La Grande Relève
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
AED La Grande Relève Articles N° 1031 - avril 2003Les sublimes

Les sublimes

par R. POQUET
avril 2003

Si le monde survit à ses accès de folie, les générations futures s’étonneront sans doute du nombre incalculable de propositions émises dans le but de résoudre le problème de l’emploi. Et pourtant, dans la longue histoire de l’humanité, ce problème se pose depuis à peine un siècle. Sous l’Ancien Régime, l’organisation rurale et urbaine est telle que la main d’œuvre est loin d’être employée au maximum de ses possibilités, tout en bénéficiant d’une protection et d’un encadrement certains. L’apparition du capitalisme libéral provoque la promulgation, en 1791, des lois Le Chapelier et d’Allarde, destinées à mettre fin à l’organisation du monde des métiers et à permettre l’avènement d’une main d’œuvre “libre” et sans protection (il faudra attendre les lois Waldeck Rousseau en 1884 pour voir la grève autorisée et les droits syndicaux reconnus) : les poches de chômage ne se forment que là où l’investissement et l’approvisionnement en matières premières prennent momentanément du retard. C’est en 1929, sous la poussée d’une production abondante et mal maîtrisée dans certains secteurs qu’apparaissent les premiers signes d’un chômage de masse que la guerre de 39-45 résorbera jusqu’à sa réapparition progressive et sensible depuis les années 80. De nos jours, les mesures prises pour répondre à ces transformations et endiguer la montée d’un chômage irrépressible naissent chaque jour plus nombreuses et se révèlent aussi inefficaces les unes que les autres. Dernière en date chez nos voisins d’outre-Rhin : mettre les chômeurs à leur compte en leur accordant une allocation mensuelle de 600 euros la première année (prime dégressive sur trois ans) si leur revenu est inférieur à 1.250 euros brut par mois. Messieurs les chômeurs, à vos marques ! Quant aux métamorphoses du travail observées depuis une vingtaine d’années, elles connaissent les soubresauts les plus inattendus : l’intermittence doit voler au secours du plein emploi ! À la fin du Second Empire, on qualifiait de “sublimes” une poignée d’ouvriers émancipés qui étaient maîtres de leur mobilité et de leurs engagements. Ils n’admettaient de travailler que pour une durée qu’ils fixaient eux-mêmes et ils choisissaient leur patron. Dans ses rêves les plus fous, la classe ouvrière n’a jamais espéré connaître une telle condition. Et pourtant ! La différence est-elle si grande entre ces “sublimes” et tel informaticien de haut niveau qui, de nos jours, se permet de choisir son employeur, exerce à la demande de celui-ci un travail à durée déterminée dans une entreprise et continue à être rémunéré par cet employeur en attendant que celui-ci lui trouve une nouvelle affectation dans une autre entreprise ? La différence est-elle si importante entre ces “sublimes” et les employés du spectacle et de l’audiovisuel, astreints certes pour la plupart à la mobilité - mais parfois aussi la réclamant - et dont la subordination à un engagement trouve sa contrepartie dans un régime spécial d’indemnisation entre deux contrats de travail ? Ces deux exemples font-ils figure d’exception ? Sans doute pas, dans la mesure où l’on assiste depuis quelques années à l’apparition de relations proches de celles que nous venons de décrire entre l’employeur et l’employé. Celui des intermittents du spectacle et de l’audiovisuel a le mérite non seulement de relever de l’actualité la plus brûlante, puisque ce secteur est à nouveau sérieusement menacé, mais aussi d’exercer une intense fascination auprès des sociologues du travail.

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Le 25 février dernier, Jean Jacques Aillagon, Ministre de la culture et de la communication, rappelait que « l’activité du spectacle fait alterner des périodes de travail intense et des périodes d’inactivité plus ou moins longues entre deux projets, périodes qui sont aussi des temps de pratique artistique et de recherche d’emploi » et que, conséquence, les intermittents ne sont pas des travailleurs comme les autres. Sont-ils trop nombreux ? A peine 100.000, c’est-à-dire vingt-cinq à trente fois moins que l’ensemble des chômeurs. Le régime d’assurance-chômage suffit-il à couvrir les prestations accordées pendant les périodes d’inactivité ? Ces intermittents touchent huit fois plus d’allocations-chômage qu’ils ne paient de cotisations, si bien que le déficit de ce régime spécifique est passé de 217 millions d’euros en 1991 à 739 millions en 2001. Ce résultat s’explique par le doublement du nombre d’allocataires pendant ces dix années, ce qui a entraîné une situation de précarité globale plus grande.

Horreur ! s’écrient les responsables du Medef qui préconisent de basculer artistes et techniciens dans le régime général du chômage et, dans l’immédiat, de réduire cette masse d’inactifs :

1° - en doublant les cotisations aux Assedic et en augmentant les cotisations congés-spectacles des intermittents et de leurs employeurs (mise en application le 1er septembre 2002 d’une loi modifiant le code du travail).

2° - en menaçant de faire passer les critères d’ouverture de droits de 507 heures de travail au cours des douze derniers mois (contre 606 heures pour le régime général) à 910 heures, comme les intérimaires.

Si cette mesure était appliquée, ce serait l’effondrement de la création artistique en France. La situation actuelle est d’ailleurs beaucoup moins brillante que ne l’imagine le commun des mortels. Si 5 à 6% des artistes touchent des cachets confortables, la majorité d’entre eux peuvent être considérés comme des “working poors” (dans les années 90 en plein essor de la danse contemporaine en France la rémunération mensuelle moyenne d’un danseur ou d’une danseuse était de 4.000 F net). Dans ces conditions, comment faire face à une maladie grave ou à un accident corporel, et comment espérer bénéficier d’une retraite confortable ? En fait, la menace qui pèse sur l’intermittence dans le domaine du spectacle et de l’audiovisuel trouvera difficilement sa solution si syndicats et Medef s’obstinent à faire transiter toute l’aide accordée à ce secteur par le régime d’assurance-chômage, à savoir par le canal classique de la rémunération du salariat avec son système de cotisations et d’allocations. Si cet écart de 1 à 8 entre cotisations et allocations s’avère insupportable, la solution passe sans doute par une réflexion et des mesures à envisager sur les conditions d’attribution de ces allocations, principalement dans le milieu de l’audiovisuel, et surtout par une prise en charge partielle du déficit par un régime autre que celui de l’assurance-chômage, car plus les intermittents sont nombreux plus l’écart entre cotisations et prestations se creuse…

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Ce n’est pas par hasard que nous avons retenu l’exemple de l’intermittence dans le domaine des arts et de l’audiovisuel. À l’instar du Dom Juan de Molière dans sa tirade sur l’hypocrisie, nous serions tenté d’écrire : « L’intermittence est un vice à la mode… » Formule qu’un journaliste semble parodier : « Le petit artiste infatigable, c’est très tendance » [1]. Eh bien, l’intermittence n’est ni un vice, ni un effet de mode, pour la seule raison que, loin de se cantonner dans le domaine de l’art, cette réalité surgit de façon spectaculaire dans le monde du travail traditionnel. D’ailleurs, ce même journaliste ne s’y trompe pas : « Le CDD (contrat à durée déterminée), l’intérim, les contrats de stage ou d’apprentissage fleurissent. Le CDI (contrat à durée indéterminée) recule de 72 % en 1970 à 56% aujourd’hui en France. S’ensuit un mélange des situations d’indemnisation partielle et d’activité, une multiplication des formes contractuelles, une hybridation des statuts... La figure emblématique des temps modernes est l’intermittent du spectacle ». Déjà, en 1997, dans les colonnes de ce mensuel [2], Gabriel Monnet - un très grand artiste, “Molière” d’honneur - visait juste : « Comme si le mot artiste était à l’horizon du mot travailleur… Et si l’intermittence désignait tout à coup la condition ouvrière tout entière ? ... Et si l’intermittence devenait un droit de l’homme, rendant intolérable la pensée même de fin de droit ? » Parole prophétique, mais non utopique. Ce que le poète a pressenti, les analystes du monde du travail l’ont confirmé depuis. Dans ce même numéro de la GR, et dans son article intitulé “Tous intermittents”, Jean-Pierre Mon avait pertinemment relevé une remarque d’Alain Lebaube [3] : « Involontairement, les métiers du spectacle et de l’audiovisuel font figure de précurseurs dans l’expérimentation de la précarité dans l’emploi... Faut-il leur supprimer (le régime d’assurance-chômage) à un moment où, précisément, l’ensemble des autres salariés du privé sont, à leur tour, affectés par les conséquences de la précarité montante et de la flexibilité ? Au contraire, on pourrait soutenir que le régime particulier devrait être généralisé pour s’adapter aux aléas de l’emploi précaire. Intérimaires, contrats à durée déterminée répétitifs et autres statuts atypiques auraient tout à y gagner... ».

Plus près de nous, dans un ouvrage dont vient de rendre compte Marie Louise Duboin [4], le sociologue André Gorz, attaché depuis de nombreuses années à décrire les métamorphoses du travail, souligne que nous entrons dans une ère où « le cœur de la création de valeur est le travail immatériel », fait « d’intelligence, d’imagination et de savoir qui, ensemble, constituent le capital humain... Ce qui compte... ce sont les qualités de comportement, les qualités expressives et imaginatives, l’implication personnelle dans la tâche à accomplir » : ces qualités l’emportent de plus en plus sur les facultés d’accomplissement et de reproduction de tâches répétitives, le travail matériel étant « envoyé à la périphérie ou carrément externalisé ». Ce travail immatériel étant « impossible à quantifier, à stocker, à homologuer, à formaliser, voire à objectiver... les notions de durée et de quantité de travail perdent leur pertinence » ; et, selon Norbert Bensel, directeur des ressources humaines de Daimler-Chrysler (que cite Gorz) ce travail « ne sera plus évalué en nombre d’heures de présences mais sur la base des objectifs atteints et de la qualité des résultats ». Cette économie de l’immatériel ouvre la porte toute grande à une société dans laquelle le travail, l’activité, la formation, la culture de soi forment un tout indissociable. L’intermittence, on l’aura compris, deviendra la règle, puisqu’entre deux périodes de travail seront développées les qualités expressives et imaginatives de chaque personne pendant les temps de “production de soi”.

À condition, bien entendu - et André Gorz nous rejoint sur ce terrain - qu’au préalable soit accordé à chacun un revenu qui ne soit « plus compris comme la rémunération ou la récompense d’une création de richesse ; il est ce qui doit rendre possible le déploiement d’activités qui sont une richesse et une fin par et pour elles-mêmes, dont la production est le produit ». Si André Gorz fait souvent référence à l’activité créatrice des artistes pour dégager les facultés mises en jeu dans l’économie de l’immatériel, un autre sociologue, Pierre-Michel Menger [5], dresse implicitement un parallèle entre le monde en devenir de l’entreprise et la création artistique : « ... l’essentiel des activités créatives se coule aujourd’hui soit dans des organisations par projets, soit dans des formes mixtes greffant sur une organisation permanente une multitude de liens contractuels temporaires ou récurrents avec des professionnels indépendants composant des équipes assemblées et dispersées au coup par coup ». Et Pierre-Michel Menger de conclure : « L’ironie veut ainsi que les arts qui, depuis deux siècles, ont cultivé une opposition farouche à la toute puissance du marché, apparaissent comme des précurseurs dans l’expérimentation de la flexibilité, voire de l’hyperflexibilité. Or, aux États-Unis comme en Europe, l’emploi sous forme de missions ou d’engagements de courte durée se développe aussi, sur ce modèle, dans les services très qualifiés - la gestion des ressources humaines, l’éducation et la formation, le droit, la médecine ».

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« J’ai été plusieurs fois plombé. Mais je suis fier d’être zingueur ». Cette réaction douloureuse d’un ouvrier, le jour de la mise en liquidation judiciaire de l’entreprise plomb et zinc Metaleurop, incite à penser que syndicats, partis politiques et certains responsables d’associations portent une lourde responsabilité dans leur défense d’un travail matériel qui se dérobe. L’actuel président d’Attac ne déclare-t-il pas en public que le chômage a pour cause la volonté du patronat de peser sur les salaires ? C’est un peu court pour un économiste distingué ! Pendant ce temps, la cohorte des laissés-pour-compte ne cesse de grandir, la menace d’une guerre planétaire s’accentue et l’espèce humaine elle-même se met en situation de disparaître sous l’effet de l’abolition de la nature, “le projet du capital” rappelle André Gorz « étant de substituer aux richesses premières, que la nature offre gratuitement et qui sont accessibles à tous, des richesses artificielles et marchandes : transformer le monde en marchandises dont le capital monopolise la production, se posant ainsi en maître de l’humanité ». Pour toutes ces raisons, comme Jacques Robin nous pensons qu’il devient urgent de Changer d’ère [6] : qui donc mènera la nécessaire « bataille de l’esprit » ? interroge André Gorz en terminant son livre.

À la fin du Second Empire, on qualifiait de “sublimes” une poignée de travailleurs émancipés qui étaient maîtres de leur mobilité et de leurs engagements… Paradis à venir ou paradis perdu ?

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[1] Nous sommes tous des artistes, Eric le Boucher, Le Monde du 10/02/03.

[2] Impertinences d’intermittents, GR 962, Janvier 1997.

[3] Le Monde Initiatives, 18/12/1996.

[4] L’immatériel, André Gorz, Ed. Galilée, Janvier 2003. GR 1030, Mars 2003.

[5] Portrait de l’artiste en travailleur, Pierre-Michel Menger, Ed. Le Seuil, Décembre 2002.

[6] Changer d’ère, Jacques Robin, Le Seuil, 1989. Contre l’économisme, Ed. de l’Atelier, à paraître avril 2003, ouvrage collectif coordonné par Jacques Robin et René Passet.