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N° 645 janvier
1968
Bilan
de nos efforts communs - 1ère partie
Jacques DUBOIN
Les
Condamnés Marcel
Dubois
Le
défi Américain
Pierre MONTREUX
Au
banc des accusés - 1ère partie
Marcel DIEUDONNE
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Bilan de nos efforts communs
-I-
Le Mouvement Français pour l'Abondance a maintenant
35 ans ; mais, de son existence active, retranchez les 5 années
de la deuxième guerre mondiale et de l'occupation, son organe
« La Grande Relève » s'étant sabordé.
Restent 30 ans d'une propagande aussi active que possible. Quand on
constate pourtant le silence sur l'Economie Distributive qu'observent
quotidiens, radio, télévision, partis politiques, n'est-on
pas fondé à se demander si notre apostolat a porté
des fruits ? Reportons nous donc à l'origine die notre campagne.
On oublie souvent que si la première guerre mondiale (14-18)
fut désastreuse pour les belligérants, c'est en France
qu'elle accumula le plus de ruines. Dix de nos plus riches départements
avaient servi de champ de bataille à toutes lies artilleries
de la planète. Certains villages avaient même disparu.
Nos « experts » annoncèrent qu'un siècle serait
nécessaire pour reconstruire nos régions libérées.
Ils oubliaient que la guerre accélère les progrès
techniques par la seule raison que l'Etat, ne lésinant plus sur
les dépenses d'utilité publique, fabrique instantanément
tous les crédits dont les armées ont besoin pour bouter
l'occupant hors du territoire. C'est si vrai que 10 années après
l'armistice, l'économie des belligérants était
non seulement remise yen état, mais que la plus grande crise
économique de tous les temps éclatait subitement. Bien
entendu aucun « expert » ne l'avait prévue. Mais
dans les nouveaux traités d'économie politique, elle porte
un nom : c'est la crise mondiale des années 30.
Elle débuta par un coup de tonnerre : la Bourse de New York s'effondra
littéralement la fortune mobilière des Américains
se trouva d'un seul coup largement amputée. Répercussion
sur tous les marchés financiers. I1 s'agissait bien d'une crise,
mais hors série, dont personne ne pouvait soupçonner l'étendue
ni la durée. On n'entend plus que lamentations : les producteurs
se plaignent d'avoir produit beaucoup plus qu'ils ne pouvaient vendre,
les consommateurs de rie plus pouvoir acheter ce dont ils avaient le
plus impérieusement besoin. Accumulation d'énormes stocks
encombrant marchés, magasins,, entrepôts. D'où cascades
de liquidations forcées entraînant faillites et banqueroutes
'en chaîne. Ruée sur les banques, acculant les Etats-Unis
à un moratoire de toutes les dettes. A Paris, un de nos grands
établissements de crédit fermait ses guichets si le gouvernement
n'était accouru le renflouer avec l'argent des contribuables.
Le chômage prend des proportions inconnues. A Genève, le
Bureau International du Travail recense 33 millions de chômeurs
lamentablement secourus et avoue qu'il en existe des dizaines de milliers
d'autres pas secourus du tout. Beaucoup de chômeurs ayant femme
et enfants, c'est plus die 100 millions d'êtres humains plongés
dans la plus absurde des détresses, car n'est-il pas paradoxal
que la misère grandisse dans le temps que les richesses s'accumulent
?
***
A l'intérieur des nations, le climat social
s'envenime et devient dramatique. La grande presse relate les déclarations
du bourgmestre de Hambourg au célèbre économiste
italien G. Ferrero. On y lit « Pendant toute la guerre 14-18 j'ai
été chargé de répartir les vivres disponibles
parmi la population de ce grand port de mer. Tâche très
pénible parce que ces vivres étaient en quantité
insuffisante même pour une consommation réduite. Mais ma
fonction est encore bien plus pénible aujourd'hui ! Dans cette
ville les magasins regorgent de charbon, de farine, de viande, de café,
de sucre, de lits, de draps, de couvertures qu'on ne trouve pas à
vendre ; il y a des milliers de chambres vides qui attendent en vain
un locataire. Et il y a des milliers d'hommes et de femmes sans toit,
affamés, qui vont grelotter cet hiver... et je ne puis rien faire
pour eux... »
Alors réfléchissons : n'est-ce pas l'image vivante de
la misère dans l'abondance ?
Cependant l'agitation s'aggrave. Aux EtatsUnis des cortèges de
chômeurs marchent sur Washington où le « bon Président
Roosevelt » les fait copieusement matraquer. Mais les agriculteurs
obtiennent satisfaction : l'Etat achètera désormais leurs
« surplus » invendables. Bien mieux, il indemnisera (il
le fait encore) les agriculteurs consentant à remettre en friche
une partie, de leurs terres. Que fait-il de ces «surplus »
alimentaires auxquels se joignent bientôt les « surplus
» industriels ? Il les enterre tous pour constituer des «
stocks stratégiques ». On sait que les Américains
tremblent de voir leur immense continent investi, peut-être conquis...
Et' pourtant le Congrès de cette grande nation « qui bat
tous les records de la prospérité » (J.-J. Servan-Schreiber
dixit), n'a pas encore voté la loi sur la pauvreté qu'attendent
32 millions d'Américains économiquement faibles. Le bon
de l'histoire c'est que, depuis quelques jours, c'est toute la nation
américaine qui est condamnée à « l'austérité
! » Histoire de rétablir sa balance des paiements ! »
(sic).
En Europe les manifestations deviennent violentes : les agriculteurs
réclament aussi que l'Etat achète leurs « surplus
'», les chômeurs, un « emploi » seul moyen pour
eux de ne pas mourir de faim. Mais le gouvernement fait la sourde oreille.
Endoctriné par les économistes classiques, il est persuadé
que ce n'est qu'un mauvais moment à passer : les crises économiques
ne disparaissent- elles, pas toujours « naturellement »
?
Mais voici qu'un beau jour les quotidiens annoncent que les événements
prennent un tour nouveau. Les agriculteurs en sont réduits à
détruire tout ce qu'ils ne peuvent plus écouler sur les
marchés. Dans le midi les vignerons écoulent des milliers
d'hectolitres de vin dans les rivières, ailleurs des agriculteurs
écoulent des milliers d'hectolitres de lait dans les égouts
; ailleurs encore ils arrosent de mazout des céréales,
des fruits, des tomates, des choux-fleurs, des melons, des monceaux
de pommes de terre, puis y mettent le feu.
***
C'est à ce moment que quelques amis et moi,
consternés de la quasi-indifférence du public, décident
de tenter de le rappeler à la raison. - Comment ? - En créant
un mouvement d'opinion qui s'appellerait le M.F.A. Mais, au préalable,
ne convenait-il pas d'alerter nos compatriotes afin de recruter des
camarades de bonne volonté ? C'était dans mes moyens,
car, au cours d'une courte carrière politique, j'avais entretenu
des rapports cordiaux avec les dirigeants des grands quotidiens. Ils
accueillirent aimablement une soixantaine d'articles que j'écrivis
dans « Le Journal », puis dans « L'Oeuvre »
: On ne se doute pas de l'influence qu'exerçait la presse sous
la Ille République. Un article paru le matin, en première
page et à la place ordinaire de l'éditorial, éveillait
infailliblement l'attention du lecteur ; et si celui- ci était
prévenu qu'il pourrait en discuter le soir même en réunion
publique, on était sûr de refuser du monde dans la grande
salle Wagram et son sous-sol, ou même dans le grand amphithéatre
de la Sorbonne, L'affluence s'expliquait aussi par la notoriété
des personnalités qui acceptaient de prendre la parole. Un soir
c'était le grand savant Paul Langevin, un autre soir le célèbre
humaniste jean Rostand, puis le Révérend Père Riquet,
Albert Bayet, l'éminent professeur Robert Mossé de la
Faculté de Droit de Grenoble, Robert Buron, Albert Ducroq et
bien d'autres.
Si je me complais à rappeler ces souvenirs, c'est pour insister
sur la compréhension du public, car le sujet ne le rebutait pas.
Des malveillants insinuaient que je me présentais en nouveau
Platon désireux de refaire sa République. Simple ineptie.
Mon langage était celui du simple bon sens et aussi direct que
possible : Ignorez vous que des machines toujours plus puissantes travaillent
plus vite que nous et produisent bien davantage ? - Non ! alors renseignez-vous
pour savoir si ces machines consomment ce qu'elles produisent ? - Non
! Il est donc absurde de détruire ce qu'elles produisent au lieu
de le consommer à leur place. Tombent-elles du ciel ces machines
ou est-ce nous qui les construisons ? Suivait l'exposé succinct
de Ia manière dont notre système économique et
social s'était lentement édifié dans la rareté
de tous les biens, mais pour la vaincre ! Or c'était chose faite
tous les efforts accomplis par les chercheurs au cours de tous les siècles
passés, venant subitement d'être couronnés de succès.
Les hommes du XXe siècle en sont ainsi lies heureux bénéficiaires.
Est-ce une raison pour s'arracher les cheveux et se comporter de façon
à faire rougir les singes ? Oui les singes, aucun orang-outang
n'ayant jamais détruit des noix de coco pour en priver ses congénères.
Que ces conférences eussent du succès en voici la preuve.
Lisez dans le « Dictionnaire des Sciences Economiques, »
les deux pages qu'Alfred Sauvy consacre à critiquer nos thèses
; vous y trouvez cet aveu : Ces théories ont eu une grande influence
sur les . esprits, influence diffuse et souvent inconsciente. »
Voilà qui est aimable pour ses contemporains, n'est-il pas vrai
?
***
Quoi qu'il en soit, le M.F.A. était créé
et sa campagne débuta immédiatement. Jean Maillot et moi
firent une bonne cinquantaine de conférences à Paris.
Seul, j'en fis peut-être davantage encore en province et à
l'étranger où l'on m'invitait : en Belgique, 'en Hollande,
en Suisse, en Algérie, au Maroc. Je fus entendu dans les deux
branches de la franc-maçonnerie ; dans deux congrégations
où m'avait introduit mon ami Renaud, alors curé de Saint-Charles-de-Monceau.
Je fis encore le siège de tous les partis politiques dits de
gauche, y compris donc-le parti communiste. Avec celui-là j'eus
deux rencontres : la première organisée par un camarade
de. guerre et collègue au Parlement, mon ami Vaillant-Couturier.
Il connaissait si bien la question qu'il fit lui-même la conférence
et avec quel talent ! Il expliqua que l'U.R.S.S : une fois rattrapé
son retard technique sur les nations capitalistes, instituerait l'Economie
distributive comme la seule assurant à tous le plein épanouissement
de la culture. Il fut très applaudi. La seconde rencontre fut
un peu différente ; elle eut lieu trois années plus tard
et Vaillant-Couturier n'était plus de ce monde.. C'était
dans une immense salle froide où j'étais, seul, en face
d'au moins 500 camarades conscients et encore mieux organisés.
En effet, j'avais à peine ouvert la bouche, qu'ils entonnaient
l'Internationale qu'ils reprenaient infatigablement. Je pris le parti
de battre la mesure, tout en tâchant de faire observer toutes
les nuances d'un chant large et profond.
Mes camarades du M.F.A. ont constamment secondé ces efforts.
Ils créèrent des sections dont celle de Saint-Nazaire
est le modèle. Pastor fonda à Marseille les G.S.E.D. (Groupes
de Syndiqués pour l'Economie Distributive) qui publient régulièrement
« L'Intersyndicaliste ». Notre camarade démontre,
mathématiquement, l'exactitude des thèses de l'Abondance.
Il prouve de la même manière que la hausse du salaire n'augmentera
bientôt plus le pouvoir d'achat du salarié, du fait que
les charges fiscales, en particulier celles de la Sécurité
Sociale, grèvent trop lourdement et arbitrairement les salaires.
Rappelons que Jean Nocher, Cibot, Charpentier, fondèrent le groupe
des JEUNES. Ils avaient prévu que la génération
qui monte serait fatalement sacrifiée. Pour vivre, un jeune doit
posséder un « emploi ». Or le progrès technique
ne consiste-t-il pas à supprimer des « emplois »
?. Sans doute en crée-t-on quelques-uns, mais pour les jeunes
ayant pu acquérir les plus récentes connaissances scientifiques.
A cet égard notre enseignement supérieur n'est-il pas
scandaleusement hors de course ?
Enfin « La Grande Relève » poursuivait inlassablement
sa carrière et finit par réunir la belle équipe
que voici : Mmes Curie et Silvy, les camarades G. Albert, H. Blanchet,
P. Buguet, F. Cibot, M. Dubois, M. Dieudonné, J. Godeau, H. Gonderlier,
A. Laplanche, C. Lorriant, P. Montreux, G. Steydlé, J.-M. Vernière,
A. Vexliard. Le but de ces camarades aussi dévoués que
bénévoles ? Développer inlassablement les arguments
capables de faire saisir au lecteur, le sens de la transformation économique
devenue inévitable, et dont il sera l'heureux bénéficiaire.
Hélas ! les événements se précipitant nous
gagnèrent de vitesse, et la France, dès 1935, cédait
à la pression des groupements qui profitèrent de la rareté.
La Chambre des Députés, à la majorité moins
deux voix, autorisait le gouvernement à prendre d'urgence des
décrets-lois pour détruire les récoltes «
excédentaires », et s'opposer « légalement
» aux intolérables progrès de l'Abondance. Le Sénat
observa le silence : aucune objection ne vint de son côté.
En conséquence : il fut prescrit d'arracher
des dizaines de milliers de pieds de vigne ; d'interdire l'agrandissement
des vignobles ; de distiller des millions d'hectolitres de vin, de réduire
de quelques milliers d'hectares la culture du blé et de dénaturer
des millions de quintaux de cette céréale.
De plus, on supprimait les Offices agricoles coupables : « d'avoir
permis à l'agriculteur de réaliser de trop profondes améliorations
techniques et de porter sa production à un niveau élevé
» (sic).
Enfin il était ouvert un concours pour le meilleur moyen de rendre
le blé impropre à la nourriture des hommes et des animaux.
Je n'invente rien, ce sont les propres termes du décret-loi qui
parut au « Journal officiel » du 27 septembre 1938, page
11.307, En même temps, l'ordre était d'abattre 150.000
bovins « présumés tuberculeux » (sic).
Contre les méfaits de l'abondance, en matière industrielle,
il était interdit de créer une nouvelle usine pour fabriquer
des chaussures, ni même d'ouvrir un nouveau magasin. On réduisait
les trains de voyageurs, on supprimait des rames du métro, et
l'on envoyait quelques millions de broches à la ferraille.
Toutes ces mesures furent prises au cours de la crise mondiale des années
30. Ces errements continuèrent sous les IVe et Ve République,
mais sous le nom d'assainissement des marchés. Celui- ci ne fut
interrompu que pendant la deuxième guerre mondiale et l'occupation,
l'ennemi se chargeant lui-même, à titre gracieux, de faire
le vide sur nos marchés. Nos « excédents »
furent alors expédiés outre-Rhin où ils furent
favorablement accueillis.
Et jamais nos économistes officiels n'élevèrent
la plus petite protestation contre ces « assainissements »
qui, dans les plus vieux traités d'économie politique
sont pourtant flétris sous le nom de « malthusianisme ».
Mais, répétons-le, c'est qu'aux yeux
de nos Messieurs, toutes les crises économiques, depuis le 19e
siècle, sont provoquées par la surproduction ; la crise
des années 30 n'était donc en fait qu'une crise de surproduction
« généralisée » (sic).
Mais, ô économistes de mon coeur, comment l'Abondance pourrait-elle
faire son entrée dans le monde, autrement que sous forme d'une
« surproduction généralisée ? » Attendiez
vous des sonneries de cloches, des salves de coups de canon ?
(à suivre)
P.S. J'ai reçu de beaucoup de camarades et
de lecteurs des souhaits de bonne année, accompagnés très
souvent d'encouragements bien précieux. Je tiens à dire
combien j'y ai été sensible. En m'excusant de ne pouvoir
répondre à chacun, j'adresse à mon tour, à
tous, mes voeux : santé, bonheur... et le moins de tracas possible.
J.D.
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Les Condamnés
par Marcel Dubois
En présentant à nos lecteurs le livre
de Vercors «Quota ou les pléthoriens », nous avons
récemment évoqué le sort des «condamnés
à l'expansion» que sont devenus les citoyens de tous les
pays industrialisés, et en premier lieu évidemment, des
Etats-Unis (voir G.R. n° 637).
Nous terminions en affirmant qu'il n'existait que deux issues possibles
à cette course folle : ou bien le cataclysme atomique, ou bien
l'instauration d'une économie des Besoins.
La plupart de nos contemporains, en France, agissent comme s'ils étaient
résignés à la première solution, ayant perdu
la foi dans la possibilité pratique de réaliser la seconde.
Il faut bien reconnaître, d'ailleurs, que tout est mis en oeuvre
pour les duper et les endormir : d'une part, la propagande officielle
s'efforce, contre toute évidence, de nous démontrer que
notre pouvoir d'achat augmente ; et, d'autre part, la grande presse
nous cache soigneusement l'évolution des idées et des
faits dans le monde occidental chaque fois que nous risquerions d'y
trouver une confirmation de l'évolution inéluctable du
système économique actuel vers celui de l'Abondance.
Pourtant, lorsque nous parlons de la grande presse, nous visons surtout
les journaux de la capitale, qui, tributaires de leurs énormes
ressources de publicité, ne peuvent en aucun cas se permettre
de contrarier le moins du monde les intérêts des milieux
financiers. La presse de province semble beaucoup plus à l'aisé
pour aider ses lecteurs à se forger une opinion conforme aux
réalités, et nous citerons avec plaisir 2 exemples récents :
LE REVENU GARANTI FAIT SON CHEMIN AUX USA
Le premier est un extrait du journal « l'Ardennais»
du 20/2/67, consacré à l'évolution de l'idée
de «revenu garanti» aux Etats-Unis :
« L'année vient de commencer et déjà des
discussions s'engagent sur certaines idées qui, pour leurs partisans,
devraient se concrétiser en 1967 au plus tard. Ainsi en est-il
notamment du principe selon lequel la meilleure façon de remédier
à la pauvreté est de donner de l'argent aux nécessiteux.
« Ceux qui professent cette théorie sont convaincus que
chaque citoyen américain devrait être en droit de recevoir
régulièrement, qu'il l'ait gagné ou non, «mérité»
ou non, un certain revenu de base qu'il pourrait dépenser comme
bon lui semble.
« Pour le moment, rien n'indique que la thèse soit bien
accueillie dans les cercles gouvernementaux, mais sans conteste on en
débattra beaucoup - et longtemps - dans divers milieux... La
Chambre de Commerce américaine, organisation non gouvernementale,
a d'ailleurs effectivement organisé un symposium auquel participaient
des « pour » et des «contre». C'est l'occasion
d'examiner de plus près les solutions proposées.
« De l'argent sans travail !
« De l'avis de Robert Theobald, économiste et sociologue
anglais, une famille de quatre personnes doit pouvoir disposer d'un
revenu annuel minimum de $3.400, soit 1.700.000 F anciens.
« Milton Friedman, professeur d'économie à l'Université
de Chicago, propose ce qu'il appelle «un impôt sur le revenu
négatif ». Si le revenu d'une famille est inférieur
à un certain niveau, il entend par là $ 3.000 (1 million
1/2 d'anciens francs), le gouvernement devrait lui verser une subvention
d'un montant inversement proportionnel à son revenu.
« Bien que les techniques utilisées pour fixer ce revenu
minimal diffèrent quelque peu, M. Friedman et M. Theobald sont
d'accord sur un point : le revenu additionnel devrait être versé
en ESPECES et non en nature, et être dépensé librement.
« M. Theobald a déclaré : « Le principe d'un
minimum doit être établi. Ce principe s'appliquerait de
manière égale à chaque membre d'une société,
sans considération des aptitudes personnelles ; ainsi, le gouvernement
ne pourra être qualifié de trop généreux
envers ceux qui ne le méritent pas »... « Le spectre
du chômage technologique.
M. Friedman, pour sa part, a remarqué que les administrateurs
du fonds de secours doivent consacrer beaucoup de temps à vérifier
que les sommes accordées sont dépensées à
bon escient : « Il serait bien préférable de donner
aux déshérités des subventions et de les laisser
les utiliser comme bon leur semble »...
« M. Theobald prévoit aussi une augmentation du chômage
due aux progrès de l'automation : le revenu garanti pourrait,
dans ces conditions, affirme-t-il, être considéré
comme « une extension du système actuel de sécurité
sociale opportune dans un monde où la disponibilité d'emploi
ne cessera de se réduire ».
Le second exemple, qui constitue un développement
plus documenté du même sujet, est emprunté au journal
« Sud-Ouest » du 16/12/66 dans lequel Pierre et Renée
Grasset, sous le titre « L'Amérique à la chasse
aux pauvres », n'hésitent pas à dénoncer
la gratuité des affirmations classant le revenu social au rang
des utopies :
« On connaît le premier des dix commandements du bon vendeur
américain : « Dans la minute qui suit la vente d'un objet,
démontrer au client que cet objet est déjà démodé.
»
« De tous les phénomènes de la société
américaine, le gâchis est le plus surprenant. Lallégresse
féroce avec laquelle un Américain se débarrasse
de son automobile, de ses costumes ou de sa machine à laver,
encore neufs selon nos normes, est, pour un oeil européen, presque
choquante. Les six millions d'entre eux ayant, en 1966, acheté
une voiture, se sont, comme un seul homme, en, nette fin d'année,
précipités avec convoitise sur les prospectus décrivant
en termes lyriques les modèles 1967.
« Réciproquement, nos meurs d'une autre époque soulèvent
un identique étonnement.
« Comment décrire la stupéfaction provoquée
par cette amie, femme d'un médecin alsacien venu à Boston,
pour y poursuivre ses recherches sur le cancer, lorsqu'elle se mit en
quête de coton pour repriser les chaussettes' de son mari ?
« Savez-vous qu'il n'existe pas une mercerie dans cette ville
? », nous confiait-elle indignée.
« Mais bien moins éberluée, comme de juste, que
les femmes des collègues de son mari en la voyant faire. Elles,
dont les filles portent des robes en papier et pour lesquelles la question
qui commence à se poser, par le même souci d'économie
domestique, est d'acheter, chaque semaine, de nouvelles chemises à
leur mari plutôt que les faire blanchir.
« En avance de quelques décades.
« En fait, lorsqu'on se plonge dans la vie quotidienne des U.S.A.,
on constate bien vite que le gâchis est la clef de la prospérité
américaine et le meilleur aiguillon du progrès' dans ce
pays, dans ce continent, en train de franchir, en avance de quelques
décades, le seuil du XXIe siècle.
« Incidemment, il était inévitable que dans une
économie aussi alerte, le gâchis devienne en soi une industrie
: la récupération des déchets agricoles est, aujourd'hui,
une entreprise de trente milliards de nos francs lourds de chiffre d'affaires,
par an. Un quart de tout le papier, si' prodigieusement gaspillé
par l'Amérique, provient de vieux papiers. Les plumes de poulets
deviennent de la nourriture pour les poulets.
« Et lorsqu'un économiste aussi distingué que John
Galbraith, conseiller et ami des Kennedy, constate le machiavélique
« vieillissement planifié» de tous les objets vendus
au public, et le fait que e l'image de notre société moderne
est celle de l'écureuil pédalant sur sa roue »,
il ajoute :
« Où est le mal ? ».
« Ni Malthus, ni Marx n'avaient prévu, en leur temps, que
la machine, prenant la place de l'ilote, allait tout changer dans la
société moderne : 15 % seulement de la population active
des Etats-Unis suffisent aujourd'hui à produire tous les biens
de consommation du pays. Bien au-delà de tous ses besoins réels.
« Là gît le problème. Il n'est plus de produire,
il est d'absorber. Le slogan-choc « Achetez tout de suite, le
job que vous assurerez ainsi est peut être le vôtre »,
n'est plus une boutade.
« Et la question n'est plus de savoir si l'acheteur est psychologiquement
saturé, mais s'il est financièrement exsangue.
S'il l'est, où trouver une clientèle fraîche?
« Les économistes américains viennent de découvrir
qu'elle existe. A l'exemple des compagnies d'aviation qui s'endettent
monstrueusement pour commander des aérobus. de plus 'en plus
géants, rassurés par cette statistique étonnante
qui établit que quatre Américains sur cinq n'ont jamais
encore pris l'avion, l'industrie américaine vient de trouver
des clients le rechange : les pauvres...
« Cette semaine, à San Francisco, un grave sociologue -
ils ne le sont pas tous - nous a exposé le projet surprenant
sur lequel un comité d'économistes, dont il fait partie,
se penche actuellement : l'abolition définitive de la pauvreté
aux U.S.A., dépassant ainsi le bon Alphonse Allais qui fit tant
rire nos parents en prônant l'extinction du paupérisme
après onze heures du soir...
« Une définition...
« La définition américaine de la pauvreté
est simple : toute famille de quatre personnes qui ne dispose pas de
plus de 3.130 dollars par an pour vivre est une famille d'indigents,
qui doit être assistée. Trente- deux millions d'Américains,
16 % de la population, un Noir sur deux, rentrent dans cette catégorie.
Et ils le sont : six millions d'entre eux se nourrissent tous les jours
que Dieu fait de surplus alimentaires distribués gratuitement
par le gouvernement.
« Comment remédier à cette situation et faire de
ces parasites, des consommateurs en ordre de marche ?
« La façon d'éliminer la pauvreté »,
affirme sans sourire notre sociologue, « est de donner suffisamment
d'argent aux pauvres pour qu'ils cessent de l'être ».
« Financièrement l'affaire semble poser moins de problèmes
qu'on ne pourrait l'imaginer
« L'affaire de quinze milliards de dollars par an, alors que nous
en dépensons actuellement vingt-cinq au Viet-Nam, le pays en
consacre presque autant aux allocations de chômage, Sécurité
sociale, retraites et secours divers... ».
« Comment, en termes pratiques, se traduirait cette utopie ?
« C'est -alors que nous nous en rendons compte loin de constituer
une mirobolante entreprise californienne de plus, ce projet est actuellement
fort sérieusement à l'étude, à Washington,
dans l'administration de Sergeant Shriver, beau-frère des Kennedy,
et ministre de Lyndon Johnson. C'est un économiste libéral
faisant autorité et il n'y a guère encore, conseiller
officiel de la Maison Blanche, le professeur Tobin, qui l'expose :
« Au lieu de prélever un impôt, le percepteur verserait
au « contribuable» sans ressources une somme de 400 dollars
par membre de sa famille. Cette allocation de, base serait réduite
de 33 cents pour chaque dollar gagné. Ainsi, à partir
du moment où une famille de quatre personnes, par exemple, aurait
un revenu de 4.800 dollars, cette allocation tomberait à zéro.
C'est seulement bien au-delà qu'un impôt recommencerait
à être perçu sur les bases actuelles ».
« On en convient sans peine dans les milieux qui prônent
cette idée extraordinaire, c'est d'une révolution économique,
d'une révolution sociale et bien davantage encore qu'il s'agit.
Il est douteux que Lyndon Johnson - cet homme d'un autre âge qui,
en éteignant les ampoules de la Maison Blanche dénonçait
«le gâchis, cet ennemi de notre société»,
s'en fasse le promoteur.
« Qui ne gâche rien n'a rien.
« Mais L.B.J. semble à tel point menacé de sombrer
corps et biens avec sa «grande société» dans
l'aventure vietnamienne, que déjà, dans ces milieux, on
parle de l'abolition de la pauvreté aux Etats-Unis, avec laide
des fonds dégagés d'une guerre au Viet nam, enfin terminée,
comme du grand oeuvre de la future ère néo-kennedienne.
« La bataille n'est pas gagnée d'avance. C'est toute l'éthique
puritaine qui gouverne l'Amérique depuis trois siècle
qui s'en trouve menacée. Mais elle est déjà tellement
battue en brèche, cette morale du temps jadis qui condamnait
les dettes, faisait de la dépense un péché et prêchait
aux pionniers le « Waste not, want not » (qui ne gâche
rien, ne manque de rien). Remplacée aujourd'hui par le «
waste not, have not » (qui ne gâche rien, n'a rien), enseigne
le professeur Kouwenhoven, de l'Université de Columbia, à
ses étudiants, en constatant que l'homme américain est
plus intéressé par l'usage des choses que par leur possession.
« La propriété, conclut-il, s'identifiait, jadis,
avec la sécurité. Elle rend à présent vulnérable
».
« Nourrie de la condamnation biblique de l'homme au travail, à
la sueur de son front, toute la vieille morale chrétienne se
rebelle d'avance, aujourd'hui, aux U.S.A., contre cette idée
que la société américaine puisse assurer demain,
en même temps qu'aux authentiques nécessiteux un «plancher»
financier solide à vie, aux oisifs, aux clochards, aux tarés,
aux inutiles et aux petits vacanciers à perpétuité,
en en faisant des rentiers de l'Etat.
« Ils ne vont pas manquer, les bons apôtres, pour prétendre
que la liberté de mourir de faim est une des libertés
les plus essentielles de la démocratie.
Ils auront fort à faire. Cette entreprise de dépaupérisation
est en train de prendre solidement corps aux Etats-Unis, trouvant des
alliés inattendus dans certains milieux fort conservateurs, qui
voient en elle la seule façon d'épargner aux Etats-Unis
l'énorme machine bureaucratique qui est la plaie de la Sécurité
sociale dans tous les pays du monde où elle existe.
« L'ironie reste grande de voir, à la remorque de ses théoriciens,
la société capitaliste américaine, en passe de
dépasser gaillardement le socialisme et marcher sans en être
consciente vers ce communisme idéal - « à chacun
selon ses besoins » - auquel Moscou a été obligé
de renoncer.
« Une ironie qui atteint des proportions majestueuses lorsqu'on
sait que le premier à prôner cette idée d'un «
impôt à rebours » fut le professeur Friedman, de
l'Université de Chicago, conseiller économique de Barry
Goldwater, porte-drapeau malheureux de l'extrême droite pendant
sa campagne présidentielle, afin de combattre le programme de
Sécurité sociale du président Johnson.
« Ainsi Gribouille se jetait-il à l'eau pour éviter
d'être mouillé par l'ondée... »
ET PENDANT CE TEMPS...
Je suis persuadé que la lecture d'un tel article
réconfortera bon nombre de nos amis, un peu plus écoeurés
chaque jour des actes scandaleux commis par les défenseurs bornés
de notre économie du Profit. Car, au moment où la nécessité
de repenser complètement les structures apparaît plus impérieuse
que jamais, un journal comme l'Aurore n'hésite pas à trouver
tout à fait normal de demander aux contribuables français
de payer des impôts non pas pour consommer, mais pour détruire
! Témoin cet article paru dans le numéro du 13/7/67, sans
doute en l'honneur de la fête nationale :
« A Perpignan.
« A Perpignan, les prix offerts étaient tombés hier
à moins de 0,10 F le kilo. Aussi l'opération «destruction»
s'est-elle poursuivie. Entre 6 h. et 11 h. hier, 45 camions ont déversé
leur chargement de tomates au dépôt d'ordures de la ville,
où elles ont été recouvertes de terre après
un saupoudrage massif de D.D.T.
« On estime à 240 tonnes la quantité de tomates
détruites hier à Perpignan.
« Un bulldozer s'y est même enlisé au cours des opérations
et a dû être dégagé à la grue de ce
magma gluant.
« D'autres opérations du même genre se sont déroulées
à Elne et à Soler.
A Carprentras.
« A Carprentras, les producteurs, déterminés à
ne pas vendre leur marchandise au-dessous de 0,25 F le kilo, ont jeté
plus de 100 tonnes de tomates à la décharge publique.
« A Chateaurenard.
« A Chateaurenard, sur 410 tonnes amenées au marché,
40 tonnes ont été retirées et jetées dans
la Durance. Les 370 tonnes restant ont été vendues au
prix moyen de 0,20 F.
« Là comme ailleurs, le tonnage détruit sera payé
0,25 F le kilo par le F.O.R.M.A. »
Que le peuple réputé le plus intelligent de la terre en
soit arrivé à accepter sans broncher de telles énormités,
prouve que l'enlisement des cerveaux est, hélas, beaucoup plus
grave et beaucoup plus prononcé que celui des bulldozers dans
le magma de tomates!
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Le défi Américain
par Pierre MONTREUX
J-J. SERVAN-SCREIBER a publié un livre sous
ce titre, dans le but de nous faire toucher du doigt le retard des nations
européennes les plus évoluées.
Dans le journal ABC de Madrid, José Maria de
AREILZA a largement commenté cet ouvrage et ne cache pas son
admiration pour son auteur.
Rappelons que J-J. S-S. estime que la révolution
technologique américaine a pris une avance considérable
dont les effets se feront sentir à partir de 1980. D'ici là,
le roi, l'âne ou...
A la fin du siècle en cours, la rente de chaque Américain
atteindra 7.500 dollars et montera progressivement à 20.000 dollars.
Les bénéfices de l'industrie américaine seront
multipliés par cinquante ! Cependant les secteurs primaire et
secondaire n'absorberont qu'une faible partie de la population qui devra
s'orienter vers le secteur tertiaire (services) et quaternaire (activités
non rentables d'investigation et de culture). La semaine de travail
sera de 4 jours pour 147 jours de travail contre 218 jours de loisirs
!
De plus les machines électronique, telles que
les ordinateurs, qui prennent une place de plus en plus grande aux Etats-Unis,
occuperont le troisième rang dans l'industrie, après le
pétrole et l'automobile. Elles joueront un rôle comparable
à ceux du télescope ou du microscope pour la vision.
Il s'agit d'une révolution profonde de nos habitudes
mentales, non seulement en ce qui concerne l'automatisation des industries,
mais encore pour tout ce qui touche à nos connaissances, à
l'éducation, à la stratégie, aux communications
et aux moyens de diffusion des nouvelles. Ce qui confirmerait les dires
de Raymond ARON, quand ce dernier estime qu'il ne s'agit pas seulement
d'une élévation du niveau de vie, mais bien d'une civilisation
distincte et d'une nature différente.
J-J. SERVAN-SCHREIBER s'inquiète, car sauf la
Suède, aucune nation européenne n'est capable actuellement
de suivre la même voie avant une trentaine d'années. Le
haut niveau de vie, en dehors des Etats-Unis, ne pourra être atteint
que par le Japon et le Canada. Les pays européens devront se
contenter d'atteindre dans ce délai le niveau de vie actuel des
Etats-Unis (sic).
En effet, S-S. indique que la productivité d'un ouvrier de l'industrie
américaine est plus élevé de 60 % que celle d'un
ouvrier allemand, 70 % d'un ouvrier français et 80 % d'un ouvrier
anglais. De plus, l'utilisation du capital américain conduit
à un bénéfice de 6 à 7 % dans les 4 dernières
années, alors qu'en Europe il n'atteint que 3 à 3,5 %.
L'autofinancement augmente aux Etats-Unis tandis qu'il diminue en Europe.
43 % de la jeunesse scolaire américaine, entre 20 et 24 ans,
poursuivent des études universitaires. En France, on en compte
seulement 16 % ; 7,5 % en Allemagne et 5 % en Angleterre. Même
les Noirs américains ont atteint 14 %.
Le développement de la technique dans l'industrie américaine,
appelée aussi management, est l'art d'organiser et d'utiliser
le talent et son secret repose sur la prodigieuse capacité d'adaptation
du peuple américain. Dans un monde en évolution vertigineuse,
seuls ceux qui sauront adapter les structures aux nouvelles formules
seront en état de survivre. L'Europe devra réviser ses
méthodes si elle veut rester compétitive. Mais il s'agit
d'un problème qui implique la modification des habitudes mentales,
la fin de l'inertie cérébrale qui freine les Européens
et les maintient dans une routine apportant la décadence.
Il est donc nécessaire que les Européens s'unissent et
acceptent un pouvoir politique général afin de pouvoir
affronter le défi américain, sinon l'Europe deviendra
un satellite colonisé par un autre pouvoir, situé dans
un plan supérieur.
J-M. de AREILZA signale ensuite la parution d'un autre livre publié
par un ingénieur espagnol, Antonio ROBERT : EL RETO DE EUROPA
(Le défi de l'Europe). Ce défi est à l'Espagne
ce que le défi américain est à l'Europe, compte
tenu des proportions différentes. Le danger, pour l'Espagne,
est de se convertir, « mezzogiorno » d'une Europe unie,
c'est-à-dire en un tronçon méridional, sous-développé
et prolétarisé du vieux monde, une espèce de colonie
touristique et cynégétique, comme certaines îles
des Caraïbes pour les riches visiteurs américains.
Tout cela est saisissant et susceptible de remplir de frayeur ces braves
Européens qui sont pourtant les créateurs de la civilisation
actuelle. Il serait temps pour eux de réfléchir et de
ne pas accepter d'emblée là catastrophe qui nous guette,
si SERVAN SCHREIBER a bien saisi le problème. Or, il apparait
qu'il néglige froidement la masse des Américains qui ne
participeront pas à la distribution de la manne céleste
qui leur est annoncée.
Il ne faudrait tout de même pas entreprendre une étude
de cette importance en délaissant délibérément
tout ce qui peut empêcher l'aboutissement de cette société
future, c'est-à-dire les chômeurs américains. Il
serait bon d'attendre la fin des guerres entreprises par les Etats-Unis
pour se prononcer. Le peuple américain montre sa lassitude et
aspire à la paix.
Mais que deviendra la fameuse prospérité américaine
quand l'industrie de guerre américaine n'aura plus de commandes
de matériel militaire? De faux naïfs diront qu'elle devra
se transformer et s'adapter aux conditions du temps de paix !
C'est à ce moment que la mirifique construction de SERVAN-SCHREIBER
se heurtera au chômage, à la diminution massive du pouvoir
d'achat, donc à une augmentation de la misère dans la
population américaine, dont 20 % est déjà actuellement
dans une situation précaire.
Le défi américain n'aura été qu'un beau
rêve et la réalité reprendra ses droits. Il sera
temps alors de se tourner vers l'Economie distributive pour mettre un
peu d'ordre dans le monde. L'Espagne, à ce moment, pourra envisager
d'imiter les autres pays européens et de se mettre au même
niveau. Justement les Américains viennent d'être condamnés
à l'austérité ! Qu'en pense J-J Servan-Schreiber?
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Au banc des accusés
par Marcel DIEUDONNE
Le divorce entre le progrès technique et le
profit est, de très loin, le fait dominant de notre économie
présente. En refusant systématiquement de le prendre en
considération, en prenant vaille que vaille la défense
du profit pourtant condamné par l'automatisme et :'abondance,
les économistes se condamnent eux-mêmes à la médiocrité.
C'est le cas de M. René Sédillot qui défend le
profit dans un article paru dans le « Sud-Ouest » du 29
octobre dernier. D'emblée, nous allons le prendre en flagrant
délit d'erreur dans l'alinéa reproduit ci-dessous :
« Pourquoi faut-il qu'en France le mot sonne
mal ? Tout le monde, aujourd'hui, tombe d'accord sur la nécessité
du profit. L'idée n'a plus d'adversaire nulle part. Mais le vocable
demeure discrédité. Cet opprobe lui vient-il de l'étymologie
? Nullement : le latin « profectus » ne veut rien dire d'autre
que « tiré de ». Le profit, c'est ce qui est tiré
d'une bonne gestion. »
Où diable avez-vous vu tirer un profit d'une
bonne gestion, Monsieur le docteur ès sciences économiques
? Le profit, c'est de l'argent, et l'argent ne peut être tiré
que de l'endroit où il se trouve, c'est-à-dire de la poche
d'autrui, de son portefeuille ou de son compte courant et non d'une
bonne gestion, conception abstraite qui ne peut contenir d'argent.
Cette mise au point faite, écoutons notre ami
formuler une seconde erreur :
- « Ce sont les écrivains, les philosophes, les beaux penseurs
qui ont commencé à donner au mot un sens péjoratif
: « Le profit de l'un est le dommage de l'autre », a écrit
Montaigne. Mais l'auteur des « Essais » se trompait »...
Comme on le sait, le profit rémunère l'effort, le travail,
le service rendu, mais attention!... il rémunère généreusement
les uns, parcimonieusement les autres...
Les uns, tels les financiers et les hommes d'affaires, tirent sans grand
effort de gros profits de la poche des autres - au détriment
de ces derniers !...
D'autres, tels les paysans et les salariés, peinent durant toute
leur vie pour recevoir le petit profit que d'aucuns sortent de leurs
poches avec parcimonie, au désavantage des premiers !...
D'autres encore, tels les arsenalistes et les militaires, tirent leur
profit de la caisse de l'Etat en préparant la guerre - au grand
dommage des contribuables du monde entier qui paient et les armes et
la préparation de leur propre supplice !... etc.
Comme on le voit, le profit des uns est bien le dommage des autres,
dans la majorité des cas. Ce n'est donc pas l'auteur des «Essais»
qui se trompait, mais c'est vous, Monsieur l'expert économique
et financier, qui' vous trompez, d'où la pauvreté de votre
exposé... En voici la conclusion, stupéfiante de désinvolture
et d'inconscience :
« Au point où nous en sommes, et compte
tenu de nos habitudes de langage, il est sans doute vain de prétendre
réhabiliter un mot tenu en mésestime. Mieux vaut sauver
la chose et l'idée, en abandonnant le terme à son nouveau
sort. Le problème est de trouver un mot nouveau, qui remplace
«profit» sans encourir sa disgrâce. Est-ce impossible
? La langue française dispose de bien des ressources. Jusqu'à
nouvel ordre, le mot « marge », au singulier ou au pluriel,
ne semble pas suspect. Qu'un industriel, un commerçant dise crûment
: « Je veux augmenter mon profit», et il sera vilipendé.
S'il dit : « Il me faut reconstituer mes marges », il sera
compris et approuvé. A bas le profit ! Vivent les marges ! »
« Profit» est un vocable qui exprime parfaitement
la réalité, étymologiquement et effectivement.
Pourquoi donc le remplacer par le terme « marge», qui ne
présente pas la même clarté ?
- Parce qu'on lui donne un sens péjoratif l...
- C'est la réalité qui est « péjorative »,
Monsieur Sédillot !... Ne chercheriez-vous pas à la travestir
en l'affublant d'un terme obscur ?
De plus, les verbes « augmenter » et «
reconstituer » n'ont pas du tout la même signification,
et vous le savez fort bien, Monsieur le latiniste!... II n'y a pas de
doute possible, vous trompez sciemment les gens, vous leur masquez délibérément
la réalité, comme le montrent vos propos mêmes :
en augmentant son profit, le commerçant sera vilipendé,
mais en reconstituant ses marges, il sera compris et approuvé
!... Pour qu'il soit compris et approuvé, et non vilipendé,
il faut rendre incompréhensible ce qui est compréhensible,
il faut obscurcir dans l'esprit des gens la clarté relative de
l'économie du profit, il faut travestir la réalité
par un langage sophistiqué...
Nous ne nourrissons pas de sentiments particulièrement
hostiles envers M. Sédillot. Nous avons choisi son article pour
analyser les arguments des économistes défenseurs du profit,
parce qu'il exprime franchement et sans ambiguïté sa détermination
de tromper les gens. Mais tous ses congénères, qu'ils
s'appellent Alfred Sauvy, Jean Fourastié, Michel Debré,
Jean-Marcel Jeanneney, Jacques Rueff, Michel Drancourt, etc... manifestent
la même détermination de cacher la réalité
défavorable au profit sous un langage fallacieux ou obscur.
Dans ce langage, abondance devient surproduction -
Profit : marge - Lutte contre l'abondance : assainissement des marchés
- Crise économique : récession - Persistance de la crise
: la prospérité est pour demain - Echec de la politique
économique du gouvernement : le redressement économique
s'impose - Malthusianisme économique : adaptation de la production
aux besoins de la consommation - Mévente conjoncture maussade
- Travail inutile : occasions d'emplois - Détérioration
du territoire : aménagement des loisirs, etc.
Nos maquilleurs cachent aussi la réalité économique
défavorable au profit en gardant un silence prudent. Donnons
un seul exemple : Jacques Duboin ayant découvert les lois de
l'évolution économique propulsée par le progrès
technique, ils mentent par omission depuis plus de trente ans en étendant
le manteau du silence sur ces découvertes.
- Pourquoi donc ?
- Pour cacher aux yeux de tous l'évolution économique
qui débouche, comble de l'horreur !... sur la mort de leur cher
profit ! ...
L'économie politique devrait être une science et les économistes
des savants. Mais la première qualité morale d'un vrai
savant est de dire la vérité, d'exprimer clairement la
réalité qu'il observe. Un vrai savant n'a pas de préjugé,
il décrit objectivement tous les aspects de la réalité,
même quand ils sont contraires à ses propres opinions,
qu'il modifie en conséquence.
Messieurs les truqueurs, vous ne manifestez pas une
seule de ces qualités. Vous êtes obnubilés par le
préjugé que le profit restera éternel et que l'économie
du profit est la seule possible. Vous êtes des partisans butés.
Vous êtes de faux savants et votre économie politique tronquée,
amputée, déformée est une « science »
qui n'évolue pas, contrairement à toutes les autres sciences.,
Elle est une « science » stagnante en marge de l'économie
en évolution accélérée. Elle est une. fausse
science, inutile et nuisible.
(à suivre)
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