En hommage : Jacques Duboin dans le
souvenir de ses amis...
Première rencontre
Ce soir-là, un ami, Eugène Larue, vint
me chercher au bureau pour dîner. Célibataire habitant
le même quartier, nous nous retrouvions assez souvent au même
restaurant. La conversation portait sur des problèmes de métier
et glissait rapidement sur l'évolution de la crise économique
qui s'aggravait de semaine en semaine.
Ce « phénomène » me préoccupait par-dessus
tout, et, une fois de plus, je passais en revue les différents
facteurs que j'estimais devoir influencer le déroulement des
événements : Surproduction ? Suréquipement ? Salaires
? Inventions nouvelles et capitaux ? Arrêt des investissements
et argent frais ? Inflation, déflation, dévaluation, vitesse
de rotation de la monnaie, etc... Enfin, bref, tel un professeur d'économie
politique, je pataugeais !
Au dessert, mon commensal me proposa d'aller avec lui écouter
une conférence donnée justement ce soir-là, pas
loin, à la Maison des Syndicats, boulevard du Temple, et faite
par un certain Jacques Duboin dont il avait entendu parler. «
C'est sûrement, me dit-il, un type peu ordinaire. Ancien député,
ancien Sous-Secrétaire d'Etat au Trésor et... ».
Je lui coupais brutalement la parole : « Vous vous foutez de moi,
mon vieux ! Ce zèbre ne peut que ressasser les mêmes boniments
éculés qui font la panoplie ordinaire du parti radical
! ».
« Je ne le pense pas » me dit-il, ajoutant : « quant
à moi, j'y vais et puisque vous n'avez rien de particulier à
faire, venez avec moi. Si cela ne vous apporte rien d'autre, nous serons
ensemble deux heures de plus ».
Nous arrivâmes dans une salle assez grande et déjà
pleine. Cependant, au milieu d'une rangée, deux chaises libres,
face à la tribune. A peine installés, et après
une courte allocution, le président de séance donna la
parole à l'orateur.
Petite taille, plutôt élégant, noeud papillon et
visage peu commun. Dès les premières phrases, il avait
accroché l'attention de la salle entière et la mienne
en particulier.
Au milieu de son exposé, je ne pus pas retenir un retentissant
« ah merde alors », vexé que j'étais de n'avoir
pu trouver cela tout seul, et ravi de voir enfin clair. Aux derniers
mots, j'était conquis et emballé.
Des questions fusèrent. Les réponses brèves, nettes,
précises m'éblouissaient.
Lorsque la séance fut levée, je me précipitais
à la tribune, répondant à l'appel du président
pour offrir mes services. Jacques Duboin, que depuis ce jour, je n'ai
plus appelé que « le Patron » me posa quelques questions
et m'invita à venir le voir à son bureau. « Nous
allons collaborer », me dit-il.
Une collaboration qui dura trente années au cours desquelles
nous fûmes en rapport, de vive voix ou par téléphone
au moins trois fois par semaine, et, le plus souvent, sept jours sur
sept !
C'est ainsi que je fis la connaissance de celui dont la pensée,
la personnalité, la culture et la noblesse de sentiments devait
conditionner toute ma vie d'homme.
Jean MAILLOT
Vice-Président du MFA
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L'homme politique
Jacques Duboin fut un homme politique. Député,
il se fit rapidement remarquer par ses interventions. Joseph Caillaux
l'appela dans son Cabinet. Il devint alors Sous-Secrétarie d'Etat
au Trésor. Le Président Raymond Poincaré disait
de lui : « C'est la meilleure tête du Parlement ».
Après sept ans d'activité parlementaire, Jacques Duboin
comprit que les changements structurels nécessités par
le développement des forces productives ne seraient jamais entrepris
par les parlements. Ce sont les électeurs qui nomment les parlementaires
; or ces électeurs ne sont pas en mesure, dans leur immense majorité,
de comprendre que des structures économiques faites pour des
temps de rareté doivent être transformées lorsque
l'abondance fait son entrée dans le monde.
Alors Jacques Duboin abandonna les activités politiques pour
se consacrer à l'éducation économique des Français.
Dans une série d'ouvrages que rappelle chaque numéro de
la « Grande Relève », il exposa que des structures
échangistes s'opposent fondamentalement à l'abondance
et à l'expansion, qu'il faut donc les abolir et les remplacer
par des structures distributives.
Mais il refusa de s'aventurer sur le terrain politique de la conquête
du pouvoir, laissant aux partis le soin de définir librement
leur stratégie. Il se limita à déclarer que «
le pouvoir politique doit être l'émanation de la nation
tout entière », formule qu'il faut éclairer par
le jugement qu'il portait sur l'incapacité des parlements en
matière de transformation sociale.
Jacques Duboin n'ignorait pas non plus - et il le disait et l'écrivait
sans cependant y insister car il parlait en économiste - que
les privilégiés actuels du régime emploieraient
toute leur puissance à combattre son enseignement. Ils le firent
en organisant systématiquement la « conspiration du silence
» autour de lui. Bientôt, et malgré une vente très
confortable de ses premiers livres, il ne trouva plus un éditeur
pour les imprimer et les diffuser !
En 1935, les éditions Fustier publièrent en deux volumes
le livre de Jacques Duboin intitulé : « En route vers l'abondance
». En fin de cet ouvrage, l'auteur reproduisit le « Manifeste-Programme
» de la « Ligue pour le Droit au Travail et le Progrès
Social » qu'il venait de fonder et qu'il présidait. Ce
texte, écrit par lui, parle en ces termes du pouvoir politique :
« ... un gouvernement issu de tous qui, engageant sa responsabilité
pleine et entière, assurera d'abord la période transitoire
puis réalisera dans le moindre temps et pour le bien de tous,
l'organisation de l'abondance ».
Il qualifiait cette organisation de socialiste. Il l'opposait au «
socialisme de la rareté » professé alors par tous
les partis politiques et par tous les syndicats se réclamant
du socialisme. Il espérait que peu à peu ils finiraient
par comprendre la nécessité de l'économie distributive...
Jacques LE MORVAN
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Formez les faisceaux!
Dans le XIXe arrondissement de Paris, au milieu de
l'avenue Jean- Jaurès, se trouve un important gymnase ; il fait
face à l'avenue Laumière qui ascensionne les Buttes-Chaumont.
C'est ce grand vaisseau doté d'un balcon en gradins qui accueillit
la première réunion de masse organisée en 1933,
par le « Droit au Travail » l'ancêtre du M.F.A.
Le Vice-Président du D.A.T. était alors bien introduit
à la Mairie. Il mena les négociations avec les autorités
locales et l'autorisation fut accordée après bien des
démarches et réticences.
- « Vous aurez comme auditoire les cellules communistes de Paris
et de la banlieue proche. Vous serez débordés et votre
conférence sera une réunion communiste.»
Pour l'affluence, le pronostic était bon. Il est vrai que, pendant
quinze jours, l'avenue Laumière était barrée d'un
trottoir à l'autre, d'un énorme calicot publicitaire planant
au-dessus des arbres. Les trois mille places du stade furent occupées.
Les autorités s'étaient inquiétées à
tort ; les précautions d'usage à cette époque,
devant une concentration importante dans un arrondissement périphérique
n'étaient pas négligeables. Derrière le groupe
de bâtiments du stade Jaurès, dans une sombre rue sans
trafic, la rue de Tandou, une section de gardes municipaux avaient formé
les faisceaux de leurs courtes carabines, sur le trottoir d'un cours
complémentaire. L'organisateur avait dû produire à
l'officier-commandant en tenue d'armes la réquisition qu'il tenait
prête, pour lui permettre de faire évacuer la salle en
cas de violences.
A l'intérieur de la salle, appuyée à l'un des murs,
une estrade de plusieurs marches avait accueilli le bureau du D.A.T.
que présidait Jacques DUBOIN. L'organisateur salua l'assemblée
d'une voix habituée à ce genre de réunion. C'est
dire qu'il fallait de bonnes cordes vocales car nous n'avions pas de
sonorisation : c'était bien au-dessus de nos moyens. Il convenait
donc de hurler dans le tumulte pour en couvrir le bruit et se faire
entendre. L'aide ne venait pas de la traditionnelle petite sonnette
présidentielle mais d'une forte cloche de jardin, rivée
sur une barre de fer doux d'un demi-mètre, masse à la
fois sonore et dissuasive. Elle obtint un silence suffisant et une protection
convenable du bureau. Les marches d'accès à la tribune
furent préservées, deux essais téméraires
furent découragés par le mobile sonore de la cloche de
jardin.
Mais le plus malheureux de cette conférence fut bien le Président
DUBOIN. Sa voix se perdait dans un tel volume sonore ! Après
quelques minutes de présentation difficiles à passer,
les grandes « VOIX » du comité directeur qui l'entourait
reprirent le thème de nos démonstrations, usant de la
technique convenable pour ce genre de conférence.
Quant aux contradicteurs inscrits, leur école d'orateurs ne les
avait pas préparés à l'économie politique
et leurs responsables hiérarchiques n'avaient pas été
formés rue St-Guillaume. De l'un des jeunes opposants qui nous
entraînait sur les conquêtes coloniales et que j'essayais
de remettre sur les rails de la production et de la distribution, j'obtins
cette confidence : « On ne nous a pas encore appris cette contradiction
».
Aussi bien, notre conclusion fut-elle prononcée sans opposition
valable, les opposants satisfaits d'avoir pu parler, bien que mal à
l'aise, sur le thème que la salle leur rappelait ; leur seule
revanche fut un dernier refrain de « l'Internationale ».
En somme cette « première » fut une bonne soirée,
malgré les faisceaux et les pauvres bougres qui battaient la
semelle dans la rue sans joie. Elle fut un banc d'essai pour les jeunes,
appelés à connaître les auditoires nombreux de Wagram
et de province.
Quarante-quatre années nous séparent de ce souvenir. On
ne forme plus les faisceaux. La télévision est encore
plus dissuasive.
J.L. K-D
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Mobilisation générale
Le 2 septembre 1939, apprenant la Mobilisation Générale,
Jacques Duboin me déclara solennellement :
« L'Etat s'est engagé dans une politique d'armement dont
il ne pourra plus se dégager ».
Sur le moment, je me suis dit : il déraille, c'est l'âge.
J'ai compris ensuite combien il avait vu juste.
De même, je me rappelle comment il avait prévu longtemps
avant les autres la libération de la femme grâce à
un revenu séparé de celui de son mari.
Je me rappelle sa modestie, sa confusion lorsqu'à l'occasion
d'une fête, nous lui avions offert une petite statuette dont il
nous a reproché la dépense.
Pour moi, la conférence organisée dans le grand amphi
de la Sorbonne, avec le Révérend Père Riquet, constitue
l'apogée du M.F.A.
René LEPAGE
Co-Actionnaire de la LEDIS
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Joyeuse mise à mort
Marseille pavoisait. Le soleil, agité par le
Mistral, tremblotait sur les milliers d'affiches qui enjolivaient les
murs ocres et roses DIMANCHE PROCHAIN 29 SEPTEMBRE 1946 GRANDE MISE
A MORT... du système capitaliste par Jacques DUBOIN
Nous étions cent mille et même moins à taper du
pied, sans cadence et avec enthousiasme, sur les planches des gradins.
Car si les luxueux Nîmois et les opulents Arlésiens se
sont offerts des Arènes en pierre, modèle César
ou Crésus, nous, pôvres Marseillais nous avons construit
les nôtres, sous le Petit Père Combes, en pin maritime.
N'empêche que l'enceinte était archi-bourrée et
l'on y beuglait plus fort qu'à un match O.M.-St-Etienne. Soudain,
coup de cymbales symbolique : Carmen of Bizet. Le toril s'ouvre. Pas
de toro du Vaucluse, mais un petit homme souriant s'avance, tête
nue, suivi par le groupe des animateurs provençaux : Elysée
Reybaud, Taddéï, Doërr, etc. Tonnerre d'applaudissements.
Puis la conférence-maison du « patron ». Quelle maestria
! Il plante des banderilles au système financier, jette un bon
mot comme une passe de muleta, ses véroniques sont appréciées
par un public d'aficionados. Il a droit à toutes nos oreilles.
L'après-midi, le Président dédicaçait ses
livres. J'avais apporté le mien, le seul, j'étais bien
trop fauché pour en avoir plusieurs, presque dix ans que je l'avais.
Il sourit en l'apercevant : « Il n'est pas d'aujourd'hui celui-là,
jeune homme ! » me dit-il, amusé, tout en inscrivant :
«A monsieur Armand de la part de Kou l'Ahuri ».
C'était la première fois que je voyais l'économiste
le plus génial du siècle. Un souvenir ineffacé
malgré plus de 30 ans.
Paul-Noël ARMAND
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Un savoyard au Maroc
C'était il y a tout juste 25 ans : le hasard
m'avait fait découvrir, chez un bouquiniste de Rabat, un livre
de J. Duboin :« Demain ou le socialisme de l'abondance ».
Ma formation économique s'était jusque-là bornée
à la lecture des deux volumes de l'histoire des doctrines économiques
de René Gonnard. J'étais donc d'autant plus réceptif
que de nombreuses questions demeuraient en suspens. Ce fut le coup de
foudre. La série des autres ouvrages que J. Duboin devait me
faire parvenir par la suite allait me révéler, servie
par un style d'une incomparable séduction, l'extrême richesse
de pensée de leur auteur. Et, très vite, celui-ci devenait
à la fois un ami, un conseiller, un confident.
Sans doute nos relations qui se poursuivirent durant quelque vingt années,
traversèrent-elles maintes tempêtes et j'aurai été
son élève le plus turbulent. Mais nos dissensions passagères
n'entamèrent jamais notre indéfectible amitié.
Cette amitié se noua plus particulièrement à l'occasion
d'un séjour que je lui organisai au Maroc aux frais du Protectorat.
Reçu à la coupée de l'Azemmour par les photographes
de la Presse et une délégation du M.F.A., il eut à
Rabat : conférence de Presse, débat à la Radio,
fut reçu par le Directeur des Finances M. Lamy et, le soir, connut
le plus brillant, le plus éclectique des auditoires avec la présence
de cinq directeurs et du Secrétaire Général du
Protectorat. Salle archi-comble le lendemain dans un grand hôtel
de Casablanca où il parla trois heures durant, sans notes, à
l'issue d'un dîner réception chez le « Préfet
» de la ville. Le groupement des Savoyards lui fit fête
pareillement et les agapes assaisonnées de « bonnes histoires
» se prolongèrent fort tard. A Casablanca, il devait retrouver
son vieil ami SOUCHON, ex-militant J.E.U.N.E.S. d'avant-guerre, devenu
Président de la Chambre syndicale des industries métallurgiques.
Là aussi il fut fêté.
Je lui fis visiter la ville et je le vois encore sauter à pieds
joints - à 75 ans - d'une murette qu'il avait tenu à escalader
pour regarder le panorama : « Les Savoyards, me dit-il, sont tous
comme ça ».
«Henri Bergson, m'écrivait-il sur l'une de ses lettres,
m'a dit et répété que mon livre : « La Grande
Relève » était celui qui l'avait le plus impressionné
de tous ceux qui avaient paru depuis la première guerre mondiale.
Il m'a signalé deux points intéressants au sujet de la
population et dont j'ai tenu compte dans des articles de « L'Oeuvre
» en le citant. »
«Langevin, grand savant, accepta de faire des conférences
avec mol dont une salle Wagram et une autre aux élèves
de l'Ecole normale supérieure rue d'Ulm. »
Dans une autre il me confiait que l'ouvrage de Bellamy avait été
publié par son camarade de guerre Charpentier, que c'était
le M.F.A. qui en avait fait les frais et que « La Grande Relève
» l'avait reproduit in extenso, mais que le M.F.A. ne possédait
plus trace du livre.
D'un caractère entier, il se montrait sensible aux témoignages
et marques de sympathie. Nous avons fait une longue route, parfois ensemble,
parfois sur des chemins séparés mais visant le même
objectif.
Le 22 février 1955, il me dédicaçait son livre
: « Les yeux ouverts »
«A mon complice et ami Henri MULLER en souvenir de sa précieuse
collaboration et en témoignage de sincère affection ».
J. Duboin disparu, sa pensée reste vivante et elle continuera
de l'être par delà notre temps.
Henri MULLER
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Un pionnier
Notre Président n'était pas un laudateur
du travail servile et la mentalité de certains syndicalistes
le décevait. Je me rappelle à ce propos quelques-unes
de ses formules :
« La preuve que l'homme n'est pas fait pour travailler, c'est
que ça le fatigue » !
Ou encore :
« C'est le plein emploi des machines qu'il faut réclamer,
pas celui des hommes » !
Et, excédé par les obstacles mis devant l'avancement de
l'âge de la retraite pour les vieux travailleurs, il eut un jour
ce mot :
« Après tout, laissons donc travailler les vieux, ils en
ont l'habitude » !
***
Lorsqu'au cours d'une conférence il sentait
les hésitations de ceux qu'un bouleversement de leurs habitudes
effraient, il se faisait parfois caustique :
« Ce n'est pas nous qui sommes révolutionnaires. Ce sont
les faits. Il faut nous y adapter. Bien sûr, on regrette toujours
son costume de première communion. Il nous allait si bien ! Nous
étions si mignons avec. Mais on ne peut plus rentrer dedans !
».
***
A la fin de certaines conférences, après
avoir retracé en termes simples le passage de l'ère de
la rareté à celle de l'abondance sous la pression des
techniques nouvelles, il concluait :
« Vous voyez, ce n'est pas compliqué. Un enfant de 12 ans
comprendrait ! ».
Il faut croire qu'il avait raison car la graine était semée,
au moins dans une jeune tête : notre fille Colette, militante
en herbe, qui nous accompagnait partout, nous disait sur le chemin du
retour : « tu sais, moi j'ai bien compris. C'est mon grand-père
Duboin qui a raison ».
Marguerite BOGUET
Membre du Comité Directeur du MFA
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Quelques citations et réparties
Au cours d'une conférence, à un interlocuteur
qui pensait le coincer en lui posant la question suivante : «
Si demain vous êtes au pouvoir, quelle solution adopterez-vous
? » Jacques Duboin répondit : « Je subventionnerai
les consommateurs au lieu de subventionner la production qui se porte
à merveille ». Et Jacques Duboin ajoutait en s'exclamant
: « Ah !, en voilà une révolution » !
***
« A mesure que les progrès de la technique
accroissent le pouvoir de l'homme sur la matière, ils diminuent
logiquement celui qu'il exerce sur ses semblables ».
Dans « Libération », ouvrage publié
en 1937.
***
Je n'ai eu la chance de rencontrer Jacques Duboin
qu'une fois à Grenoble où il faisait une conférence,
en 1954, je crois. Un auditeur lui posa la question suivante :
- Que fera-t-on des gens qui ne voudront pas travailler ?
- On les condamnera au minimum vital ! répondit-il.
La réponse surprit l'auditeur et sans doute une partie de l'assistance.
Etre condamné au minimum vital serait pour beaucoup une sale
blague dans notre société de consommation.
Jean MESTRALLET
***
A la fin d'un congrès du M.F.A., vers les années
50, certains camarades trouvant le mouvement trop peu actif voulaient
entreprendre une action politique. Rangeant ses lunettes, le Président
Duboin leur répondit :
« Allons-y ! Vous voulez prendre le pouvoir ? Partons à
l'Elysée prendre la place... Mais que ferons-nous demain ? »
Evoquant les premières mesures d'adaptation à l'économie
distributive, il utilisait cette image :
« La révolution doit se faire comme on reconstruit une
gare : sans empêcher les trains de passer ».
Et pour ceux qui rêvaient d'interventions décisives, il
rappelait son expérience de député : « Quand
je projetais de formuler à la Tribune quelque amélioration
ou quelque réforme, il se trouvait toujours un collègue
pour me dire : « mais est-ce que vos électeurs vous le
demandent ? ».
Après un exposé, une question fusait parfois : «
Quand l'Economie Distributive s'instaurera-t-elle ? ». La réponse
du Président était nette « je ne lis pas dans le
marc de café, c'est à vous de la vouloir et de l'exiger
de vos élus ».
Enfin, stigmatisant les « économistes distingués
» attachés à l'orthodoxie, il disait d'eux :
« Comment voulez-vous qu'ils adaptent leur enseignement à
la conjoncture : le lendemain de leur thèse ils font polycopier
leurs cours une fois pour toutes ! ».
Certains lui objectaient parfois que l'économie distributive
semblant ignorée hors de nos frontières, il serait peut-être
difficile aux nations voisines de nous suivre. Il répliquait
alors :
« Il n'existe aucun exemple de socialisme distributif au monde.
Pourquoi la France, qui fut la patrie de la « Grande Révolution
» et de la Déclaration des Droits de l'Homme n'en donnerait-elle
pas l'exemple ? ».
A ceux qui cherchaient un modèle de société idéale
dans l'histoire, il répondait :
« Si nous avons les yeux sur le devant du visage, c'est pour regarder
en avant. Ne cherchez pas à prendre conseil chez les grands bavards
de l'Antiquité qui dissertaient à longueur de vie entre
les colonnes du Temple.
» Mais rappelez-vous cependant qu'ils n'avaient le loisir de méditer
que parce que des esclaves assuraient leur subsistance. Et dites-vous
bien qu'en mettant les machines à votre service, vous pourrez
tous en faire autant.»
Amer et désabusé, il lui est cependant arrivé quelquefois
de regretter : « Si j'avais su qu'il y ait tant de ballots, je
serais resté tranquille ». A nous de faire en sorte que
sa voix ne soit pas perdue dans le désert.
Pierre BUGUET,
Membre du Comité Directeur du M.F.A.S.D.
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Diplomatie pour le cardinal
Je n'oublie pas un seul instant ce que je dois à
Jacques Duboin. Je lui ai écrit un jour une lettre dans laquelle
figuraient ces mots : « Mon père m'a donné le jour
; Jacques Duboin m'a donné la lumière »...
Je vais vous rappeler un fait amusant - que certains d'entre vous n'ont
sans doute pas oublié.
Jacques Duboin m'a raconté un jour (vers 1955 ou 1956) qu'il
avait obtenu une audience auprès du Cardinal Feltin. C'était
à Paris. Il avait à ses côtés l'excellent
et dévoué Henri Cèdre. A la fin d'un exposé
- fait sans doute à la fois par J. Duboin et H. Cèdre
- le Cardinal avait observé :
« Tout cela est très intéressant, Messieurs. Mais
dans cette hypothèse, que deviennent les gens d'Eglise ?... »
Henri Cèdre a répondu le premier (et je vois encore la
mine de Jacques Duboin quand il me narrait la chose !)
« Eminence, vous serez assimilés aux gens de lettres, aux
gens de théâtre, aux comédiens... »
Il paraît que cela avait jeté un froid... Mais Duboin est
intervenu aussitôt :
Non, non ! Eminence... Rien ne sera changé pour vous... sauf
la quête ! Vous n'en aurez plus besoin ! »
Soulagement du Cardinal qui déclara aussitôt :
« Ça, c'est intéressant ».
Et Duboin ajouta ces derniers mots, en terminant son histoire :
« C'est la preuve que la quête ne doit pas toujours être
florissante. »
Maurice POUY
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A vous de trouver !
C'était un soir, dans les années 50.
Une section du M.F.A. de la banlieue parisienne avait organisé
une conférence, et ses militants y avaient amené un public
nombreux grâce à de grandes affiches et à des tracts
distribués tant à la sortie des usines et des bureaux
que dans les boîtes à lettres.
Jacques Duboin entreprit ce que nous appelions la « conférence-
maison », c'est-à-dire qu'au lieu de proposer d'emblée
la solution aux problèmes économiques de notre pays, il
commençait par souligner pour les nouveaux venus, les erreurs
et les contradictions du système capitaliste en mettant l'accent
sur leurs effets néfastes pour la vie matérielle et spirituelle
des Français.
Il parlait depuis environ vingt minutes devant un auditoire très
attentif quand une auditrice se leva brusquement et l'interrompit en
s'écriant :
«Monsieur Duboin, la solution ! Donnez-nous donc la solution !
». Le Président la foudroya du regard et rétorqua
d'un ton sans réplique :
«Je ne vous la donnerai pas. A vous de la trouver ! ». Puis
il ajouta :
«Mais si vous avez un train à prendre, je ne vous retiens
pas ».
La dame, suffoquée, s'assit sagement et confuse, jura, mais un
peu tard...
Jacques Duboin termina tranquillement son exposé mais ne manqua
pas de répondre avec précision à toutes les questions
qui lui furent posées ensuite et obtint encore ce jour-là
un franc succès.
Georges STEYDLÉ
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La logique des événements
Un soir de mai, vers cinq heures de l'après-midi,
le quai, direction Paris, à la gare du Vésinet, est noir
de monde. Phénomène exceptionnel à cette heure
où le trafic se fait surtout en sens inverse, les banlieusards
rentrant de leur travail à Paris.
Dans cette foule, un vieillard. Pas très grand, mais droit et
mince, vêtu d'un vieil imperméable et coiffé d'un
chapeau, il regarde sa montre à intervalles de plus en plus rapprochés.
Puis brusquement, il déclare à la cantonnade d'une voix
nette :
- Pas la peine d'attendre, il n'y aura plus de train. Faites comme moi,
allez à pied. »
Et d'un geste sec, il pointe sa canne en avant, et s'accompagnant d'un
« Une, Deux, Une, Deux, ... », il traverse la foule des
badauds ahuris et quitte la gare.
Il ne mit pas tout à fait trois heures à faire le chemin
qui conduit du Vésinet à Saint-Cloud. On était
en mai 1968... Ce vieillard, c'est Jacques Duboin. Il avait alors près
de 90 ans.
Il ne passa effectivement plus de trains pendant longtemps. C'est encore
lui qui avait eu raison avant tout le monde. Mais pour avoir été
le premier à voir, puis prévoir juste, parmi des gens
qui, placés devant les mêmes faits furent cependant incapables
de les observer avec autant de bon sens, il passa une fois de plus pour
un fou.
...Jusqu'au moment où tous furent obligés de se rendre
à l'évidence. Beaucoup regrettèrent alors d'avoir
attendu !
Colette SIMON
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La simplicité
Pendant la conversation avec Jacques Duboin, tout
était simple et naturellement clair, et tenait en peu de mots.
Mais lorsque nous voulions par la suite, en faire profiter nos camarades,
nous nous rendions compte que cela nous était impossible. Le
Président Duboin avait le don de rendre les choses simples et
facilement assimilables. Aussi, à chacune de ses visites, c'était
un régal.
Jean HOUGARD
Lorsque Jacques Duboin habitait Saint-Cloud, je le raccompagnais souvent
jusqu'à sa porte. Et là, longtemps, nous commentions les
événements récents. Jusqu'au moment où il
m'arrêtait en disant : « Sauvez-vous vite, Larcher, nous
allons nous faire la « conférence-maison ».
Je me rappelle encore cette phrase typique : « un pays, disait-il,
qui exporte plus qu'il n'importe se prive de substance et dépérit
».
Pierre LARCHER
J'ai été frappé par ce passage
suivant dans une lettre que m'adressa Jacques Duboin le 28 novembre
1969 :
«Vous constaterez que les gens sont un peu plus perméables.
Sauf, bien entendu, ceux qui ont accumulé tant de connaissances
dans leur cerveau qu'il n'y a plus place pour une idée nouvelle.
»
Elie PIZZOLI
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Mon père spirituel
C'était mon père spirituel... Six mois
avant sa disparition j'ai pu l'embrasser une dernière fois...
« Plus très spirituel » m'a-t-il dit dans un sourire
de ses yeux clairs. Toujours son esprit d'à propos.
« Une armée moderne, c'est une armée qui se reconnaît
à l'odorat elle sent le pétrole et ne sent pas le crottin
».
C'était dans les années 20. Jeune député,
il avait, bien avant de Gaulle, proposé la motorisation de notre
armée.
« la misère dans l'abondance »
« les prix prennent l'ascenseur tandis que les salaires grimpent
par l'escalier »
« la révolution mécanicienne »
« le pouvoir d'achat »
toutes ces expressions ont été depuis reprises sans référence
à leur auteur.
Il habitait Saint-Cloud lorsque le M.F.A. avait son siège rue
de Miromesnil. Tous les matins il y venait à pied en traversant
le Bois. « Savez- vous, quel est le plus grand événement
de l'Histoire » demanda-t-il un jour à un étudiant
qui, sur un banc, révisait son cours... (?) ... « C'est
l'avènement de l'abondance dans le monde ».
Nous sommes quelques milliers à qui il a ouvert avec simplicité
les portes de la science économique, quelques milliers sachant
désormais analyser la conjoncture et donner avec assurance un
avis éclairé.
Ce nouveau Karl Marx ne pouvait pas être un homme révolté
au sens où l'entendait Albert Camus, à qui je l'ai fait
aimer, parce qu'il était non violent de nature et trop modeste
pour se faire « mousser ». Son ambition : « débourrer
les crânes », montrer comment on peut « reconstruire
la gare sans perturber la marche des trains », bâtir une
nouvelle société sur les ruines du capitalisme en «
tuant les préjugés sans tuer les hommes ».
Comme tous ses disciples j'ai souvent senti le besoin de ruer dans les
brancards devant l'incompréhension des prétendus révolutionnaires
de notre temps. Chargé par lui de faire le compte rendu, pour
« La Grande Relève », d'une réunion contradictoire
avec un représentant du parti communiste, salle Wagram, il modéra
mon ardeur par ces mots :
« Ce n'est pas en fouettant l'attelage qu'on le fait mieux avancer
s'il ne voit pas le chemin ».
Malgré la conspiration du silence bien entretenue par tous les
chefs d'orchestre des partis, il entrera dans l'Histoire sans en avoir
forcé les portes, car ses idées sont en marche inexorablement.
Jean CARLESSE
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et pour finir...
J'aimerais rappeler la maîtrise de la langue
française qu'avait Jacques Duboin, et la clarté de ses
exposés écrits ou verbaux. Je l'ai vu un jour barrer sur
un texte qu'on lui avait soumis un grand nombre de lianes, le réduisant
de moitié. Il l'avait ainsi rendu d'une clarté incomparable
!
Pour finir, je voudrais citer une phrase qui, si elle ne prouve pas
qu'il n'avait pas peur de la mort, montre au moins qu'il l'attendait
avec une certaine ironie, voire bonhomie : il m'écrivait le 13
janvier 1969 :
« Ils m'adressent encore aujourd'hui des voeux de longue vie auxquels
le suis très sensible. mais ne sont-ils pas déjà
réalisés ? Je frise, si l'on veut dire. 91 ans avec surdité
salopante et cataracte imminente.
« Aussi l'heure a-t-elle sonné où je vais aller
voir si l'économie distributive existe dans un autre monde.
« Dans celui-ci, J'ai la satisfaction de constater qu'elle ne
dépend plus du bon vouloir des hommes. Ce sont les faits qui
l'imposent. On tardera peut-être peu à s'en apercevoir.
»
Robert KOPINSKI
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