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N° 645 janvier 1968

Bilan de nos efforts communs - 1ère partie Jacques DUBOIN

Les Condamnés Marcel Dubois

Le défi Américain Pierre MONTREUX

Au banc des accusés - 1ère partie Marcel DIEUDONNE

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Bilan de nos efforts communs
-I-

Le Mouvement Français pour l'Abondance a maintenant 35 ans ; mais, de son existence active, retranchez les 5 années de la deuxième guerre mondiale et de l'occupation, son organe « La Grande Relève » s'étant sabordé. Restent 30 ans d'une propagande aussi active que possible. Quand on constate pourtant le silence sur l'Economie Distributive qu'observent quotidiens, radio, télévision, partis politiques, n'est-on pas fondé à se demander si notre apostolat a porté des fruits ? Reportons nous donc à l'origine die notre campagne.
On oublie souvent que si la première guerre mondiale (14-18) fut désastreuse pour les belligérants, c'est en France qu'elle accumula le plus de ruines. Dix de nos plus riches départements avaient servi de champ de bataille à toutes lies artilleries de la planète. Certains villages avaient même disparu. Nos « experts » annoncèrent qu'un siècle serait nécessaire pour reconstruire nos régions libérées. Ils oubliaient que la guerre accélère les progrès techniques par la seule raison que l'Etat, ne lésinant plus sur les dépenses d'utilité publique, fabrique instantanément tous les crédits dont les armées ont besoin pour bouter l'occupant hors du territoire. C'est si vrai que 10 années après l'armistice, l'économie des belligérants était non seulement remise yen état, mais que la plus grande crise économique de tous les temps éclatait subitement. Bien entendu aucun « expert » ne l'avait prévue. Mais dans les nouveaux traités d'économie politique, elle porte un nom : c'est la crise mondiale des années 30.
Elle débuta par un coup de tonnerre : la Bourse de New York s'effondra littéralement la fortune mobilière des Américains se trouva d'un seul coup largement amputée. Répercussion sur tous les marchés financiers. I1 s'agissait bien d'une crise, mais hors série, dont personne ne pouvait soupçonner l'étendue ni la durée. On n'entend plus que lamentations : les producteurs se plaignent d'avoir produit beaucoup plus qu'ils ne pouvaient vendre, les consommateurs de rie plus pouvoir acheter ce dont ils avaient le plus impérieusement besoin. Accumulation d'énormes stocks encombrant marchés, magasins,, entrepôts. D'où cascades de liquidations forcées entraînant faillites et banqueroutes 'en chaîne. Ruée sur les banques, acculant les Etats-Unis à un moratoire de toutes les dettes. A Paris, un de nos grands établissements de crédit fermait ses guichets si le gouvernement n'était accouru le renflouer avec l'argent des contribuables. Le chômage prend des proportions inconnues. A Genève, le Bureau International du Travail recense 33 millions de chômeurs lamentablement secourus et avoue qu'il en existe des dizaines de milliers d'autres pas secourus du tout. Beaucoup de chômeurs ayant femme et enfants, c'est plus die 100 millions d'êtres humains plongés dans la plus absurde des détresses, car n'est-il pas paradoxal que la misère grandisse dans le temps que les richesses s'accumulent  ?

***

A l'intérieur des nations, le climat social s'envenime et devient dramatique. La grande presse relate les déclarations du bourgmestre de Hambourg au célèbre économiste italien G. Ferrero. On y lit « Pendant toute la guerre 14-18 j'ai été chargé de répartir les vivres disponibles parmi la population de ce grand port de mer. Tâche très pénible parce que ces vivres étaient en quantité insuffisante même pour une consommation réduite. Mais ma fonction est encore bien plus pénible aujourd'hui ! Dans cette ville les magasins regorgent de charbon, de farine, de viande, de café, de sucre, de lits, de draps, de couvertures qu'on ne trouve pas à vendre ; il y a des milliers de chambres vides qui attendent en vain un locataire. Et il y a des milliers d'hommes et de femmes sans toit, affamés, qui vont grelotter cet hiver... et je ne puis rien faire pour eux... »
Alors réfléchissons : n'est-ce pas l'image vivante de la misère dans l'abondance ?
Cependant l'agitation s'aggrave. Aux EtatsUnis des cortèges de chômeurs marchent sur Washington où le « bon Président Roosevelt » les fait copieusement matraquer. Mais les agriculteurs obtiennent satisfaction : l'Etat achètera désormais leurs « surplus » invendables. Bien mieux, il indemnisera (il le fait encore) les agriculteurs consentant à remettre en friche une partie, de leurs terres. Que fait-il de ces «surplus » alimentaires auxquels se joignent bientôt les « surplus  » industriels ? Il les enterre tous pour constituer des «  stocks stratégiques ». On sait que les Américains tremblent de voir leur immense continent investi, peut-être conquis... Et' pourtant le Congrès de cette grande nation « qui bat tous les records de la prospérité » (J.-J. Servan-Schreiber dixit), n'a pas encore voté la loi sur la pauvreté qu'attendent 32 millions d'Américains économiquement faibles. Le bon de l'histoire c'est que, depuis quelques jours, c'est toute la nation américaine qui est condamnée à « l'austérité  ! » Histoire de rétablir sa balance des paiements ! » (sic).
En Europe les manifestations deviennent violentes : les agriculteurs réclament aussi que l'Etat achète leurs « surplus '», les chômeurs, un « emploi » seul moyen pour eux de ne pas mourir de faim. Mais le gouvernement fait la sourde oreille. Endoctriné par les économistes classiques, il est persuadé que ce n'est qu'un mauvais moment à passer : les crises économiques ne disparaissent- elles, pas toujours « naturellement »  ?
Mais voici qu'un beau jour les quotidiens annoncent que les événements prennent un tour nouveau. Les agriculteurs en sont réduits à détruire tout ce qu'ils ne peuvent plus écouler sur les marchés. Dans le midi les vignerons écoulent des milliers d'hectolitres de vin dans les rivières, ailleurs des agriculteurs écoulent des milliers d'hectolitres de lait dans les égouts  ; ailleurs encore ils arrosent de mazout des céréales, des fruits, des tomates, des choux-fleurs, des melons, des monceaux de pommes de terre, puis y mettent le feu.

***

C'est à ce moment que quelques amis et moi, consternés de la quasi-indifférence du public, décident de tenter de le rappeler à la raison. - Comment ? - En créant un mouvement d'opinion qui s'appellerait le M.F.A. Mais, au préalable, ne convenait-il pas d'alerter nos compatriotes afin de recruter des camarades de bonne volonté ? C'était dans mes moyens, car, au cours d'une courte carrière politique, j'avais entretenu des rapports cordiaux avec les dirigeants des grands quotidiens. Ils accueillirent aimablement une soixantaine d'articles que j'écrivis dans « Le Journal », puis dans « L'Oeuvre »  : On ne se doute pas de l'influence qu'exerçait la presse sous la Ille République. Un article paru le matin, en première page et à la place ordinaire de l'éditorial, éveillait infailliblement l'attention du lecteur ; et si celui- ci était prévenu qu'il pourrait en discuter le soir même en réunion publique, on était sûr de refuser du monde dans la grande salle Wagram et son sous-sol, ou même dans le grand amphithéatre de la Sorbonne, L'affluence s'expliquait aussi par la notoriété des personnalités qui acceptaient de prendre la parole. Un soir c'était le grand savant Paul Langevin, un autre soir le célèbre humaniste jean Rostand, puis le Révérend Père Riquet, Albert Bayet, l'éminent professeur Robert Mossé de la Faculté de Droit de Grenoble, Robert Buron, Albert Ducroq et bien d'autres.
Si je me complais à rappeler ces souvenirs, c'est pour insister sur la compréhension du public, car le sujet ne le rebutait pas. Des malveillants insinuaient que je me présentais en nouveau Platon désireux de refaire sa République. Simple ineptie. Mon langage était celui du simple bon sens et aussi direct que possible : Ignorez vous que des machines toujours plus puissantes travaillent plus vite que nous et produisent bien davantage ? - Non ! alors renseignez-vous pour savoir si ces machines consomment ce qu'elles produisent ? - Non  ! Il est donc absurde de détruire ce qu'elles produisent au lieu de le consommer à leur place. Tombent-elles du ciel ces machines ou est-ce nous qui les construisons ? Suivait l'exposé succinct de Ia manière dont notre système économique et social s'était lentement édifié dans la rareté de tous les biens, mais pour la vaincre ! Or c'était chose faite tous les efforts accomplis par les chercheurs au cours de tous les siècles passés, venant subitement d'être couronnés de succès. Les hommes du XXe siècle en sont ainsi lies heureux bénéficiaires. Est-ce une raison pour s'arracher les cheveux et se comporter de façon à faire rougir les singes ? Oui les singes, aucun orang-outang n'ayant jamais détruit des noix de coco pour en priver ses congénères.
Que ces conférences eussent du succès en voici la preuve. Lisez dans le « Dictionnaire des Sciences Economiques, » les deux pages qu'Alfred Sauvy consacre à critiquer nos thèses  ; vous y trouvez cet aveu : Ces théories ont eu une grande influence sur les . esprits, influence diffuse et souvent inconsciente. » Voilà qui est aimable pour ses contemporains, n'est-il pas vrai  ?

***

Quoi qu'il en soit, le M.F.A. était créé et sa campagne débuta immédiatement. Jean Maillot et moi firent une bonne cinquantaine de conférences à Paris. Seul, j'en fis peut-être davantage encore en province et à l'étranger où l'on m'invitait : en Belgique, 'en Hollande, en Suisse, en Algérie, au Maroc. Je fus entendu dans les deux branches de la franc-maçonnerie ; dans deux congrégations où m'avait introduit mon ami Renaud, alors curé de Saint-Charles-de-Monceau. Je fis encore le siège de tous les partis politiques dits de gauche, y compris donc-le parti communiste. Avec celui-là j'eus deux rencontres : la première organisée par un camarade de. guerre et collègue au Parlement, mon ami Vaillant-Couturier. Il connaissait si bien la question qu'il fit lui-même la conférence et avec quel talent ! Il expliqua que l'U.R.S.S : une fois rattrapé son retard technique sur les nations capitalistes, instituerait l'Economie distributive comme la seule assurant à tous le plein épanouissement de la culture. Il fut très applaudi. La seconde rencontre fut un peu différente ; elle eut lieu trois années plus tard et Vaillant-Couturier n'était plus de ce monde.. C'était dans une immense salle froide où j'étais, seul, en face d'au moins 500 camarades conscients et encore mieux organisés. En effet, j'avais à peine ouvert la bouche, qu'ils entonnaient l'Internationale qu'ils reprenaient infatigablement. Je pris le parti de battre la mesure, tout en tâchant de faire observer toutes les nuances d'un chant large et profond.
Mes camarades du M.F.A. ont constamment secondé ces efforts. Ils créèrent des sections dont celle de Saint-Nazaire est le modèle. Pastor fonda à Marseille les G.S.E.D. (Groupes de Syndiqués pour l'Economie Distributive) qui publient régulièrement « L'Intersyndicaliste ». Notre camarade démontre, mathématiquement, l'exactitude des thèses de l'Abondance. Il prouve de la même manière que la hausse du salaire n'augmentera bientôt plus le pouvoir d'achat du salarié, du fait que les charges fiscales, en particulier celles de la Sécurité Sociale, grèvent trop lourdement et arbitrairement les salaires.
Rappelons que Jean Nocher, Cibot, Charpentier, fondèrent le groupe des JEUNES. Ils avaient prévu que la génération qui monte serait fatalement sacrifiée. Pour vivre, un jeune doit posséder un « emploi ». Or le progrès technique ne consiste-t-il pas à supprimer des « emplois »  ?. Sans doute en crée-t-on quelques-uns, mais pour les jeunes ayant pu acquérir les plus récentes connaissances scientifiques. A cet égard notre enseignement supérieur n'est-il pas scandaleusement hors de course ?
Enfin « La Grande Relève » poursuivait inlassablement sa carrière et finit par réunir la belle équipe que voici : Mmes Curie et Silvy, les camarades G. Albert, H. Blanchet, P. Buguet, F. Cibot, M. Dubois, M. Dieudonné, J. Godeau, H. Gonderlier, A. Laplanche, C. Lorriant, P. Montreux, G. Steydlé, J.-M. Vernière, A. Vexliard. Le but de ces camarades aussi dévoués que bénévoles ? Développer inlassablement les arguments capables de faire saisir au lecteur, le sens de la transformation économique devenue inévitable, et dont il sera l'heureux bénéficiaire.
Hélas ! les événements se précipitant nous gagnèrent de vitesse, et la France, dès 1935, cédait à la pression des groupements qui profitèrent de la rareté. La Chambre des Députés, à la majorité moins deux voix, autorisait le gouvernement à prendre d'urgence des décrets-lois pour détruire les récoltes «  excédentaires », et s'opposer « légalement  » aux intolérables progrès de l'Abondance. Le Sénat observa le silence : aucune objection ne vint de son côté.

En conséquence : il fut prescrit d'arracher des dizaines de milliers de pieds de vigne ; d'interdire l'agrandissement des vignobles ; de distiller des millions d'hectolitres de vin, de réduire de quelques milliers d'hectares la culture du blé et de dénaturer des millions de quintaux de cette céréale.
De plus, on supprimait les Offices agricoles coupables : « d'avoir permis à l'agriculteur de réaliser de trop profondes améliorations techniques et de porter sa production à un niveau élevé  » (sic).
Enfin il était ouvert un concours pour le meilleur moyen de rendre le blé impropre à la nourriture des hommes et des animaux. Je n'invente rien, ce sont les propres termes du décret-loi qui parut au « Journal officiel » du 27 septembre 1938, page 11.307, En même temps, l'ordre était d'abattre 150.000 bovins « présumés tuberculeux » (sic).
Contre les méfaits de l'abondance, en matière industrielle, il était interdit de créer une nouvelle usine pour fabriquer des chaussures, ni même d'ouvrir un nouveau magasin. On réduisait les trains de voyageurs, on supprimait des rames du métro, et l'on envoyait quelques millions de broches à la ferraille.
Toutes ces mesures furent prises au cours de la crise mondiale des années 30. Ces errements continuèrent sous les IVe et Ve République, mais sous le nom d'assainissement des marchés. Celui- ci ne fut interrompu que pendant la deuxième guerre mondiale et l'occupation, l'ennemi se chargeant lui-même, à titre gracieux, de faire le vide sur nos marchés. Nos « excédents » furent alors expédiés outre-Rhin où ils furent favorablement accueillis.
Et jamais nos économistes officiels n'élevèrent la plus petite protestation contre ces « assainissements » qui, dans les plus vieux traités d'économie politique sont pourtant flétris sous le nom de « malthusianisme ».

Mais, répétons-le, c'est qu'aux yeux de nos Messieurs, toutes les crises économiques, depuis le 19e siècle, sont provoquées par la surproduction ; la crise des années 30 n'était donc en fait qu'une crise de surproduction « généralisée » (sic).
Mais, ô économistes de mon coeur, comment l'Abondance pourrait-elle faire son entrée dans le monde, autrement que sous forme d'une « surproduction généralisée ? » Attendiez vous des sonneries de cloches, des salves de coups de canon ?

(à suivre)

P.S. J'ai reçu de beaucoup de camarades et de lecteurs des souhaits de bonne année, accompagnés très souvent d'encouragements bien précieux. Je tiens à dire combien j'y ai été sensible. En m'excusant de ne pouvoir répondre à chacun, j'adresse à mon tour, à tous, mes voeux : santé, bonheur... et le moins de tracas possible.

J.D.

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Les Condamnés

par Marcel Dubois

En présentant à nos lecteurs le livre de Vercors «Quota ou les pléthoriens », nous avons récemment évoqué le sort des «condamnés à l'expansion» que sont devenus les citoyens de tous les pays industrialisés, et en premier lieu évidemment, des Etats-Unis (voir G.R. n° 637).
Nous terminions en affirmant qu'il n'existait que deux issues possibles à cette course folle : ou bien le cataclysme atomique, ou bien l'instauration d'une économie des Besoins.
La plupart de nos contemporains, en France, agissent comme s'ils étaient résignés à la première solution, ayant perdu la foi dans la possibilité pratique de réaliser la seconde. Il faut bien reconnaître, d'ailleurs, que tout est mis en oeuvre pour les duper et les endormir : d'une part, la propagande officielle s'efforce, contre toute évidence, de nous démontrer que notre pouvoir d'achat augmente ; et, d'autre part, la grande presse nous cache soigneusement l'évolution des idées et des faits dans le monde occidental chaque fois que nous risquerions d'y trouver une confirmation de l'évolution inéluctable du système économique actuel vers celui de l'Abondance.
Pourtant, lorsque nous parlons de la grande presse, nous visons surtout les journaux de la capitale, qui, tributaires de leurs énormes ressources de publicité, ne peuvent en aucun cas se permettre de contrarier le moins du monde les intérêts des milieux financiers. La presse de province semble beaucoup plus à l'aisé pour aider ses lecteurs à se forger une opinion conforme aux réalités, et nous citerons avec plaisir 2 exemples récents :

LE REVENU GARANTI FAIT SON CHEMIN AUX USA

Le premier est un extrait du journal « l'Ardennais» du 20/2/67, consacré à l'évolution de l'idée de «revenu garanti» aux Etats-Unis :
« L'année vient de commencer et déjà des discussions s'engagent sur certaines idées qui, pour leurs partisans, devraient se concrétiser en 1967 au plus tard. Ainsi en est-il notamment du principe selon lequel la meilleure façon de remédier à la pauvreté est de donner de l'argent aux nécessiteux.
« Ceux qui professent cette théorie sont convaincus que chaque citoyen américain devrait être en droit de recevoir régulièrement, qu'il l'ait gagné ou non, «mérité» ou non, un certain revenu de base qu'il pourrait dépenser comme bon lui semble.
« Pour le moment, rien n'indique que la thèse soit bien accueillie dans les cercles gouvernementaux, mais sans conteste on en débattra beaucoup - et longtemps - dans divers milieux... La Chambre de Commerce américaine, organisation non gouvernementale, a d'ailleurs effectivement organisé un symposium auquel participaient des « pour » et des «contre». C'est l'occasion d'examiner de plus près les solutions proposées.

« De l'argent sans travail !
« De l'avis de Robert Theobald, économiste et sociologue anglais, une famille de quatre personnes doit pouvoir disposer d'un revenu annuel minimum de $3.400, soit 1.700.000 F anciens.
« Milton Friedman, professeur d'économie à l'Université de Chicago, propose ce qu'il appelle «un impôt sur le revenu négatif ». Si le revenu d'une famille est inférieur à un certain niveau, il entend par là $ 3.000 (1 million 1/2 d'anciens francs), le gouvernement devrait lui verser une subvention d'un montant inversement proportionnel à son revenu.
« Bien que les techniques utilisées pour fixer ce revenu minimal diffèrent quelque peu, M. Friedman et M. Theobald sont d'accord sur un point : le revenu additionnel devrait être versé en ESPECES et non en nature, et être dépensé librement.
« M. Theobald a déclaré : « Le principe d'un minimum doit être établi. Ce principe s'appliquerait de manière égale à chaque membre d'une société, sans considération des aptitudes personnelles ; ainsi, le gouvernement ne pourra être qualifié de trop généreux envers ceux qui ne le méritent pas »... « Le spectre du chômage technologique.
M. Friedman, pour sa part, a remarqué que les administrateurs du fonds de secours doivent consacrer beaucoup de temps à vérifier que les sommes accordées sont dépensées à bon escient : « Il serait bien préférable de donner aux déshérités des subventions et de les laisser les utiliser comme bon leur semble »...
« M. Theobald prévoit aussi une augmentation du chômage due aux progrès de l'automation : le revenu garanti pourrait, dans ces conditions, affirme-t-il, être considéré comme « une extension du système actuel de sécurité sociale opportune dans un monde où la disponibilité d'emploi ne cessera de se réduire ».

Le second exemple, qui constitue un développement plus documenté du même sujet, est emprunté au journal « Sud-Ouest » du 16/12/66 dans lequel Pierre et Renée Grasset, sous le titre « L'Amérique à la chasse aux pauvres », n'hésitent pas à dénoncer la gratuité des affirmations classant le revenu social au rang des utopies :
« On connaît le premier des dix commandements du bon vendeur américain : « Dans la minute qui suit la vente d'un objet, démontrer au client que cet objet est déjà démodé.  »
« De tous les phénomènes de la société américaine, le gâchis est le plus surprenant. Lallégresse féroce avec laquelle un Américain se débarrasse de son automobile, de ses costumes ou de sa machine à laver, encore neufs selon nos normes, est, pour un oeil européen, presque choquante. Les six millions d'entre eux ayant, en 1966, acheté une voiture, se sont, comme un seul homme, en, nette fin d'année, précipités avec convoitise sur les prospectus décrivant en termes lyriques les modèles 1967.
« Réciproquement, nos meurs d'une autre époque soulèvent un identique étonnement.
« Comment décrire la stupéfaction provoquée par cette amie, femme d'un médecin alsacien venu à Boston, pour y poursuivre ses recherches sur le cancer, lorsqu'elle se mit en quête de coton pour repriser les chaussettes' de son mari ?
« Savez-vous qu'il n'existe pas une mercerie dans cette ville  ? », nous confiait-elle indignée.
« Mais bien moins éberluée, comme de juste, que les femmes des collègues de son mari en la voyant faire. Elles, dont les filles portent des robes en papier et pour lesquelles la question qui commence à se poser, par le même souci d'économie domestique, est d'acheter, chaque semaine, de nouvelles chemises à leur mari plutôt que les faire blanchir.

« En avance de quelques décades.
« En fait, lorsqu'on se plonge dans la vie quotidienne des U.S.A., on constate bien vite que le gâchis est la clef de la prospérité américaine et le meilleur aiguillon du progrès' dans ce pays, dans ce continent, en train de franchir, en avance de quelques décades, le seuil du XXIe siècle.
« Incidemment, il était inévitable que dans une économie aussi alerte, le gâchis devienne en soi une industrie  : la récupération des déchets agricoles est, aujourd'hui, une entreprise de trente milliards de nos francs lourds de chiffre d'affaires, par an. Un quart de tout le papier, si' prodigieusement gaspillé par l'Amérique, provient de vieux papiers. Les plumes de poulets deviennent de la nourriture pour les poulets.
« Et lorsqu'un économiste aussi distingué que John Galbraith, conseiller et ami des Kennedy, constate le machiavélique « vieillissement planifié» de tous les objets vendus au public, et le fait que e l'image de notre société moderne est celle de l'écureuil pédalant sur sa roue », il ajoute :
« Où est le mal ? ».
« Ni Malthus, ni Marx n'avaient prévu, en leur temps, que la machine, prenant la place de l'ilote, allait tout changer dans la société moderne : 15 % seulement de la population active des Etats-Unis suffisent aujourd'hui à produire tous les biens de consommation du pays. Bien au-delà de tous ses besoins réels.
« Là gît le problème. Il n'est plus de produire, il est d'absorber. Le slogan-choc « Achetez tout de suite, le job que vous assurerez ainsi est peut être le vôtre », n'est plus une boutade.
« Et la question n'est plus de savoir si l'acheteur est psychologiquement saturé, mais s'il est financièrement exsangue.
S'il l'est, où trouver une clientèle fraîche?
« Les économistes américains viennent de découvrir qu'elle existe. A l'exemple des compagnies d'aviation qui s'endettent monstrueusement pour commander des aérobus. de plus 'en plus géants, rassurés par cette statistique étonnante qui établit que quatre Américains sur cinq n'ont jamais encore pris l'avion, l'industrie américaine vient de trouver des clients le rechange : les pauvres...
« Cette semaine, à San Francisco, un grave sociologue - ils ne le sont pas tous - nous a exposé le projet surprenant sur lequel un comité d'économistes, dont il fait partie, se penche actuellement : l'abolition définitive de la pauvreté aux U.S.A., dépassant ainsi le bon Alphonse Allais qui fit tant rire nos parents en prônant l'extinction du paupérisme après onze heures du soir...

« Une définition...
« La définition américaine de la pauvreté est simple : toute famille de quatre personnes qui ne dispose pas de plus de 3.130 dollars par an pour vivre est une famille d'indigents, qui doit être assistée. Trente- deux millions d'Américains, 16 % de la population, un Noir sur deux, rentrent dans cette catégorie. Et ils le sont : six millions d'entre eux se nourrissent tous les jours que Dieu fait de surplus alimentaires distribués gratuitement par le gouvernement.
« Comment remédier à cette situation et faire de ces parasites, des consommateurs en ordre de marche ?
« La façon d'éliminer la pauvreté », affirme sans sourire notre sociologue, « est de donner suffisamment d'argent aux pauvres pour qu'ils cessent de l'être ».
« Financièrement l'affaire semble poser moins de problèmes qu'on ne pourrait l'imaginer
« L'affaire de quinze milliards de dollars par an, alors que nous en dépensons actuellement vingt-cinq au Viet-Nam, le pays en consacre presque autant aux allocations de chômage, Sécurité sociale, retraites et secours divers... ».
« Comment, en termes pratiques, se traduirait cette utopie ?
« C'est -alors que nous nous en rendons compte loin de constituer une mirobolante entreprise californienne de plus, ce projet est actuellement fort sérieusement à l'étude, à Washington, dans l'administration de Sergeant Shriver, beau-frère des Kennedy, et ministre de Lyndon Johnson. C'est un économiste libéral faisant autorité et il n'y a guère encore, conseiller officiel de la Maison Blanche, le professeur Tobin, qui l'expose :
« Au lieu de prélever un impôt, le percepteur verserait au « contribuable» sans ressources une somme de 400 dollars par membre de sa famille. Cette allocation de, base serait réduite de 33 cents pour chaque dollar gagné. Ainsi, à partir du moment où une famille de quatre personnes, par exemple, aurait un revenu de 4.800 dollars, cette allocation tomberait à zéro. C'est seulement bien au-delà qu'un impôt recommencerait à être perçu sur les bases actuelles ».
« On en convient sans peine dans les milieux qui prônent cette idée extraordinaire, c'est d'une révolution économique, d'une révolution sociale et bien davantage encore qu'il s'agit. Il est douteux que Lyndon Johnson - cet homme d'un autre âge qui, en éteignant les ampoules de la Maison Blanche dénonçait «le gâchis, cet ennemi de notre société», s'en fasse le promoteur.

« Qui ne gâche rien n'a rien.
« Mais L.B.J. semble à tel point menacé de sombrer corps et biens avec sa «grande société» dans l'aventure vietnamienne, que déjà, dans ces milieux, on parle de l'abolition de la pauvreté aux Etats-Unis, avec laide des fonds dégagés d'une guerre au Viet nam, enfin terminée, comme du grand oeuvre de la future ère néo-kennedienne.
« La bataille n'est pas gagnée d'avance. C'est toute l'éthique puritaine qui gouverne l'Amérique depuis trois siècle qui s'en trouve menacée. Mais elle est déjà tellement battue en brèche, cette morale du temps jadis qui condamnait les dettes, faisait de la dépense un péché et prêchait aux pionniers le « Waste not, want not » (qui ne gâche rien, ne manque de rien). Remplacée aujourd'hui par le «  waste not, have not » (qui ne gâche rien, n'a rien), enseigne le professeur Kouwenhoven, de l'Université de Columbia, à ses étudiants, en constatant que l'homme américain est plus intéressé par l'usage des choses que par leur possession.
« La propriété, conclut-il, s'identifiait, jadis, avec la sécurité. Elle rend à présent vulnérable  ».
« Nourrie de la condamnation biblique de l'homme au travail, à la sueur de son front, toute la vieille morale chrétienne se rebelle d'avance, aujourd'hui, aux U.S.A., contre cette idée que la société américaine puisse assurer demain, en même temps qu'aux authentiques nécessiteux un «plancher» financier solide à vie, aux oisifs, aux clochards, aux tarés, aux inutiles et aux petits vacanciers à perpétuité, en en faisant des rentiers de l'Etat.
« Ils ne vont pas manquer, les bons apôtres, pour prétendre que la liberté de mourir de faim est une des libertés les plus essentielles de la démocratie.
Ils auront fort à faire. Cette entreprise de dépaupérisation est en train de prendre solidement corps aux Etats-Unis, trouvant des alliés inattendus dans certains milieux fort conservateurs, qui voient en elle la seule façon d'épargner aux Etats-Unis l'énorme machine bureaucratique qui est la plaie de la Sécurité sociale dans tous les pays du monde où elle existe.
« L'ironie reste grande de voir, à la remorque de ses théoriciens, la société capitaliste américaine, en passe de dépasser gaillardement le socialisme et marcher sans en être consciente vers ce communisme idéal - « à chacun selon ses besoins » - auquel Moscou a été obligé de renoncer.
« Une ironie qui atteint des proportions majestueuses lorsqu'on sait que le premier à prôner cette idée d'un «  impôt à rebours » fut le professeur Friedman, de l'Université de Chicago, conseiller économique de Barry Goldwater, porte-drapeau malheureux de l'extrême droite pendant sa campagne présidentielle, afin de combattre le programme de Sécurité sociale du président Johnson.
« Ainsi Gribouille se jetait-il à l'eau pour éviter d'être mouillé par l'ondée... »

ET PENDANT CE TEMPS...

Je suis persuadé que la lecture d'un tel article réconfortera bon nombre de nos amis, un peu plus écoeurés chaque jour des actes scandaleux commis par les défenseurs bornés de notre économie du Profit. Car, au moment où la nécessité de repenser complètement les structures apparaît plus impérieuse que jamais, un journal comme l'Aurore n'hésite pas à trouver tout à fait normal de demander aux contribuables français de payer des impôts non pas pour consommer, mais pour détruire  ! Témoin cet article paru dans le numéro du 13/7/67, sans doute en l'honneur de la fête nationale :
« A Perpignan.
« A Perpignan, les prix offerts étaient tombés hier à moins de 0,10 F le kilo. Aussi l'opération «destruction» s'est-elle poursuivie. Entre 6 h. et 11 h. hier, 45 camions ont déversé leur chargement de tomates au dépôt d'ordures de la ville, où elles ont été recouvertes de terre après un saupoudrage massif de D.D.T.
« On estime à 240 tonnes la quantité de tomates détruites hier à Perpignan.
« Un bulldozer s'y est même enlisé au cours des opérations et a dû être dégagé à la grue de ce magma gluant.
« D'autres opérations du même genre se sont déroulées à Elne et à Soler.
A Carprentras.
« A Carprentras, les producteurs, déterminés à ne pas vendre leur marchandise au-dessous de 0,25 F le kilo, ont jeté plus de 100 tonnes de tomates à la décharge publique.
« A Chateaurenard.
« A Chateaurenard, sur 410 tonnes amenées au marché, 40 tonnes ont été retirées et jetées dans la Durance. Les 370 tonnes restant ont été vendues au prix moyen de 0,20 F.
« Là comme ailleurs, le tonnage détruit sera payé 0,25 F le kilo par le F.O.R.M.A. »
Que le peuple réputé le plus intelligent de la terre en soit arrivé à accepter sans broncher de telles énormités, prouve que l'enlisement des cerveaux est, hélas, beaucoup plus grave et beaucoup plus prononcé que celui des bulldozers dans le magma de tomates!

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Le défi Américain

par Pierre MONTREUX

J-J. SERVAN-SCREIBER a publié un livre sous ce titre, dans le but de nous faire toucher du doigt le retard des nations européennes les plus évoluées.

Dans le journal ABC de Madrid, José Maria de AREILZA a largement commenté cet ouvrage et ne cache pas son admiration pour son auteur.

Rappelons que J-J. S-S. estime que la révolution technologique américaine a pris une avance considérable dont les effets se feront sentir à partir de 1980. D'ici là, le roi, l'âne ou...
A la fin du siècle en cours, la rente de chaque Américain atteindra 7.500 dollars et montera progressivement à 20.000 dollars. Les bénéfices de l'industrie américaine seront multipliés par cinquante ! Cependant les secteurs primaire et secondaire n'absorberont qu'une faible partie de la population qui devra s'orienter vers le secteur tertiaire (services) et quaternaire (activités non rentables d'investigation et de culture). La semaine de travail sera de 4 jours pour 147 jours de travail contre 218 jours de loisirs  !

De plus les machines électronique, telles que les ordinateurs, qui prennent une place de plus en plus grande aux Etats-Unis, occuperont le troisième rang dans l'industrie, après le pétrole et l'automobile. Elles joueront un rôle comparable à ceux du télescope ou du microscope pour la vision.

Il s'agit d'une révolution profonde de nos habitudes mentales, non seulement en ce qui concerne l'automatisation des industries, mais encore pour tout ce qui touche à nos connaissances, à l'éducation, à la stratégie, aux communications et aux moyens de diffusion des nouvelles. Ce qui confirmerait les dires de Raymond ARON, quand ce dernier estime qu'il ne s'agit pas seulement d'une élévation du niveau de vie, mais bien d'une civilisation distincte et d'une nature différente.

J-J. SERVAN-SCHREIBER s'inquiète, car sauf la Suède, aucune nation européenne n'est capable actuellement de suivre la même voie avant une trentaine d'années. Le haut niveau de vie, en dehors des Etats-Unis, ne pourra être atteint que par le Japon et le Canada. Les pays européens devront se contenter d'atteindre dans ce délai le niveau de vie actuel des Etats-Unis (sic).
En effet, S-S. indique que la productivité d'un ouvrier de l'industrie américaine est plus élevé de 60 % que celle d'un ouvrier allemand, 70 % d'un ouvrier français et 80 % d'un ouvrier anglais. De plus, l'utilisation du capital américain conduit à un bénéfice de 6 à 7 % dans les 4 dernières années, alors qu'en Europe il n'atteint que 3 à 3,5 %. L'autofinancement augmente aux Etats-Unis tandis qu'il diminue en Europe.
43 % de la jeunesse scolaire américaine, entre 20 et 24 ans, poursuivent des études universitaires. En France, on en compte seulement 16 % ; 7,5 % en Allemagne et 5 % en Angleterre. Même les Noirs américains ont atteint 14 %.
Le développement de la technique dans l'industrie américaine, appelée aussi management, est l'art d'organiser et d'utiliser le talent et son secret repose sur la prodigieuse capacité d'adaptation du peuple américain. Dans un monde en évolution vertigineuse, seuls ceux qui sauront adapter les structures aux nouvelles formules seront en état de survivre. L'Europe devra réviser ses méthodes si elle veut rester compétitive. Mais il s'agit d'un problème qui implique la modification des habitudes mentales, la fin de l'inertie cérébrale qui freine les Européens et les maintient dans une routine apportant la décadence.
Il est donc nécessaire que les Européens s'unissent et acceptent un pouvoir politique général afin de pouvoir affronter le défi américain, sinon l'Europe deviendra un satellite colonisé par un autre pouvoir, situé dans un plan supérieur.
J-M. de AREILZA signale ensuite la parution d'un autre livre publié par un ingénieur espagnol, Antonio ROBERT : EL RETO DE EUROPA (Le défi de l'Europe). Ce défi est à l'Espagne ce que le défi américain est à l'Europe, compte tenu des proportions différentes. Le danger, pour l'Espagne, est de se convertir, « mezzogiorno » d'une Europe unie, c'est-à-dire en un tronçon méridional, sous-développé et prolétarisé du vieux monde, une espèce de colonie touristique et cynégétique, comme certaines îles des Caraïbes pour les riches visiteurs américains.
Tout cela est saisissant et susceptible de remplir de frayeur ces braves Européens qui sont pourtant les créateurs de la civilisation actuelle. Il serait temps pour eux de réfléchir et de ne pas accepter d'emblée là catastrophe qui nous guette, si SERVAN SCHREIBER a bien saisi le problème. Or, il apparait qu'il néglige froidement la masse des Américains qui ne participeront pas à la distribution de la manne céleste qui leur est annoncée.
Il ne faudrait tout de même pas entreprendre une étude de cette importance en délaissant délibérément tout ce qui peut empêcher l'aboutissement de cette société future, c'est-à-dire les chômeurs américains. Il serait bon d'attendre la fin des guerres entreprises par les Etats-Unis pour se prononcer. Le peuple américain montre sa lassitude et aspire à la paix.
Mais que deviendra la fameuse prospérité américaine quand l'industrie de guerre américaine n'aura plus de commandes de matériel militaire? De faux naïfs diront qu'elle devra se transformer et s'adapter aux conditions du temps de paix !
C'est à ce moment que la mirifique construction de SERVAN-SCHREIBER se heurtera au chômage, à la diminution massive du pouvoir d'achat, donc à une augmentation de la misère dans la population américaine, dont 20 % est déjà actuellement dans une situation précaire.
Le défi américain n'aura été qu'un beau rêve et la réalité reprendra ses droits. Il sera temps alors de se tourner vers l'Economie distributive pour mettre un peu d'ordre dans le monde. L'Espagne, à ce moment, pourra envisager d'imiter les autres pays européens et de se mettre au même niveau. Justement les Américains viennent d'être condamnés à l'austérité ! Qu'en pense J-J Servan-Schreiber?

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Au banc des accusés

par Marcel DIEUDONNE

Le divorce entre le progrès technique et le profit est, de très loin, le fait dominant de notre économie présente. En refusant systématiquement de le prendre en considération, en prenant vaille que vaille la défense du profit pourtant condamné par l'automatisme et :'abondance, les économistes se condamnent eux-mêmes à la médiocrité. C'est le cas de M. René Sédillot qui défend le profit dans un article paru dans le « Sud-Ouest » du 29 octobre dernier. D'emblée, nous allons le prendre en flagrant délit d'erreur dans l'alinéa reproduit ci-dessous :

« Pourquoi faut-il qu'en France le mot sonne mal ? Tout le monde, aujourd'hui, tombe d'accord sur la nécessité du profit. L'idée n'a plus d'adversaire nulle part. Mais le vocable demeure discrédité. Cet opprobe lui vient-il de l'étymologie  ? Nullement : le latin « profectus » ne veut rien dire d'autre que « tiré de ». Le profit, c'est ce qui est tiré d'une bonne gestion. »

Où diable avez-vous vu tirer un profit d'une bonne gestion, Monsieur le docteur ès sciences économiques  ? Le profit, c'est de l'argent, et l'argent ne peut être tiré que de l'endroit où il se trouve, c'est-à-dire de la poche d'autrui, de son portefeuille ou de son compte courant et non d'une bonne gestion, conception abstraite qui ne peut contenir d'argent.

Cette mise au point faite, écoutons notre ami formuler une seconde erreur :
- « Ce sont les écrivains, les philosophes, les beaux penseurs qui ont commencé à donner au mot un sens péjoratif  : « Le profit de l'un est le dommage de l'autre », a écrit Montaigne. Mais l'auteur des « Essais » se trompait »...
Comme on le sait, le profit rémunère l'effort, le travail, le service rendu, mais attention!... il rémunère généreusement les uns, parcimonieusement les autres...
Les uns, tels les financiers et les hommes d'affaires, tirent sans grand effort de gros profits de la poche des autres - au détriment de ces derniers !...
D'autres, tels les paysans et les salariés, peinent durant toute leur vie pour recevoir le petit profit que d'aucuns sortent de leurs poches avec parcimonie, au désavantage des premiers !...
D'autres encore, tels les arsenalistes et les militaires, tirent leur profit de la caisse de l'Etat en préparant la guerre - au grand dommage des contribuables du monde entier qui paient et les armes et la préparation de leur propre supplice !... etc.
Comme on le voit, le profit des uns est bien le dommage des autres, dans la majorité des cas. Ce n'est donc pas l'auteur des «Essais» qui se trompait, mais c'est vous, Monsieur l'expert économique et financier, qui' vous trompez, d'où la pauvreté de votre exposé... En voici la conclusion, stupéfiante de désinvolture et d'inconscience :

« Au point où nous en sommes, et compte tenu de nos habitudes de langage, il est sans doute vain de prétendre réhabiliter un mot tenu en mésestime. Mieux vaut sauver la chose et l'idée, en abandonnant le terme à son nouveau sort. Le problème est de trouver un mot nouveau, qui remplace «profit» sans encourir sa disgrâce. Est-ce impossible  ? La langue française dispose de bien des ressources. Jusqu'à nouvel ordre, le mot « marge », au singulier ou au pluriel, ne semble pas suspect. Qu'un industriel, un commerçant dise crûment  : « Je veux augmenter mon profit», et il sera vilipendé. S'il dit : « Il me faut reconstituer mes marges », il sera compris et approuvé. A bas le profit ! Vivent les marges ! »

« Profit» est un vocable qui exprime parfaitement la réalité, étymologiquement et effectivement. Pourquoi donc le remplacer par le terme « marge», qui ne présente pas la même clarté ?
- Parce qu'on lui donne un sens péjoratif l...
- C'est la réalité qui est « péjorative », Monsieur Sédillot !... Ne chercheriez-vous pas à la travestir en l'affublant d'un terme obscur ?

De plus, les verbes « augmenter » et «  reconstituer » n'ont pas du tout la même signification, et vous le savez fort bien, Monsieur le latiniste!... II n'y a pas de doute possible, vous trompez sciemment les gens, vous leur masquez délibérément la réalité, comme le montrent vos propos mêmes : en augmentant son profit, le commerçant sera vilipendé, mais en reconstituant ses marges, il sera compris et approuvé  !... Pour qu'il soit compris et approuvé, et non vilipendé, il faut rendre incompréhensible ce qui est compréhensible, il faut obscurcir dans l'esprit des gens la clarté relative de l'économie du profit, il faut travestir la réalité par un langage sophistiqué...

Nous ne nourrissons pas de sentiments particulièrement hostiles envers M. Sédillot. Nous avons choisi son article pour analyser les arguments des économistes défenseurs du profit, parce qu'il exprime franchement et sans ambiguïté sa détermination de tromper les gens. Mais tous ses congénères, qu'ils s'appellent Alfred Sauvy, Jean Fourastié, Michel Debré, Jean-Marcel Jeanneney, Jacques Rueff, Michel Drancourt, etc... manifestent la même détermination de cacher la réalité défavorable au profit sous un langage fallacieux ou obscur.

Dans ce langage, abondance devient surproduction - Profit : marge - Lutte contre l'abondance : assainissement des marchés - Crise économique : récession - Persistance de la crise  : la prospérité est pour demain - Echec de la politique économique du gouvernement : le redressement économique s'impose - Malthusianisme économique : adaptation de la production aux besoins de la consommation - Mévente conjoncture maussade - Travail inutile : occasions d'emplois - Détérioration du territoire : aménagement des loisirs, etc.
Nos maquilleurs cachent aussi la réalité économique défavorable au profit en gardant un silence prudent. Donnons un seul exemple : Jacques Duboin ayant découvert les lois de l'évolution économique propulsée par le progrès technique, ils mentent par omission depuis plus de trente ans en étendant le manteau du silence sur ces découvertes.
- Pourquoi donc ?
- Pour cacher aux yeux de tous l'évolution économique qui débouche, comble de l'horreur !... sur la mort de leur cher profit ! ...
L'économie politique devrait être une science et les économistes des savants. Mais la première qualité morale d'un vrai savant est de dire la vérité, d'exprimer clairement la réalité qu'il observe. Un vrai savant n'a pas de préjugé, il décrit objectivement tous les aspects de la réalité, même quand ils sont contraires à ses propres opinions, qu'il modifie en conséquence.

Messieurs les truqueurs, vous ne manifestez pas une seule de ces qualités. Vous êtes obnubilés par le préjugé que le profit restera éternel et que l'économie du profit est la seule possible. Vous êtes des partisans butés. Vous êtes de faux savants et votre économie politique tronquée, amputée, déformée est une « science » qui n'évolue pas, contrairement à toutes les autres sciences., Elle est une « science » stagnante en marge de l'économie en évolution accélérée. Elle est une. fausse science, inutile et nuisible.

(à suivre)

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