La Grande Relève
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
AED La Grande Relève Articles N° 1120 - mai 2011Origines dramatiques du 1er mai

Premier mai, la fête des travailleurs

Depuis quelques années les défilés du 1er mai semblent s’effilocher. Ce n’est qu’exceptionnellement que les grandes centrales syndicales acceptent de manifester ensemble. Le droit de se rassembler, de revendiquer collectivement des améliorations des conditions de travail, de meilleurs salaires, des retraites décentes, … a pourtant dû être arraché par des luttes sanglantes, souvent oubliées. Il a donc paru important à Jean-Pierre Mon de le rappeler :

Origines dramatiques du 1er mai

par J.-P. MON
mai 2011

La guerre de Sécession, ou guerre civile américaine, s’achève en 1865. Certains historiens considèrent qu’elle fut la seconde révolution américaine par l’effet qu’elle eut sur l’histoire de ce pays, qu’elle vit la mise en œuvre de nouveaux moyens de combat (notamment du fusil à répétition) et l’utilisation d’inventions récentes comme le télégraphe et les chemins de fer… On estime qu’elle fit un million de morts, soit 10% de la population. (Sa dernière victime fut le président Abraham Lincoln, assassiné, cinq jours après la signature de la paix, par un jeune sudiste). Au Sud, les terres autrefois riches et fertiles n’étaient plus que des champs de ruine, les fermes détruites, les ponts brûlés, les lignes de chemin de fer arrachées, le bétail massacré, les récoltes dévastées… Le Nord, au contraire, était en plein développement. En termes de destruction et de pertes humaines, la guerre de Sécession fut la plus coûteuse de l’histoire américaine, mais politiquement elle se traduisit par l’accroissement de l’autorité du gouvernement fédéral, notamment de l’exécutif qui exerça une juridiction et des pouvoirs plus grands qu’à aucun autre moment de l’histoire de cette nation.

Le 31 janvier 1865, le Congrès adopta le Treizième Amendement, qui abolissait l’esclavage, et promulgua la plupart des lois auxquelles le Sud s’était toujours opposé avant la guerre. Il vota de très amples crédits pour la modernisation de l’équipement et les droits de douanes les plus élevés de l’histoire américaine.

Une guerre “bénéfique”

En effet, “grâce” à la guerre de Sécession, les États-Unis étaient alors prêts à devenir une grande puissance industrielle. La guerre n’avait pas ralenti son peuplement, le gouvernement fédéral ayant tout mis en œuvre pour rattacher étroitement l’Ouest aux territoires restés fédéralistes. Pour cela, en pleine guerre, le Congrès adopta le 20 mai 1862, le “Homestead Act”, loi agraire qui accordait gratuitement 64 hectares de terre à toute famille s’engageant à occuper et à mettre en valeur sa propriété, pendant au moins cinq ans. Cette loi avait été précédée en décembre 1861 par le “Morrill Land Grant College Act”, qui prévoyait la concession de terres aux États et Territoires qui se doteraient de collèges techniques agricoles axés vers la recherche agronomique. Le “Homestead Act” a joué un rôle important dans la conquête (sur les Indiens) de l’Ouest américain et a incité des millions d’Européens à émigrer aux États-Unis. Il a aussi fortement contribué au développement de la notion de propriété privée, depuis lors profondément ancrée dans la mentalité américaine. Il ne répondait cependant pas entièrement aux espoirs de ses promoteurs, car environ la moitié de ses bénéficiaires ne sont finalement pas parvenus à vivre de leur terre, pour de nombreuses raisons, notamment à cause du climat, du manque de connaissances agricoles… et surtout de la mécanisation de l’agriculture. Citons, à titre d’exemple, la mise au point par Mac Cormick de sa machine à moissonner qui, dès 1840

moissonneuse Mac Cormick

permettait de faucher deux hectares par jour alors qu’en 1800 un cultivateur n’arrivait à moissonner que vingt ares par jour. Vinrent ensuite des machines comme les lieuses, les batteuses, les moissonneuses-batteuses, les planteuses mécaniques, les écosseuses, les décortiqueuses, les écrémeuses, les épandeuses, les sécheuses de foin, les couveuses artificielles, …qui augmentèrent considérablement les rendements dans de nombreuses activités agricoles. Ainsi industrialisée, l’agriculture demeura l’activité fondamentale de l’Union. Mais cette politique de développement à outrance de l’agriculture finit par engendrer d’énormes excédents qui firent s’écrouler les prix du marché et ruina les petits agriculteurs, qui n’eurent d’autre solution que d’aller dans les villes en espérant pouvoir y trouver du travail dans l’industrie.

Une industrialisation rapide

Parallèlement au développement de l’agriculture, l’industrie américaine, le Sud mis à part, connaissait une expansion exceptionnelle [1]. Les États-Unis possédaient en effet de nombreux atouts : ressources naturelles variées et abondantes, très grande étendue territoriale dépourvue de barrières douanières, afflux de capitaux, main d’œuvre peu chère constituée par l’afflux massif de travailleurs étrangers… et de petits paysans ruinés. Qui plus est, les besoins militaires, nés pendant la guerre de Sécession, avaient donné une forte impulsion à l’industrie et favorisé la recherche scientifique et technologique (440.000 brevets furent délivrés entre 1860 et 1890, alors que seulement 36.000 l’avaient été avant 1860). Mais les “inventions“ touchaient aussi ce qu’on appelle aujourd’hui la gestion des entreprises. Ainsi, afin d’éviter la surproduction et la chute des prix, financiers et “hommes d’affaires” eurent rapidement l’idée de rassembler des firmes concurrentes en entreprises uniques, sous forme de “corporation” ou “trust”, permettant de rassembler une masse considérable de capitaux. Parmi les plus célèbres citons John D. Rockfeller, dans le pétrole, fondateur de la Standard Oil Company, Andrew Carnegie dans la sidérurgie, le charbon, les transports fluviaux, Cornelius Vanderbilt, dans les chemins de fer, qui regroupa treize compagnies en une seule, et, bien sûr Cyrus Mac Cormick dans le machinisme agricole… D’autres trusts furent constitués dans les secteurs de l’huile, du caoutchouc, du coton, du plomb, du sucre, du tabac, de la viande de bœuf, des télécommunications… La société américaine, dans son ensemble, avait une opinion très favorable de ces inventeurs et hommes d’affaires. Quant aux salariés, ils ne songeaient pas à critiquer le système et ne demandaient qu’à recevoir une part plus substantielle de cette abondance naissante. Les fondateurs de ces nouveaux empires que constituaient les trusts s’assuraient de meilleures possibilités d’expansion, une protection plus efficace contre la concurrence étrangère et… une plus grande autorité contre les syndicats qui commençaient à s’organiser.

La naissance tourmentée des syndicats

L’esprit “pionnier” des américains et leur sens de la propriété privée ne les prédisposaient pas à l’action collective. Pourtant, bien avant l’essor de l’industrialisation, à la fin du XVIIIe siècle, commence à se développer chez les “compagnons” une certaine conscience de classe [2]. Ainsi en 1790, les compagnons charpentiers de Philadelphie s’étaient-ils mis en grève pour obtenir la journée de dix heures, conscients qu’ils étaient de la perte de leur statut social et économique. L’industrialisation naissante et le développement du marché qui en résultait les transformaient en effet en ouvriers alors qu’ils pouvaient, dans leur ancienne structure de travail, devenir des “maîtres”. Désormais : « la valeur de leur travail ne se mesure plus à l’aune d’un ensemble de savoir-faire : il est désormais une marchandise que l’on cherche à acheter et à vendre au meilleur prix [2] ».

Les compagnons appartenant aux catégories professionnelles les plus touchées comprennent vite que le seul moyen de faire face aux transformations qui les affectent est la pratique associative. Au début des années 1830 les premiers syndicats (General Trade Unions) et les premiers partis ouvriers (Workingmen‘s Parties) s’ajoutent aux sociétés de compagnonnage. Le premier mouvement de grève de l’histoire américaine semble être la grève générale lancée à Philadelphie en 1835 qui permit aux compagnons de la ville d’obtenir par un décret municipal la limitation de la journée de travail à dix heures. Aux yeux de la loi, cependant, cette pratique syndicale ne va pas de soi. Les Cours inculpent en effet de “délit de coalition” les compagnons qui s’unissent pour obtenir une augmentation de salaire ou une diminution de leur temps de travail, car, réminiscence du Droit britannique, « le droit coutumier ne permet pas ce type d’association, même dans une démarche qui serait légale si elle était entreprise par un individu ».

Il fallut attendre 1842 pour que le droit d’association soit enfin reconnu, et 1869 pour que se constituent des syndicats nationaux.

La NLU (Syndicat national ouvrier) fut la première fédération nationale de syndicats ouvriers des États-Unis. Fondée en 1866, elle fut dissoute en 1873. Elle ouvrit la voie à la constitution d’autres organisations syndicales, telles que “Les Chevaliers du Travail” et l’American Federation of Labor (AFL), premier syndicat d’ampleur nationale réelle.

La “Grande Grève” de 1877

Elle eut lieu lors de la grande crise économique qui sévit en Europe à partir de 1870 et qui débuta aux États-Unis en septembre 1873 avec la faillite de la banque d’investissements Jay Cookes, principal actionnaire de la Northern Pacific Railroad et de nombreuses autres compagnies ferroviaires. À sa suite, l’économie américaine s’effondra, la Bourse ferma pendant dix jours, le crédit devint inexistant, les saisies et les fermetures d’usines se multiplièrent… En 1876, le taux de chômage atteignit 14% et les ouvriers subirent des réductions de salaire de 45%. Les compagnies ferroviaires, qui s’étaient exagérément développées depuis la fin de la Guerre de Sécession, étaient le second plus grand employeur du pays après l’agriculture. Cette crise économique exacerba le ressentiment des ouvriers envers les dirigeants de ces compagnies. En réponse à une seconde diminution de leurs salaires dans l’année, les travailleurs du Baltimore and Ohio Railroad se mirent en grève le 1er juillet 1877 à Martinsburg, paralysant toute circulation des trains. Le gouverneur de l’État envoya des unités de la garde nationale pour rétablir le trafic mais les soldats refusèrent d’utiliser la force contre les grévistes. Le gouverneur fit alors appel aux troupes fédérales pour briser la grève. Le même scénario se déroula dans plusieurs États. La troupe tira et fit de nombreuses victimes, notamment à Pittsburgh.

le blocage des locomotives à Baltimore

Mais il fallut que le Président des États-Unis, Rutherford Hayes, envoie les troupes fédérales pour réprimer les grèves. Il y en eut plus de 10.000 avant 1886, année où près de 700.000 travailleurs firent grève. Comme il fallait s’y attendre, les grands hommes d’affaires prirent des dispositions plus sévères contre les syndicats. Néanmoins, et peut-être même à cause de ces mesures, le mouvement ouvrier continua à croître.

Un des résultats fut que la population prit une plus grande conscience des doléances des employés des chemins de fer. En 1880, la compagnie Baltimore and Ohio Railroad, dont les salaires étaient les plus bas de toutes les grandes compagnies de chemin de fer, créa une association d’aide assurant la couverture maladie, les accidents du travail et une pension-décès pour ses employés. Et en 1884, elle fut le premier grand employeur à mettre en place un système de pension de retraite.

le sixième régiment tire sur la foule

C’est aussi cette année là qu’au cours du IVème congrès de l’AFL, les principaux syndicats ouvriers des États-Unis s’étaient donné deux ans pour imposer aux patrons une limitation de la journée de travail à huit heures. Ils avaient choisi d’entreprendre leur action un 1er mai parce que, pour beaucoup d’entreprises américaines, l’année comptable commence ce jour là.

le 1er mai 1886 à Chicago

Le 1er mai 1886 à Chicago

Quelque 200.000 ouvriers obtiennent tout de suite la réduction, de douze à huit heures, de leur journée de travail. C’est une grande victoire, mais environ 340.000 travailleurs doivent se lancer dans la grève pour faire céder leurs employeurs. À Chicago, le 3 mai, au cours d’une manifestattion, trois grévistes de la société Mc Cormick Harvester sont tués. Une marche de protestation a lieu le lendemain à Haymarket Square. Mais alors que la dispersion est presque achevée, une bombe explose faisant une quinzaine de morts parmi les policiers. La police tire dans la foule encore présente (environ 200 personnes). L’attentat est attribué à des anarchistes. Malgré le manque de preuves, cinq syndicalistes anarchistes sont pendus le 11 novembre et trois autres condamnés à la prison à perpétuité. Cette pendaison ralentit fortement le développement du mouvement syndical américain…

Sur une stèle du cimetière de Waldheim, à Chicago, sont inscrites les dernières paroles de l’un des condamnés, Augustin Spies : « Le jour viendra où notre silence sera plus puissant que les voix que vous étranglez aujourd’hui ».

En 1890 le nombre des membres des Chevaliers du travail n’atteignait plus que 10% de son effectif antérieur. Le patronat, par contre, renforça vigoureusement son pouvoir.

Le 1er mai en France

Après la révolution instaurant la Seconde République, le décret du 2 mars 1848 a réduit d’une heure la journée de travail [3], ce qui la ramène à dix heures à Paris et à onze heures en province. Le gouvernement estime en effet que « un travail manuel trop prolongé non seulement ruine la santé mais, en l’empêchant de cultiver son intelligence, porte atteinte à la dignité de l’homme ».Mais la réforme sera de courte durée car la nouvelle assemblée, élue en avril 1848, est composée en majorité de députés issus de la bourgeoisie provinciale. Tout est donc à refaire. Il faudra attendre encore quarante ans pour que la revendication des huit heures de travail par jour aboutisse.

En 1889, à l’occasion de la célébration des cent ans de la Révolution française, la IIème Internationale se réunit à Paris. Le 20 juin, les congressistes décident qu’il sera « organisé une grande manifestation à date fixe de manière que dans tous les pays et dans toutes les villes à la fois, le même jour convenu, les travailleurs mettent les pouvoirs publics en demeure de réduire légalement à huit heures la journée de travail et d’appliquer les autres résolutions du congrès. Attendu qu’une semblable manifestation a été déjà décidée pour le 1er mai 1890 par l’AFL, dans son congrès de décembre 1888 tenu à Saint Louis, cette date est adoptée pour la manifestation ».

Dans les années qui suivent, le 1er mai s’impose peu à peu comme un rendez-vous et un jour de grèves.

En 1891, comme presque partout en France, Fourmies, petite ville industrielle de l’Avesnois, se prépare à manifester pour les huit heures de travail journalier [4]. La manifestation devait se dérouler dans une ambiance festive et pacifique. Au programme : à 10 heures, dépôt d’une liste de revendications à la mairie, festivités l’après midi et bal en soirée. Le plus grand calme était recommandé aux manifestants. Mais pour bien montrer son opposition aux revendications, le patronat a fait apposer sur les murs de la ville une affiche affirmant sa détermination à ne pas faire de concessions, et le maire, sous sa pression, a demandé à la sous-préfecture d’Avesnes l’envoi du 84ème régiment d’infanterie.

À 9 heures, quatre manifestants sont arrêtés après une échauffourée avec les gendarmes à cheval. Aussitôt le maire demande des renforts à la sous-préfecture, qui envoie deux compagnies du 145ème régiment d’infanterie de ligne casernée à Maubeuge. Dès lors le premier slogan : « c’est les huit heures qu’il nous faut », est suivi par « c’est nos frères qu’il nous faut ».

À 18 h 15, 150 à 200 manifestants arrivent sur la place et font face aux 300 soldats équipés du nouveau fusil Lebel, qui contient 9 balles de calibre 8 mm. Les cailloux volent ; la foule pousse. Pour se libérer, le commandant Chapus fait tirer en l’air. Rien ne change. Il crie : « Baïonnette ! En avant ! » Pour exécuter l’ordre, les trente soldats, collés contre la foule, doivent faire un pas en arrière. Ce geste est pris par les jeunes manifestants pour une première victoire. Leur porte drapeau, Kléber Giloteaux, s’avance. Il est presque 18 h 25... le commandant Chapus s’écrie : « Feu ! feu ! feu rapide ! Visez le porte-drapeau ! ». 9 morts, 35 blessés (au moins) en 45 secondes.

le premier mai 1891 à Fourmies

Cet événement a un fort retentissement en France, de nombreux journaux de l’époque le mettent en première page, retenant surtout son aspect tragique. Clemenceau dénonça à la tribune de la Chambre des députés l’attitude des forces de l’ordre, il réussit à la convaincre de voter l’amnistie des manifestants arrêtés (par 506 voix pour contre 4). Bien que les forces de l’ordre aient été mises en cause, ce furent les instigateurs de la grève, Culine et Paul Lafargue, qui furent condamnés pour provocation directe au meurtre. Le premier écopa de six années de prison et le second d’un an. Toutefois, Lafargue fut libéré de façon anticipée, après son élection comme député en novembre 1891.

Le 1er mai dans le monde

Avec le drame de Fourmies, le 1er mai s’enracine dans la tradition de lutte des ouvriers européens. Quelques mois plus tard, à Bruxelles, l’Internationale socialiste renouvelle le caractère revendicatif et international du 1er mai.

Le 23 avril 1919, le Sénat français ratifie la journée de huit heures et fait du 1er mai suivant, à titre exceptionnel, une journée chômée.

En avril 1947, le gouvernement issu de la Libération fait du 1er mai un jour férié et payé... mais pas pour autant une fête légale.

Autrement dit, le 1er mai n’est toujours pas désigné officiellement comme Fête du Travail. Cette appellation n’est que coutumière…

Le 1er mai est fêté maintenant en Belgique, au Luxembourg, en Allemagne, en Espagne, en Europe centrale, en Afrique du Sud, en Amérique Latine, en Russie, au Japon. Au Royaume-Uni, c’est le premier lundi de mai qui est fêté.

Étonnamment, aux États-Unis, le “Labor Day” est célébré, non en mai, mais le premier lundi de septembre, en mémoire d’un autre épisode de la répression ouvrière.

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[1] Sur l’industrialisation des États Unis : voir http://www.medarus.org/NM/NMTextes/nm_04_02_forward.htm

[2] Voir Jean-Christian Vinel, La naissance de la liberté syndicale aux États-Unis : Commonwealth c. Hunt (1842), les sociétés de compagnonnage et la liberté d’association, Cahiers d’Histoire, 98, 2006.

[3] Sur le 1er mai en France, voir http://www.herodote.net

[4] Sur la fusillade de Fourmies, voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Fusillade_de_Fourmies