équilibre avait été possible entre elles. Cet
équilibre étant impossible, l'Etat capitaliste devenait
fatalement l'instrument de la classe la plus riche, pour pressurer les
classes les plus pauvres et conserver ainsi ses privilèges. En
régime d'abondance, au contraire, l'Etat devient l'expression
réelle de l'intérêt général car les
classes sociales n'existent plus.
*
L'ECHANGE international, portant sur les marchandises,
se décompose en importations et en exportations, ces deux mots
groupant respectivement les marchandises qu'un pays achète à
l'étranger et celles qu'il lui vend. En principe, importations
et exportations sont solidaires, les chiffres des unes et des autres
suivent des voies parallèles, parce qu'en fait les marchandises
d'un pays s'échangent contre les marchandises des autres pays,
l'or n'intervenant que pour régulariser ces deux courants. Pénétrons
vite ce système :
Un pays achetant au dehors, sans rien vendre, serait obligé de
payer ses achats en or, seule monnaie internationale : son stock métallique
serait rapidement épuisé. Les choses se passent autrement
grâce à la compensation. Les achats faits à l'étranger
se paient au moyen de lettres de change dont chacune représente
une vente déjà faite à l'étranger. On paie
ainsi les importations avec les exportations. ce qui permet de dire
que l'échange international revêt la forme du troc, par
la compensation des titres de créance que représentent
les marchandises. En somme, l'exportation n'est que le prix en nature
que paie un pays pour l'importation des marchandises dont il a besoin.
On se sert de l'or pour régler la différence qu'accuse
la Balance Commerciale ou, plus exactement, la Balance des paiements,
car les pays ont, les uns sur les autres, d'autres créances que
celles résultant d'opérations purement commerciales.
Et c'est ici que se produit le fameux rétablissement automatique
d'équilibre : s'il y a excès d'importations, il y a sortie
d'or. L'or, ainsi raréfié, provoque une baisse des prix
à l'intérieur du pays. Cette baisse, stimulant les étrangers
à augmenter leurs achats, fait ainsi croître les exportations,
en même temps, elle enraye les importations car elles apparaissent
moins avantageuses. Augmentation des exportations, diminution des importations,
l'équilibre est rétabli.
Y a-t-il eu excès d'exportations ? L'or afflue et, devenu plus
abondant, fait monter les prix intérieurs. Cette hausse freine
les achats de l'étranger et stimule au contraire les importations,
car les prix du dehors paraissent plus accessibles. L'équilibre
est de nouveau rétabli.
En réalité, il n'est même pas nécessaire
que les prix intérieurs baissent ou montent beaucoup pour que
les courants commerciaux se renversent automatiquement. En effet, chaque
exportation donnant naissance à une lettre de change, donc à
ce qu'on appelle « du papier sur l'étranger », plus
les exportations augmentent, plus le papier sur l'étranger devient
abondant et plus son prix baisse. Au contraire, plus les importations
sont actives, plus le papier sur l'étranger est recherché
et plus son prix monte. Lui-même étant soumis à
l'offre et à la demande, comme toute marchandise, c'est le cours
de ce papier qui régularise les excès, s'il s'en produit.
Un pays a-t-il importé plus qu'il n'a exporté ? Son papier
sur l'étranger hausse, puisque les importateurs en manquent.
Mais si cette hausse constitue une petite prime offerte aux exportateurs
et les incite à augmenter leurs achats, elle est une petite perte
pour les importateurs en les obligeant à payer leur papier plus
cher,_ donc à ralentir leurs achats. Le cours du change suffit
ainsi à déclencher automatiquement le renversement des
courants commerciaux. L'excès des importations provoque la hausse
du change et stimule les exportations comme l'excès des exportations
provoque la baisse du change et stimule les importations. Quelle belle
harmonie !
Elle a régné longtemps. Lorsqu'un pays signait un traité
de commerce ou élevait sa barrière douanière, il
réussissait à augmenter ses exportations ou à diminuer
ses importations ; mais il faussait sa balance commerciale. Elle retrouvait
assez vite son équilibre, à un niveau différent,
tant que l'or a joué son rôle de régulateur.
En régime d'abondance, tout tend à la gratuité.
Si les orthodoxes s'insurgent contre cette affirmation, c'est qu'ils
n'ont jamais pris leurs doctrines au sérieux. S'ils vantaient
les bienfaits de la concurrence, n'était-ce pas qu'elle devait
abaisser continuellement les prix de revient ? Or, à force de
baisser, n'eussent-ils pas fini par être si près de zéro
qu'il serait devenu impossible de les en différencier monétairement
? Ainsi donc, c'est à la gratuité que tendait le libéralisme,
si les contractions internes n'avaient pas achevé prématurément
sa carrière.
Comme dans le socialisme de la rareté, le commerce extérieur
est monopolisé par l'Etat qui exporte aux fins de se procurer
les importations nécessaires. Le Plan détermine la nature
et l'importance de ces opérations qui s'exécutent et se
règlent par l'intermédiaire des représentations
commerciales à l'étranger.
Si la compensation n'est pas possible, les exportations fournissent
les devises pour le paiement des importations. L'Etat peut encore se
procurer ces devises en cédant de la monnaie intérieure
aux touristes étrangers.
Entre nations vivant en économie d'abondance, les transferts
de marchandises ne porteront guère que sur les matières
premières que la nature, dans son ignorance des frontières
politiques, a inégalement réparties sur la surface du
globe. Les nations les plus favorisées fourniront gratuitement
aux autres les quantités qui excèdent les besoins réels
de leurs ressortissants, compte tenu des réserves nécessaires
pour la production future. Cette solution paraît plus sage que
de brûler ou d'enfouir ces excédents, comme on le faisait
en économie de rareté ; c'est aussi plus humain que de
limiter les envois rapides et gracieux aux bombes que personne ne réclame
et qui appellent la réciprocité.
(Extraits de « Rareté et Abondance »)
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1945 - L'économie distributive
L'ECONOMIE distributive repose sur trois principes
dont voici le premier : L'homme possède le droit à
la vie, car il le tient des lois de la nature : il doit donc avoir sa
part dans les richesses du monde.
Grâce à son travail, il pouvait autrefois se procurer cette
part ; il le peut de moins en moins puisque le travail humain est rapidement
éliminé par un gigantesque appareil de production. Cependant,
les progrès techniques ne doivent pas priver le travailleur des
biens créés, sous prétexte que son travail n'a
pas été nécessaire, car si l'homme a inventé
une machine pour travailler à sa place, c'est pour qu'elle travaille
pour lui. Comment lui assurer sa part dans les richesses produites ?
A la vérité, la richesse d'un pays moderne ne se compose
de belles récoltes, d'usines bien outillées, d'abondantes
sources d'énergie, car tout cela n'a jamais résisté
aux engins de guerre ; la fortune des hommes de notre temps réside
dans l'efficience des techniques qui permettent de créer toutes
ces richesses ; d'où ce deuxième principe :
L'homme est l'héritier d'un immense patrimoine culturel,
oeuvre collective poursuivie pendant des siècle par une foule
innombrable de chercheurs et de travailleurs, tacitement associés
pour l'amélioration de la condition humaine.
Mais l'homme n'est que l'usufruitier de ce patrimoine : sous quelle
forme pourra-t-il prélever sa part ?
Il ne peut être question de la « Prise au tas », car
elle s'accompagnerait d'un gaspillage incompatible avec l'ordre public.
Dans le monde moderne, cette part d'usufruit ne peut se concevoir que
sous forme d'un pouvoir d'achat, donc de monnaie permettant à
chacun de choisir librement ce qu'il lui plaît d'acheter ; d'où
troisième principe :
Les droits politiques ne suffisent pas pour assurer la liberté
de l'homme, car la plus essentielle est celle de l'esprit ; or, n'a
l'esprit libre que celui dont l'existence matérielle est assurée.
Les droits du citoyen doivent donc se compléter des droits économiques,
concrétisés par un « REVENU SOCIAL » dont
chacun bénéficiera du berceau au tombeau. Le « revenu
social » libèrera définitivement la femme, aucune
loi naturelle ne la condamnant à dépendre économiquement
de l'homme. En contrepartie du « revenu social », le citoyen
accomplira un « service social » au cours duquel il fournira
sa part du travail que réclame l'appareil de production et l'administration
du pays.
De ces trois principes se dégage une définition : l'objet
de l'économie distributive est de pourvoir à la satisfaction
des besoins matériels et culturels de tous les humains, des jeunes
comme des vieux, des malades et des infirmes comme des bien portants.
L'économie distributive supprime définitivement la misère
qui dégrade l'homme : n'est-ce pas une honte de la maintenir
quand tout existe pour la supprimer?
(Extraits de « La Grande Relève »
du 19 avril 1958)
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L'éducation nécessaire
L'EDUCATION ne faillira pas à sa tâche
essentielle : développer l'esprit critique des élèves.
Ils doivent apprendre à ne pas conclure sur un fait isolé
que le hasard a permis de constater, alors que leur attention aurait
pu être attirée sur mille faits négatifs, si les
circonstances s'y étaient prêtées. Des esprits aussi
éminents que Voltaire sont tombés dans ce travers qui
conduit à extravaguer comme un pédant. D'une manière
générale, les jeunes seront mis en garde contre la sottise
d'accepter une opinion toute faite. C'est une des plaies des temps que
nous vivons, avec une légèreté coupable, des hommes
au demeurant instruits et même intelligents, portent, à
tort et à travers, les jugements les plus téméraires
sur les sujets qu'ils ne connaissent pas. On en voit qui poussent l'outrecuidance
jusqu'à vouloir apprendre aux autres ce qu'ils ignorent eux-mêmes
et discourir à perte de vue sur un livre à la seule lecture
de son titre. Connaît-on plus déplorable paresse intellectuelle
? Voyez ce qui se passe, par exemple, en matière d'économie
politique. Les gens tranchent de haut sans y regarder de près,
pour paraître informés, ils répètent ce qu'ils
ont entendu dire en adoptant de préférence le point de
vue des pontifes. On semble se hâter de faire la synthèse
de peur d'avoir à faire l'analyse. Bien entendu, leurs jugements
sommaires sont presque toujours stupides. Ils font sourire comme ceux
de ces journalistes en délire qui peuvent traiter n'importe quel
sujet, n'importe comment, en autant de lignes qu'on le désire.
Beaucoup de nos littérateurs excellent à ce petit jeu.
Les jeunes gens devront comprendre qu'avoir réponse à
tout est la marque des ignorants.
On développera chez eux la faculté d'observation, qui
réclame à la fois de la mémoire et de l'imagination.
Voir, rapprocher, comparer, interpréter, déduire, comprendre
et généraliser : tout cela réclame de la logique,
de la méthode, de la coordination.
(Extrait de « Demain »)
En définitive, l'éducateur apprendra
aux hommes à être simples et naturels. C'est une qualité
facile à acquérir quand les intérêts ne poussent
pas constamment à passer pour ce qu'on n'est pas, à mesurer
ses paroles et ses pensées. A l'illusion qu'on veut donner de
soi, comme c'est malheureusement recommandé si l'on a un rang
à tenir ou son chemin à faire dans une carrière.
Quelques-uns de nos contemporains poussent l'individualisme au- delà
de la mort, vivent comme s'ils voulaient conquérir l'immortalité
! Il faudra rappeler aux jeunes que les hommes dont on parle plus de
huit jours après leur dernier soupir, sont excessivement rares
par rapport aux milliards d'autres qui sont instantanément oubliés...
Ce n'est donc pas parce que nous serons parvenus à une éminente
dignité que notre nom ne sombrera pas dans la mémoire
de nos successeurs. Le régime de l'abondance nous délivre
de cette pose continuelle qui nous oblige à vivre en perpétuelle
alerte de peur d'avoir trop dit ou pas assez. On ne se sentira vraiment
à l'aise que lorsqu'on aura mis tout le monde à l'aise
avec soi.
*
L'éducation substituera dans l'esprit des enfants
l'idée de justice à celle de charité qui fait partie
intégrante de la rareté. On leur rappellera que le regime
dans lequel vivaient leurs parents avait élevé l'hypocrisie
plus haut que le mont Everest. Le libéralisme économique
obligeait la plupart des hommes à s'indigner en paroles à
la vue de toutes les inégalités sociales ; à faire
de belles lois sur la propriété sans se soucier de ceux
qui ne possèdaient rien ; de belles lois de justice sans égard
pour ceux gui n'avaient rien à défendre ; de belles lois
de liberté pour celui qui, s'il ne trouvait pas à vendre
son travail dans la fournée, n'avait plus qu'à mourir
de faim. La jeunesse de demain aura peine à faire croire que
les cens organisaient de belles fêtes pour s'amuser au profit
des pauvres. et pue c'était là leur conception élégante
et pratique de l'exercice de la charité.
Ainsi l'on affectait une piété, des vertus, de nobles
sentiments qu'on n'avait pas. La charité, même lorsqu'elle
est pratiquée largement, laisse subsister l'injustice Tel donne
à pleines mains qui n'oblige personne. A tout prendre, l'aumône
n'est qu'un acompte versé à un créancier pour le
faire patienter.
Au contraire, l'abondance créant une société d'égaux
sous le rapport économique, les hommes ont tous le même
droit au développement de leur personnalité. Chacun comprend
alors le droit des autres et respecte le prochain comme il souhaite
que le prochain le respecte lui-même, car, chez tous les hommes,
en dehors des inégalités physiques, existe un caractère
commun : la conscience. Elle donne à tous la qualité d'homme.
C'est cette conscience qui mérite le respect, de sorte que le
fondement de l'égalité, c'est la conscience elle- même.
(Extraits de « Demain »)
LES LOISIRS.
EN économie distributive, les besoins intellectuels
pourront être pleinement satisfaits, car l'épanouissement
de la personnalité exige non seulement la sécurité
matérielle, mais encore un niveau de vie élevé.
C'est indiscutablement une civilisation de loisirs que le labeur des
générations précédentes nous a préparée.
Ils ont fait leur entrée dans le monde moderne par la porte basse
du chômage. Mais, sans moyen d'existence, le loisir, c'est la
misère. L'abondance apporte les loisirs payés. Certes,
il ne s'agit pas de « déshonorer » le travail, mais
de distinguer le travail obligatoire auquel nous condamne la lutte pour
la vie, et le travail volontaire qui consiste à travailler à
ce qui plaît, et quand cela plaît. Le premier,' consacré
à la production des biens matériels, deviendra une sorte
de servitude temporaire pour permettre le second, celui de l'homme «
libre » au vrai sens du mot, pour se perfectionner et s'accomplir.
On voit que loisir n'est pas synonyme de paresse ; fouir de ses loisirs,
c'est les employer d'une manière intelligente, car il n'existe
pas de plus grand plaisir que d'être agréablement et utilement
occupé. Or, il est nécessaire de posséder de quoi
meubler ses loisirs, ce qui implique une certaine culture : de tous
les maux qui, nous affligent, l'ignorance n'est-elle pas l'un des plus
grands ?
Se doute-t-on de ce que représente l'instruction
mise à la portée de tous les cerveaux ? Il faut se rappeler
que tout le patrimoine intellectuel, qui nous émerveille, n'a
été construit que par un tout petit nombre de gens instruits
: deux à trois pour cent en moyenne dans chaque génération.
Quand tous les hommes seront cultivés, les sciences progresseront
encore dans une mesure que personne ne peut soupçonner. C'est
donc un énorme programme d'instruction et d'éducation
que nous devons résoudre, impliquant une refonte complète
de l'enseignement à tous les degrés. Dès maintenant
on commence à peine à en soupçonner l'étendue...
Mais le régime capitaliste n'est même plus capable de faire
vivre dignement les professeurs et les étudiants !
L'économie distributive ouvre toutes grandes
les portes de l'immense secteur où l'homme pourra exercer son
habileté, son talent, satisfaire ses aoûts et ses préférences
: la phase où il lutte va se perdre dans la brume de la pré-histoire
: c'est la phase spirituelle qui s'ouvre devant lui.
(Extrait de « La Grande Relève »
du 19 avril 1958)
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1946 - Mesures transitoires
Réponses aux objections
Jacques Duboin refuse toujours de considérer
ses propositions comme un programme politique. Il estime que la force
des faits économiques est bien plus forte que toute lutte politique
qui tenterait d'instaurer, au jour fixé, l'économie distributive.
Cette instauration se fera inévitablement sous la poussée
des événements et ses modalités dépendront
du moment.
Sous la poussée insistante de ses amis, il publie cependant «
Economie Distributive de l'Abondance contenant les mesures transitoires
envisageables à l'époque (1945) et les réponses
aux objections couramment rencontrées dans ses conférences,
au cours desquelles la parole est toujours, offerte aux contradicteurs.
Il n'est pas dans nos moyens de prévoir
dans tous les détails le fonctionnement de l'économie
distributive, pas plus qu'il n'était dans les moyens de Jules
Verne dont l'imagination était grande, de prévoir
les avions à réaction.
J. DUBOIN
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1951 Economie politique de l'abondance
Dans cette étude,, Jacques Duboin passe
au fil du rasoir les plus grandes théories économiques
: Quesnay, Adam Smith, Ricardo, J.-B. Say. Puis il analyse les trois
facteurs traditionnels de la production Terre, Travail et Capital et
leur combinaison, la libre entreprise, la loi de l'offre et de la demande,
la concurrence :
...SOUVENT la concurrence a provoqué la détérioration
des produits et donné naissance à la camelote. C'est que
chaque concurrent, pour soutenir la lutte sur le Marché, est
dangereusement tenté de substituer des matières premières
de qualité inférieure à vil prix à des matières
premières de qualité supérieure mais plus chères.
La falsification d'un grand nombre de produits a fait d'aussi remarquables
progrès que la productivité. C'est devenu une véritable
science plus hermétique que les autres, car on préfère
n'en pas faire trop l'étalage. Comme il faudrait plusieurs chapitres
sans épuiser le sujet, il est plus simple de les résumer
tous dans l'histoire des rasoirs mécaniques, car on y trouve
réunis tous les moyens employés dans la « libre
entreprise » dans sa poursuite du Profit. Je me garde d'inventer
quoi que ce soit ; cet exposé a fait d'objet d'une étude
parue dans un livre américain : Technocracy Study Course (page
163 et la suite), qu'il est facile de se procurer pour vérifier
que je n'ai fait que raccourcir le récit. J'ajoute qu'on trouverait
des exemples presque aussi complets dans nombre d'industries, en particulier
dans celle des ampoules électriques. C'est qu'hélas !
la qualité de ses produits nuisant souvent à la rentabilité
d'une entreprise, il existe un degré de perfection qu'il est
sage de ne pas dépasser.
Peut-être avez-vous connu les grands rasoirs d'autrefois : ils
se composaient d'une forte lame d'acier articulée sur un manche,
en bois. La qualité de l'acier était si bonne que certains
usagers ont pu se servir du même rasoir de leur première
barbe jusqu'à la mort. Malheureusement, un article qui dure si
longtemps manque bientôt de débouchés. Quand tous
les mâles en ont été pourvus, on ne peut plus guère
compter que sur une maladresse de l'un d'eux pour espérer remplacer-une
lame ébréchée. Comment augmenter le chiffre d'affaires
? La « libre entreprise » résolut le problème
de la manière suivante : elle eut l'idée géniale
de fabriquer un appareil métallique et léger auquel le
client serait obligé d'adjoindre une lame très mince qu'il
aurait à renouveler souvent. On baptisa l'ensemble du nom de
rasoir mécanique ou rasoir de sûreté.
Restait à décide les consommateurs à mettre leur
antique rasoir au rancart et à le remplacer par le nouveau. Une
publicité intelligente s'en chargea en utilisant le slogan :
« Se raser devient un plaisir ! ». En peu de temps, tous
les Américains en âge de se raser se laissèrent
séduire, après quoi on prospecta les pays étrangers
où l'appareil connut la même vogue. L'affaire était
splendide. En effet, avec chaque rasoir, la « libre entreprise»
vendait un paquet de dix petites lames dont, chacune durait, en moyenne,
un mois ; en sorte que, dix mois plus tard, le client devait renouveler
sa provision. Au lieu d'acquérir une forte lame dont il pouvait
se servir pendant trente ans, l'usager achetait 360 lames très
minces dans le même laps de temps.
Et pourtant, malgré cette multiplication exceptionnelle des ventes,
le chiffre d'affaires plafonna.
La « libre entreprise » ne tarda pas à en démêler
la raison : c'est que les lames duraient trop longtemps. Comme elle
avait gagné beaucoup d'argent, son bureau d'études recruta
d'éminents aciéristes auxquels on posa la question : que
faire pour que les lames s'usent plus vite ? Aucun problème technique
n'étant insoluble, ces experts eurent vite fait de le résoudre
; ils mirent au point un nouvel acier dont la qualité répondait
aux exigences requises : quand la lame avait servi quatre ou cinq fois,
elle devenait inutilisable ; elle se brisait ou ne rasait plus.
On devine que le succès dépassa les prévisions
le chiffre d'affaires se trouvait multiplié près de cinq
fois sans qu'on ait eu à changer le prix de vente ! A ce moment-là,
la société Gillette (pourquoi ne pas lui faire une petite
réclame de plus ?) connut une folle prospérité.
Non seulement elle put distribuer de copieux dividendes et constituer
d'importantes réserves, mais, ainsi que la loi américaine
l'autorise, elle distribua fréquemment des actions gratuites
à ses heureux actionnaires dont capital et dividendes augmentaient
sans avoir un dollar à verser.
Cette euphorie ne dura pas. Hélas ! des concurrents surgirent
de tous côtés, car il leur suffisait de fabriquer des lames
capables d'être utilisées un peu plus longtemps pour qu'on
les préférât aux Gillettes. De plus, ils étaient
assez vicieux pour en aviser la clientèle.
Le coup était régulier, mais la « libre entreprise
» le para. Un beau matin, les clients s'aperçurent que
les lames des concurrents ne duraient pas plus longtemps que les Gillettes,
ce qui incita les curieux à examiner soigneusement les paquets
qui enveloppaient les lames. L'empaquetage était toujours le
même et portait toujours le nom de l'heureux concurrent, mais
la marque de fabrique avait changé : c'était maintenant
celle de la lame Gillette ! Sans contestation possible, les lames sortaient
des usines de cette firme. Ainsi la « libre entreprise »
avait absorbé ses concurrents, opération que l'opulence
de ses réserves avait rendu facile...
*
...Elevons maintenant le débat. Si la course
au profit présente beaucoup d'inconvénients, le concept
du profit est-il juste et équitable ? En un mot, est-il légitime
? Sans aucun doute, répond l'homme de la rue, car, sans ce stimulant,
tout le monde se croiserait les bras. Reste à savoir si on les
croiserait longtemps sans mourir de faim. Mais la question n'est pas
là pour l'instant ; avant d'aller plus loin, il convient de dissiper
une équivoque quel sens donnez-vous au mot Profit ? Il est incontestable
que l'Entrepreneur a droit à une rémunération pour
le travail à la fois dur et compliqué qu'il fournit..
Quand cette rémunération est inscrite dans le prix de
revient, elle représente en quelque sorte un salaire patronal,
aussi légitime que tous les autres salaires. Mais le Profit n'est
pas cela c'est la différence entre le prix de revient et le prix
de vente. Or, le prix de vente dépendant du Marché, l'Entrepreneur
s'arrange pour qu'il soit aussi haut que possible, car plus grandit
la différence plus augmente le Profit. Au chapitre de I'Echange,
nous verrons que l'Entrepreneur, cédant un produit plus cher
qu'il ne lui a coûté, reçoit en définitive
plus qu'il ne donne. Mais que personne' ne s'indigne, car si l'on ne
recevait jamais que l'équivalent de ce que l'on fournit, aucune
fortuné' un peu importante n'aurait jamais pu s'édifier :
Enrichissez-vous ! s'écriait Guizot, résumant en deux
mots tout son programme économique. Mais est-il vraiment équitable
que l'Entrepreneur garde tout le profit pour lui. Sans doute puisqu'il
a couru des risques, va-t-on vite nous répondre. Si l'on y regarde
de plus près, on s'aperçoit que l'Entrepreneur ne garde
le profit pour lui qu'autant qu'il â personnellement apporté
les capitaux. Dans le cas contraire, ce sont les capitaux - en l'espèce
les capitalistes - qui s'approprient la plus grosse part du Profit.
Alors je demande si c'est juste encore ?
Reconnaissons que cette manière de faire est logique quand il
s'agit de l'artisan propriétaire de ses outils, seul à
entreprendre et à exécuter ; mais on l'a étendue
à l'entrepreneur moderne fort loin d'être un artisan, sauf
peut-être de sa fortune;. On l'a étendue à qui fournit
les capitaux et qui, personnellement, n'accomplit souvent aucun travail.
Or, l'entreprise est une conjugaison d'efforts multiples fournis souvent
par des travailleurs de tous genres. On comprend mal que le résultat
de tous ces efforts soit accaparé par un seul des participants,
en particulier par le capitaliste dont toute la peine a consisté
quelquefois à faire choix d'un bon placement. En d'autres termes,
est-il juste que le Capital s'approprie le produit net cher aux physiocrates
et qu'ils n'apercevaient que dans l'Agriculture ?
A cela on répond que les travailleurs ayant reçu leur
salaire, le Capital est quitte envers eux. Mais le salaire étant
fixé par la loi de l'offre et de la demande, il a une fâcheuse
tendance à se rapprocher maintenant du minimum vital qui permet
tout juste aux salariés de vivre. Or, quand l'entreprise prend
de l'extension, le personnel y contribue certainement pour une bonne
part ; n'est-il pas vrai ? Alors pourquoi n'en bénéficie-t-il
pas ?..
(Extraits de « Economie Politique de l'Abondance
»)
En économie distributive, c'est le plein
emploi des machines qu'on réalise. Elles travaillent au maximum,
car elles n'ont pas besoin du repos des travailleurs. Le peu de
travail humain encore nécessaire doit être divisé
entre tous les hommes sous forme d'un service social.
J. DUBOIN
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1955 - Les yeux ouverts
La course à l'emploi et au profit a conduit
à la course aux armements, malgré les avertissements de
Jacques Duboin. Entouré d'un nombre croissant d'amis convaincus
et courageux, réunis autour de lui au sein du « Mouvement
Français pour l'Abondance », il se dépense sans
compter en conférences dans toute la France et à l'étranger.
Des mouvements semblables se créent en Belgique, au Canada :
certains de ses livres sont traduits et ses conférences attirent
de plus en plus de monde. Hélas, tous ces efforts n'ont pas évité
la guerre et un éditorial du journal fait le point :
DEPUIS 1921, la production agricole et industrielle
des Etats-Unis augmentait régulièrement, en même
temps que diminuait le nombre des travailleurs...
En Allemagne, la situation économique était aussi dramatique
qu'aux Etats-Unis : le grand économiste Guglielmo Ferrero publia
dans notre « Illustration » du 21 novembre 1931 ce que le
bourgmestre de Hambourg venait de lui confier :
«Pendant toute la guerre de 1914-1918, j'ai été
chargé de répartir les vivres disponibles parmi la population
de cette ville. Tâche très pénible parce que je
disposais de quantités insuffisantes même pour une consommation
réduite. Mais ma fonction est encore plus pénible aujourd'hui.
Dans cette ville, les magasins regorgent de charbon, de blé,
de café, de sucre, de draps, qu'on ne trouve pas à vendre.
Il y a des milliers de chambres vides qui attendent en vain un locataire.
Et il y a des milliers d'hommes et de femmes sans toit, affamés,
qui vont dans quelques semaines geler de froid.
Or je ne peux rien faire pour eux ! »
Mais il se trouva quelqu'un qui prétendit faire quelque chose
pour eux. Il s'appelait Hitler. Jamais le führer n'eût pu
escalader le pouvoir sans ces cohortes de chômeurs mourant de
faim et de froid. Il leur promit de l'embauche et tint parole : les
armements et la Wehrmacht. Quand l'Allemagne se lança à
corps perdu dans cette politique, les autres nations emboîtèrent
le pas, et cette « relance » de l'économie permit
de résorber en partie le chômage.
C'est que le réarmement présente de multiples avantages.
Comme les grands travaux publics, il distribue salaires et profits,
mais sans mettre en vente ni les chars, ni les avions, ni les bombes
et les torpilles. Le marché du matériel de guerre ne connaît
pas la mévente et n'a jamais besoin d'être « assaini
». Les parlements votent facilement des crédits pour la
défense nationale, car, l'intérêt supérieur
étant en jeu, les contribuables comprennent que des sacrifices
sont nécessaires. Alors que les grands travaux publics, ne favorisent
en général qu'une région, les armements fournissent,
au contraire, des « occasions de travail » à presque
tous les corps de métier. En France, 1 000 milliards consacrés
à la défense nationale fournissent environ 220 milliards
à l'industrie du bâtiment et au génie civil, 170
milliards à l'industrie mécanique, de 120 à 140
milliards à l'industrie électrique et aux communications,
80 milliards à l'industrie textile et à celle des cuirs
; le reste se partage entre les constructions navales, l'aéronautique,
l'automobile, l'emboutissage, la tolerie, etc...
En passant, dès 1933, de grosses commandes de matériel
de guerre à l'industrie américaine, Roosevelt permit à
son new deal de remporter quelques succès. Qui, mieux que le
ministre du Travail, pourrait le confirmer ? Or, Mrs. Perkins, qui remplit
ces hautes fonctions pendant tout le temps que Roosevelt fut au pouvoir,
écrivit un livre intitulé The Roosevelt I Knew, traduit
en français sous le titre Roosevelt, tel que le l'ai connu. En
voici quelques passages :
Page 197, parlant de l'année où commence l'expérience
Roosevelt, le ministre du Travail écrit :
...« Les industries de guerre ont employé jusqu'aux aveugles,
sourds et demi-estropiés. Les hommes de cinquante ans n'étaient
plus trop vieux pour être embauchés, puisque des hommes
qui avaient dépassé soixante-dix et même quatre-vingt
ans trouvaient du travail. Roosevelt était particulièrement
heureux de le constater. Il restait des gens difficiles à caser.
On dut enseigner à certains qu'il faut se montrer digne d'un
minimum de confiance et assez propre pour se faire admettre dans un
atelier. Si extraordinaire que cela puisse paraître dans un pays
comme le nôtre, on dût organiser pour les femmes des cours
où elles apprenaient les soins des cheveux et des vêtements,
le raccommodage, la propreté ménagère, la lecture
de l'heure, etc.
Page 386, la seconde guerre mondiale est déclenchée :
...Les industries de la défense nationale marchaient à
plein en 1940-1941. Pour la première fois depuis des années,
la demande et l'offre de travail furent en équilibre. La crainte
du chômage ne harcelait plus les ouvriers ».
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Le «pouvoir d'achat» et
le système des «prix-salaires-profits»
Une équipe convaincue s'est regroupée
autour de Jacques Duboin, pour relancer la propagande interrompue pendant
la guerre (au cours de l'occupation, certains de ses ouvrages avaient
été saisis par les Allemands). Des hommes et des femmes
renommés et compétents prêtent leur concours. Le
journal est devenu hebdomadaire et apporte régulièrement
l'analyse critique de l'actualité, étudiée «
au fil des jours » :
DANS notre système actuel des salaires-prix
profits, un seul palliatif : du moment que le pouvoir d'achat distribué
par la production, sous forme de salaires et de profits, ne permet plus
aux consommateurs d'acheter tous les produits, on s'efforce de provoquer
quelque production exceptionnelle qui répondra aux conditions
suivantes : distribuer, comme les autres, des salaires et des profits,
mais n'apporter aucune marchandise à vendre sur les marchés
déjà sursaturés. On grossira ainsi le pouvoir général
d'achat des consommateurs, sans augmenter la masse des biens de consommation
à vendre. En supprimant par ce procédé la mévente
dont on se plaint, cette injection de pouvoir d'achat fera remonter
les prix, ce qui permettra aux producteurs de retrouver-leurs profits.
(« La Grande Relève » du 7 avril
1956)
Nos lecteurs ne doivent pas s'étonner du cours
que prennent les événements. Ne répétons-nous
pas indéfiniment que les conséquences inexorables des
progrès techniques dans le système des prix- salaires-profits,
sont aujourd'hui la chute du pouvoir d'achat de la grande masse des
consommateurs ? Les profits baissent aussi pour les mêmes raisons.
Or, c'est pour maintenir la marge bénéficiaire d'autrefois,
que les agriculteurs réclament le soutien des prix, et barrent
les routes si « l'assainissement des marchés » ne
leur paraît pas encore suffisant. C'est pour maintenir leur marge
bénéficiaire d'autrefois que les boulangers se sont mis
en grève. De plus en plus, les conflits sociaux auront un caractère
de violence. Chacun défend son beefsteack, comme dit avec élégance
le Français moyen depuis quelques années.
(« La Grande Relève » du 29 septembre
1956)
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Une prophétie : la croissance
du chômage
RESORBER le chômage! c'est ce que se proposent,
sans l'ombre d'un succès, tous les gouvernements qui se sont
succédés chez nous depuis 1929, c'est-à-dire depuis
le début de la fameuse crise. Sa persistance, au cours des hostilités,
alors que tant de travailleurs étaient mobilisés' aux
armées et aux fabrications de guerre, ne semble pas avoir fait
comprendre qu'il s'agit de quelque phénomène nouveau.
L'opinion quasi-générale est encore que le nombre des
emplois offerts s'élève assez vite pour compenser le nombre
de ceux que la machine a supprimés. Presque personne ne, semble
voir la révolution qui s'est opérée depuis que
l'humanité a changé la nature des forces motrices qu'elle
emploie. La machine aide les hommes, continue-t-on à affirmer,
elle ne les remplace- pas. C'est raisonner comme au temps de l'outil.
Il faudrait admettre une bonne fois que la machine est un assemblage
rationnel de corps résistants, disposés de manière
à obliger les forces naturelles à provoquer des mouvements
déterminés, et que la conséquence de ces mouvements
est de faire exécuter aux machines des travaux presque toujours
impossibles à faire à la main. Elles donnent à
la production une rapidité, une sûreté, une ampleur
qui tiennent du prodige ; elles réduisent presque à néant
les frais de fabrication. Quelquefois, elles remplacent non seulement
les muscles de l'homme, mais encore son intelligence, comme c'est le
cas pour les machines-comptables et les machines à calculer.
Nous sommes donc les témoins d'une révolution infiniment
plus considérable que celles que provoquèrent, autrefois,
d'autres progrès techniques comme le collier d'épaule,
les traits et le dispositif d'attelage en file des chevaux, le gouvernail
d'étambot, la boussole, le papier, l'imprimerie, etc.
(Extrait de « Demain »)
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1961 - Pourquoi manquons-nous de crédits
?
Le point sur lequel les lecteurs ont le plus de
mal à suivre, est l'analyse du rôle joué par la
monnaie, qui paraît à beaucoup instituée par une
espèce de loi universelle et naturelle. Pour démystifier
le rôle de l'argent, Jacques Duboin publie un ouvrage érudit
qui retrace toute l'histoire de la monnaie, du coquillage au billet
de banque et à la monnaie scripturale.
NOTRE système monétaire et financier
s'est constitué d'expédients qu'imaginèrent les
hommes au fur et à mesure que la civilisation a progressé.
Les premiers groupes humains ont eu des monnaies primitives sous forme
d'objets facilitant le troc au sein de la tribu. Bien avant J.-C. apparaît
la monnaie métallique d'abord : bijou, anneau, puis lingot de
bronze, d'argent ou d'or. Le lingot fut ensuite fondu et devint pièce
de monnaie. Mais lorsque les pièces furent en quantité
insuffisante, la monnaie de papier se glissa en rallonge de la monnaie-or.
A l'origine le billet de banque est une créance sur une certaine
quantité d'or. Mais cette quantité d'or ne cessa jamais
de s'amenuiser. Alors, comme le papillon se libère de sa chrysalide,
le billet de banque se libéra subitement de sa créance-or
pour se muer en simple monnaie-papier. L'expansion de l'économie
exigeant encore plus de moyens de paiement, la monnaie-papier accoucha
de la monnaie bancaire en rallonge du billet de banque.
Aujourd'hui nos moyens de paiement n'augmente plus qu'en monnaie bancaire
dont le billet ne sera bientôt que la petite monnaie servant aux
menues transactions du commerce de détail. Enfin, ne perdons
jamais de vue que la monnaie moderne n'a aucune valeur par elle-même
; elle n'a que celle des marchandises et des services qu'elle permet
d'acquérir. Si ces marchandises et ces services n'existaient
pas, la monnaie ne vaudrait absolument rien.
Quant à la monnaie bancaire, elle n'a que la consistance d'une
écriture comptable : le solde créditeur d'un compte sur
lequel le titulaire tire des chèques, et c'est même à
mesure qu'il en tire que la monnaie bancaire prend naissance. Mais la
différence entre le crédit et le débit est une
somme qui n'existe pas, ce qu'on enlève à un compte étant
versé dans un autre. Rien ne sort de rien ! C'est toujours vrai,
mais la monnaie bancaire ne sort plus que d'un encrier, quelquefois
d'une machine comptable. Seule la monnaie divisionnaire (pièces
de bronze-aluminium et de cupro-nickel) au rebours du sens commun, a
conservé une ombre de valeur intrinsèque.
L'effondrement de notre monnaie créerait un grand désordre
mais n'appauvrirait pas la France. Le complet anéantissement
de, notre système financier ne ferait disparaître aucune
de nos richesses :
champs cultivés, cheptel, mines, forêts, usines, stocks
de matières premières et de produits fabriqués,
villes et villages, routes, canaux, voies ferrées, équipements
électriques, ports, navires, aérodromes, etc... tout notre
potentiel de production resterait en place.
La monnaie n'est donc plus qu'un titre de créance conférant
au porteur le droit de prélever sur les marchandises et les services
à vendre, une valeur égale à celle inscrite sur
son titre de créance. Evoluant sous la pression irrésistible
des faits, la monnaie, simple représentation de richesses et
de services existants, n'est plus qu'une abstraction, et, si l'on trafique
sur les marchandises, n'est-il pas étrange que l'on trafique
sur des abstractions ?
Enfin, enseignent encore les économistes classiques, la monnaie
étant l'étalon de mesure des valeurs, est-il admissible
que les banques fassent varier l'étalon de cette mesure ?
C'est pourtant ce qu'elles font quand elles augmentent ou diminuent
le volume de la monnaie en circulation. Pourquoi ne pas leur permettre
d'allonger ou de raccourcir le mètre, étalon de mesure
des longueurs ; d'augmenter ou de réduire le volume du litre,
étalon de mesure des liquides ?
Cependant la monnaie demeure un rouage indispensable à la production
et à la distribution des richesses.
Notre système financier est défectueux, puisqu'il ne permet
à la production ni à la consommation de prendre l'expansion
que permettent les progrès rapides de nos techniques. Mais lorsque
les besoins existent et qu'on possède les moyens de les satisfaire,
pourquoi l'argent vient-il limiter la production ?
De quoi manquons-nous ? De crédits, c'est-à-dire de monnaie
bancaire. Pourquoi les banques n'en fabriquent-elles pas davantage ?
Parce qu'elles ne fabriquent de l'argent que pour en gagner. C'est dans
cette seule intention qu'elles le prêtent moyennant intérêts
et courtages.
On ne prête qu'aux riches, dit la sagesse des nations. C'est pourquoi
les banques ne connaissent que les entreprises « rentables ».
Elles orientent nécessairement leur politique du crédit
vers les industries dont le prix de revient est le plus faible, car,
en général, ce sont les plus « rentables ».
Elles consentent un découvert aux industries d'exportation, parce
qu'elles bénéficient d'avantages fiscaux, de primes, de
dégrèvements sur les tarifs de transport. Elles financent
volontiers les industries d'armements dont les bénéfices
sont inclus dans la commande.
Les moyens de paiement dont disposent les Français pour produire,
acheter, épargner, investir dépendent donc uniquement
de la politique du crédit que pratiquent les banques. En supposant
qu'un réservoir alimente notre circulation monétaire,
ce sont les banques qui en ont la clef : elles le remplissent ou le
vident à leur convenance, ou, plus exactement, selon le bénéfice
qu'elles y trouvent. Il est donc compréhensible qu'elles maintiennent
l'argent « rare » afin de pouvoir le prêter à
un taux avantageux.
Si le lecteur n'est pas convaincu, qu'il aille solliciter des crédits
pour la construction d'une maison de retraite destinée aux personnes
âgées économiquement faibles. Le directeur de la
banque s'excusera poliment en disant que la nature de ces opérations
n'entre pas dans le cadre d'activité de son établissement.
Entreprise commerciale, la banque fait passer la rentabilité
avant l'utilité, et nos grands établissements de crédit
en font autant ; bien que nationalisés ils continuent à
se faire concurrence.
(Extrait de « Pourquoi manquons-nous de crédits
? »)
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La monnaie distributive
L'Etat serait le seul acheteur des services, car il
les payerait avec le revenu social servi par ses soins à tous
les habitants du pays. Il serait également vendeur des biens
de consommation. En calculant convenablement les revenus distribués
et le prix des produits à vendre, il réalisera l'équilibre
économique, car toutes les sommes versées reviendront
dans ses caisses. Pour faciliter cet équilibre, la monnaie émise
ne sera valable que pour l'exercice en cours, exactement comme les crédits
budgétaires actuels ne sont valables que pour l'exercice auxquels
ils correspondent.
Le revenu social doit être payé en monnaie de consommation
ne pouvant, servir qu'à un seul achat et n'étant valable
que pour un temps déterminé. Elle ne peut donc pas être
thésaurisée. Ce peut être notre franc actuel, puisqu'il
est déjà monnaie de consommation pour les millions de
Français qui n'ont pas les moyens de faire des économies.
On voit que l'économie distributive ne consiste pas à
distribuer les produits, mais bien l'argent qui servira à les
acheter. Le consommateur conserve donc la liberté de choisir
l'objet ou le service qu'il désire.
Mais la monnaie de consommation présente un précieux avantage,
celui de constituer en quelque sorte un véritable bulletin de
vote, en ce sens que l'usage que le consommateur fait de sa monnaie
est une indication précise pour planifier la production future.
En économie distributive, le pouvoir de créer et de contrôler
la monnaie et le crédit n'est plus le monopole d'intérêts
privés. L'Etat recouvrant son droit régalien de battre
monnaie, crée son propre crédit et tous les moyens de
payement que réclame la distribution du revenu social à
tous ses ressortissants. L'Etat n'a donc ni à emprunter ni à
percevoir des impôts. Est-ce que les charges fiscales, dont le
poids ne cesse de croître, ne conduisent pas logiquement à
la seule réforme fiscale raisonnable : la suppression de tous
les impôts? Car ceux-ci, et l'équilibre budgétaire,
font partie intégrante de l'économie construite sur la
pénurie. Si les monnaies se déprécient, et si le
déséquilibre budgétaire est devenu chronique, n'est-ce
pas la preuve que notre système financier est dépassé
?
(« La Grande Relève « du 19 avril
1958)
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Au fil des jours
Jusqu'à quatre vingt dix ans passés,
Jacques Duboin. infatigable, suit et continue à commenter l'actualité
dans l'éditorial de son Journal :
Il n'avait pas complètement
tort!
Il s'agit de M. Pompidou. Sans doute n'approuvons
-nous pas sa politique agricole. Il a pourtant reconnu, lors de la discussion
sur la motion de censure, que nous ne souffrions pas d'une crise de
pénurie, mais bien de surproduction. Il reconnaît que labourage
et pâturage sont toujours les mamelles de la France, mais ces
mamelles sont douloureuses : elles sont trop pleines.
Malheureusement notre Premier ministre demeure dans le cadre de nos
institutions économiques actuelles. A l'image de tous les gouvernements
précédents, il s'efforce de maîtriser la production
afin que, cessant d'être abondante, elle rentre dans les limites
de la rentabilité donc de la rareté.
M. Pompidou livre ainsi un combat d'arrière- garde, car il sait
que des progrès techniques torrentiels (c'est son expression)
balayeront toutes les futures mesures d'assainissement des marchés.
Le reproche à lui adresser, est de ne pas éclairer l'opinion.
Mais, où il n'a pas complètement tort, c'est dans sa réponse
aux interpellateurs. Vous critiquez ma politique, leur a-t-il dit en
substance, c'est que vous en avez une meilleure : quelle est- elle ?
Et l'opposition s'est tue. Les quatre partis, rassemblement démocratique,
entente démocratique, socialiste, communiste, n'ont RIEN à
proposer. Ecoutez discourir M. Defferre en province : il critique et
s'en va...
Traversons la Manche. Les conservateurs furent treize années
au pouvoir. Surviennent les élections et les travaillistes dressent
le bilan : crise du logement, crise de l'enseignement, crise du commerce
extérieur, hausse continue des prix et des impôts, etc.
En bref, les griefs que nous formulons ici. Les travaillistes étant
élus de justesse, que proposentils ? Une cure d'austérité
! Ils veulent sauver la livre comme nous sauvons le franc depuis Jeanle-Bon
(1360).
En définitive, l'austérité n'est plus présentée
comme un moyen d'accéder plus tard à l'abondance, mais
comme une fin en soi. Ce serait une vertu qui, si nous pouvions la pratiquer
assez longtemps, nous permettrait de vivre comme les chameaux de leur
bosse.
Nous désirons ne rien changer aux structures économiques
dans un monde qui, de l'avis unanime, est en complète transformation
; nous rêvons de stabiliser une économie en perpétuel
mouvement...
Primum vivere ! Les hommes doivent vivre si l'on veut les gouverner.
L'Economique conditionne donc le Politique puisqu'il est l'art de gouverner
les hommes. Non, Politique d'abord ! enseignaient Charles Maurras et
Léon Daudet : c'était le principe de l'Action Française
au début du siècle. Le général de Gaulle
le rappela en disant : « L'intendance suit toujours ».
Or ce fut vrai pendant les siècles où l'économie
demeura statique, ce qui ne l'est plus depuis qu'elle est devenue dynamique.
En veut-on une nouvelle preuve ? Faire l'Europe est évidemment
un problème politique. Il exige que les Européens possèdent
en commun : législation, gouvernement, politique extérieure...
et marché commun.
On élimina l'Espagne, le Portugal, la Suisse, le Danemark, la
Suède, la Norvège, l'Autriche, enfin l'Angleterre. Il
resta six nations : France, Allemagne fédérale, Italie,
Belgique, Hollande, Luxembourg. Mais il parut impossible de mettre la
petite Europe sur pied sans la réconciliation franco-allemande
: elle s'amorça en effaçant les mauvais souvenirs, en
signant une entente culturelle, presqu'une alliance militaire.
Hélas ! le marché commun fit tout chavirer, car on n'a
pu s'accorder sur les produits laitiers, puis sur la viande de boeuf
et les céréales. Qui, au siècle dernier, eut pu
soupçonner un échec de pareille nature ?
C'est que la France a des excédents agricoles qu'elle entend
écouler sur le marché commun. Mais M. Mansholt, un de
ses dirigeants, vient de déclarer que, depuis la fin de la guerre
mondiale, la production agricole avait augmenté d'une manière
révolutionnaire, malgré le départ d'un demimillion
d'agriculteurs européens.
Les six nations sont donc autant de boiteux qui rêvaient de ne
plus boiter en se donnant le bras. Répétons qu'ils sont
condamnés à claudiquer en cadence.
(« La Grande Relève », éditorial
de novembre 1964)
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Une mesure d'extrême urgence :
le salaire garanti par l'Etat
NOUS avions prévu les inévitables licenciements
de salariés. Les incidents des chantiers navals finiront-ils
par émouvoir l'opinion ?
Les travailleurs de Port-de-Bouc, menacés de congédiement,
souhaitent achever la construction du « Provence » afin
de retarder de quelques semaines l'heure où, avec leur famille,
ils vont sombrer dans la misère. Mais le « financier »
décide que ces ultimes travaux seront exécutés
à la Ciotat, parce qu'ils y coûteront moins d'argent.
Le conflit donna naissance à une recrudescence des vieux bobards
dans la presse, à la radio et à la télévision.
Des « experts » armés d'un ridicule solennel, sont
venus affirmer, la main sur le coeur, que ces travailleurs seraient
« reclassés » ; le gouvernement n'était-il
pas fermement décidé à maintenir le « plein
emploi » ?
Dans le « Figaro », Pierre Locardel, d'ordinaire mieux inspiré,
réclama éloquemment l'implantation de nouvelles usines.
Mais en a-t-on jamais implantées pour fournir du travail à
ceux qui n'ont pas d'autre moyen de vivre ? Ce serait faire du travail
une fin en soi, alors qu'il n'a jamais été qu'un moyen.
Apprends, ô Locardel, qu'on n'a jamais édifié d'usine
que dans l'espoir d'y gagner beaucoup d'argent, ambition parfaitement
logique, car, si l'on n'en gagne pas, on en perd, et le Tribunal de
Commerce ne tarde pas à mettre fin à une activité
aussi intempestive. Or semble-t-il bien indiqué de construire
de nouvelles usines, quand celles qui existent n'utilisent qu'en partie
leurs moyens de production ? Dans quel secteur industriel ou agricole
ne se plaint-on pas amèrement, de ne plus réussir à
écouler ce qu'on a pris la peine de produire ?
*
Locardel, mon ami, souviens-toi que, dans notre système
économique dit des salaires-prix-profits, on ne produit pas pour
consommer mais pour vendre, car si l'on ne réussit pas à
vendre, on cesse de produire. C'est absurde, mais c'est comme ça,
et presque tous nos contemporains estiment que ce ne pourrait être
autrement ; ce serait bref une loi divine ! En foi de quoi, on trouve
naturel qu'un homme puisse dire à un autre homme je ne te permettrai
de vivre que si tu me fais gagner de l'argent. Quelle curieuse fraternité,
n'est-il pas vrai ?
En somme gouvernement et centrales ouvrières ne sont d'accord
que sur un seul point : le plein emploi. Et cela dans le même
temps qu'on se félicite de l'avalanche des progrès techniques
alors qu'ils suppriment des emplois. Et que M. Michel Debré s'en
va prêcher, dans toutes nos provinces, la concentration des entreprises
afin d'augmenter la productivité, laquelle consiste à
produire toujours davantage en diminuant la feuille de paie or comment
pourrait-elle diminuer sans supprimer des emplois ?
La recherche du plein-emploi est maintenant une utopie de première
grandeur. En effet quand les marchandises abondent au point de les stocker
- 75 millions de kilos de beurre et tout le reste à l'avenant
- il faut être frappé d'une incurable myopie pour se persuader
qu'on manque de travail, alors qu'on ne manque que de clients, autrement
dit de consommateurs, possédant dans leurs poches assez d'argent
pour acheter ce dont ils ont besoin. Réclamer le plein-emploi,
au moment où l'on licencie les travailleurs dont on n'a plus
besoin, est aussi ridicule que si les agriculteurs, dans l'impossibilité
de vendre leur lait, réclamaient non des clients, mais de nouvelles
vaches laitières !
Il convient donc de prendre le problème par un autre biais. Ce
ne sont pas de nouveaux emplois qu'il faut réclamer, mais de
nouveaux clients. Ceux qui existent sont insuffisants puisqu'on se les
arrache malgré une débauche de publicité hallucinante,
hystérique, assourdissante. En augmentant le nombre des clients,
ou plus exactement en augmentant le pouvoir d'achat de nombreux consommateurs,
la production se porterait comme un charme, entendez-vous ? Elle prendrait
vite de l'expansion puisque nos moyens de production tournent au ralenti.
En définitive, gouvernements, économistes distingués
et centrales ouvrières sont priés de changer leur fusil
d'épaule. Si leurs yeux ont été placés sur
le devant de la tête, n'est-ce pas pour les empêcher de
regarder en arrière ?
Enfin si l'on veut augmenter le pouvoir d'achat des consommateurs qui
en manquent, la première chose à éviter serait
de ne pas leur en supprimer. Or c'est exactement ce qu'on fait, quand
on transforme les travailleurs licenciés en sous-consommateurs
!
En conséquence, au lieu de réclamer stupidement la garantie
de l'emploi, impossibilité au XXe siècle, il convient
d'exiger le salaire garanti. A cet égard, la plus humble fermière
de nos campagnes peut servir d'exemple à M. Michel Debré
: elle donne indistinctement du grain à la poule qui pond et
à celle qui ne pond pas !
*
Mais garantir le salaire du travailleur licencié
exige de l'argent : où le prendre, demande l'idiot du village
?
Evidemment pas à son ex-patron, car, -neuf fois sur dix,
ce serait l'acculer à la liquidation de son entreprise, et alors
tout son personnel serait aussi liquidé.
Donc à qui ? Tout bonnement à l'Etat, non seulement parce
qu'il est le représentant de la collectivité ; mais que
c'est lui qui fabrique l'argent !
Entre parenthèses, on observera que l'Etat a déjà
commencé à garantir le pouvoir d'achat d'une catégorie
de nos compatriotes. Il s'agit des militaires de carrière dont
l'armée moderne n'a plus besoin.
Or, ce qu'on fait déjà pour le militaire de carrière,
il semble équitable de le faire aussi pour le travailleur dont
on supprime la carrière. Pourquoi deux poids et deux mesures
? Pendant la guerre le militaire de métier et le travailleur
mobilisé comme homme de troupe, ne courent-ils pas exactement
les mêmes risques ? Alors pourquoi le sort du premier, en temps
de paix, serait-il meilleur que celui du second ?
Le salaire garanti par l'Etat ne lèse absolument personne. Au
contraire, il réjouira le coeur du détaillant, car les
licenciements ne diminueront plus son chiffre d'affaires puisqu'il ne
perdra plus des clients.
Hélas ! c'est du grand public qu'il faut faire l'éducation.
Pour beaucoup de gens l'argent reste un mystère qu'ils ne cherchent
jamais à pénétrer.
Si on, les interroge, on en- -rencontre pets pour croire que l'argent
tombe du ciel ou pousse sur les arbres, mais c'est à peu près
tout ce qu'ils en savent. Essayer de leur expliquer que, depuis la première
guerre mondiale, la monnaie a perdu toute valeur intrinsèque,
qu'elle n'est plus que du papier ou des écritures comptables,
bref plus qu'un titre de créance au porteur sur les marchandises
et, les services qui sont à vendre : autant s'exprimer en chinois!
Ce qu'il faudrait enseigner, c'est que l'Etat a toujours fabriqué
la monnaie. Elle constitua un droit régalien dans tous les pays
prétendus civilisés. Certes l'Etat a abandonné
une partie de son droit régalien à quelques grandes banques,
mais dans les limites qu'il ne manque jamais de fixer. Ces grandes banques
fabriquent la monnaie sous forme de crédits mais dans la seule
intention de la prêter à intérêts. Dans ces
conditions elles le maintiennent aussi rare que possible afin d'en tirer
profit : As-tu compris, Georges Dandin ?
Terminons en rassurant les centrales ouvrières le salaire garanti
par l'Etat n'est pas l'unique revendication des « abondancistes
», mais, de toutes les mesures qui pressent, c'est la plus urgente
! Il y a assez de misère en France pour qu'on n'en ajoute pas.
(« La Grande Relève ,, éditorial de mars 1966)
Soulager la misère est un problème. La
guérir en est un autre. L'économie distributive substitue
la justice à la charité.
J. D.
EST-IL MALAISÉ DE CONCEVOIR QUE DANS UNE SOCIETE OU CHACUN OBEIT
A LA LOI DU MOINDRE EFFORT, UN JOUR VIENDRAIT OU LA CONSOMMATION NE
SERAIT PLUS LIMITEE A L'EFFORT FOURNI?
J. DUBOIN
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La confirmation des faits
Les événements économiques de ces derniers temps
sont venus confirmer les vues de Jacques Duboin baisse du pouvoir d'achat
de notre monnaie, interventions multiples de l'Etat capitaliste amorçant
par force un début de distribution aux plus défavorisés,
échec du Marché Commun considéré comme source
(le débouchés et surtout ce chômage croissant qu'il
avait si bien annoncé comme inéluctable. Un peu de son
bon sens. mieux distribué, pourrait pourtant si facilement le
transformer en loisirs!
C'est avec la conviction inébranlable que la révolution
économique la plus énorme de tous les temps était
en marche, et qu'elle imposerait aux hommes sa solution logique, que
Jacques Duboin s'est éteint, il y a deux ans et demi, après
avoir consacré toutes ses forces au service de la vérité
qu'il avait su voir avant les autres et que, par conséquent.
il considérait comme son devoir de diffuser.
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Bibliographie
1923
REFLEXIONS D'UN « FRANÇAIS MOYEN »
(PAYOT, éd.)
1925 LA STABILISATION DU FRANC
(RIVIERE, éd.)
1931 NOUS FAISONS FAUSSE ROUTE
(Editions des Portiques)
1932 LA GRANDE RELEVE DES HOMMES PAR LA MACHINE (FUSTIER,
éd.)
1934 CE QU'ON APPELLE LA CRISE (Recueil d'articles parus
dans « l'Oeuvre »)
1934 LA GRANDE REVOLUTION QUI VIENT (Les Editions Nouvelles)
1935 KOU L'AHURI (FUSTIER, éd.)
1935 EN ROUTE VERS L'ABONDANCE (FUSTIER, éd.)
1937 LETTRE A TOUT LE MONDE (FUSTIER, éd.)
1937 LIBERATION (GRASSET, éd.)
1938 EGALITE ECONOMIQUE (GRASSET, éd.)
1940 DEMAIN OU LE SOCIALISME DE L'ABONDANCE (OCIA, éd.)
1944 RARETE ET ABONDANCE (OCIA, éd.)
1945 ECONOMIE DISTRIBUTIVE DE L'ABONDANCE (OCIA, éd.)
1947 LES HOMMES SONT-ILS NATURELLEMENT MECHANTS ? (OCIA,
éd.)
1948 L'ECONOMIE DISTRIBUTIVE ET LE PECHE ORIGINEL
(OCIA, éd.)
1950 L'ECONOMIE DISTRIBUTIVE S'IMPOSE (LEDIS, éd.)
1951 L'ECONOMIE POLITIQUE DE L'ABONDANCE (LEDIS, éd.)
1955 LES YEUX OUVERTS (JEHEBER, éd.)
1961 POURQUOI MANQUONS-NOUS DE CREDITS ? (LEDIS, éd.)
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