La Grande Relève
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
AED La Grande Relève Articles N° 869 - juillet 1988Le Franc Vert

Le Franc Vert

par R. MARLIN
juillet 1988

Guy Denizeau a présenté dans "Autogestion Distributive" et lors d’une conférence de la "Libre pensée", le 16 mai 1988, sa proposition de franc vert. Nous ne reviendrons pas, sauf pour quelques chiffres, sur son analyse de la situation économique puisqu’elle est celle que nos lecteurs trouvent, mois après mois, dans la Grande Relève : C’est la misère dans l’abondance, 2,5 millions de Français sans ressources, plus de 3 millions de chômeurs réels, 5 millions de nos compatriotes qui vivent d’aumônes et d’aides diverses, alors que les volumes de produits alimentaires invendus atteignent en Europe les sommets que nous avons synthétisés, d’après Newsweek, en couverture de notre n° 866. Afin de préserver la rareté indispensable au fonctionnement des marchés, la Communauté européenne a décidé de "geler" à la production un million d’hectares et a projeté de le faire pour quatre autres millions dans les dix ans à venir et pour 10 à 12 millions dans les vingt ans.
Jacques Delors, Président de l’exécutif des Communautés européennes, a déclaré récemment à la télévision (1) que 50.000 personnes suffiront, dans 10 ans, à assurer la même production de lait qui requiert actuellement le travail de 150.000 agriculteurs.

La déclaration universelle des Droits de l’Homme

Notre ami Denizeau place en exergue le premier alinéa de l’article 25 de la déclaration des droits de l’homme adoptée, le 10 décembre 1948, par l’Assemblée générale des Nations Unies et dont il est bon en effet de rappeler les termes  : "Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires  ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté". Il cite aussi Jacques Duboin : "La lutte contre la misère est la plus noble tâche qui incombe à notre génération".

Le plan

Nous reproduisons ci-dessous le tableau établi par l’auteur afin de résumer sa proposition :

Compléments

Voici quelques précisions données par Denizeau pouvant servir de réponses aux premières questions appelées par son projet - Le texte ne s’applique qu’aux productions alimentaires. Il pourrait évidemment prendre en compte dans une phase ultérieure les autres invendus.
- Les fruits et légumes sont un bon exemple. Dans un premier temps, les primeurs (rares donc chers) ne seraient pas produits "verts". Dans le second temps, (pleine production) ils le deviendraient. Et Denizeau de comparer ces périodes vertes avec les périodes bleues de la SNCF. - Des comptes bancaires ou postaux spéciaux pourraient être ouverts afin de comptabiliser la monnaie verte avant sa conversion en francs normaux.
- Les billets verts seraient imprimés et diffusés dans le public par la Banque de France.
- La masse monétaire en francs verts permettrait d’évaluer avec plus de précision le pouvoir d’achat manquant et de mesurer, ainsi, l’insolvabilité résultant des progrès foudroyants de la productivité du travail.
- L’équipement en machines comptables serait réduit ainsi que le personnel nécessaire. Pour fixer les idées, l’auteur pense qu’une administration légère, comme celle du Loto, par exemple, suffirait.
- Les bénéficiaires pourraient être définis, également, comme ceux qui, par manque d’argent, sont obligés de s’imposer des restrictions alimentaires.
- Afin d’éviter les difficultés humaines résultant de la présentation de monnaie verte chez les commerçants, le porteur se désignant ainsi comme pauvre, il pourrait être envisagé de spécialiser certains commerces ou entrepôts "verts" à l’instar des banques de l’alimentation ou des restaurants du coeur.
- Enfin, concernant le coût global de l’opération, il faut faire remarquer qu’une économie importante serait faite sur les charges suivantes devenues inutiles : fonds de soutien des prix agricoles, frais de stockage (on cite 600 MF par an), de destruction, dénaturation des céréales, subvention aux non-producteurs, aides à l’exportation, etc...

Car en effet, les invendus sont déjà financés et il n’y aurait donc que distribution de ces produits. De plus, les restrictions de production n’auraient évidemment plus d’objet ; les quotas laitiers, par exemple, seraient supprimés.

La place du projet

Le franc vert est présenté comme une mesure de transition vers l’économie des besoins. Il ne prétend donc point résoudre tous les problèmes, ni les contradictions inhérentes au système capitaliste. Il est difficile de se prononcer sur les répercussions qu’une telle réalisation aurait sur les marchés. Les uns prévoiront une augmentation des prix normaux dus à la disparition de la pression à la baisse entretenue, à présent, par l’existence même des stocks. D’autres penseront que la satisfaction plus aisée des besoins de certains dévaluera les autres produits. Certains objecteront que les invendus ne pourront plus être destinés à nourrir ceux qui ont faim dans le tiersmonde ; mais la libération de la production agricole permettra, certainement, de poursuivre aussi cette politique-là.
Les uns seront satisfaits que les aliments soient distribués sans appel à la charité publique ou à des impôts supplémentaires ; d’autres regretteront, peut-être sans l’avouer, que les organisations caritatives et (ou) les édiles locaux ne puissent plus véhiculer leurs idéologies en même temps que leur aide.
Certains ne manqueront pas de voir là une action réformiste risquant de prolonger la vie du système capitaliste abhorré. Par contre les partisans de l’action déclareront qu’enfin, voilà une occasion de se placer dans la réalité, eux qui estiment que ce n’est pas parce que nous avons une doctrine à long terme qu’il faut excuser notre impuissance dans l’immédiat. Une réalisation, même partielle, dans ce domaine d’extrême urgence, nourrir ceux qui ont faim, serait la bienvenue. A noter que faute d’une mise en oeuvre nationale, ce genre de projet peut se concevoir, il l’a déjà été en fait, soit au plan local, soit au plan d’une organisation quelconque.

La monnaie verte

Il s’agit d’une monnaie alternative qui disparait le mois suivant donc assez analogue sur ce point à la monnaie distributive. Néanmoins elle en diffère par son introduction dans une économie de marché. Il faudra beaucoup de ténacité aux autorités qui auront introduit le franc vert pour que, limité dans ses utilisations, il résiste au franc ordinaire. Faute de quoi, l’expérience aura échoué. Il faudra aussi beaucoup de soutien de tous les hommes de bonne volonté pour que loin de disparaître, le franc vert s’impose et s’étende jusqu’à la monnaie que nous préconisons.
En effet, comme nous l’avons explicité dans un article précédent (2), la monnaie actuelle est tellement imbriquée avec le capitalisme que toute action dans ce domaine est dangereuse pour le système lui-même. Attendons-nous donc, comme dans le cas de Wörgl et de Lignières-enBerry à une résistance acharnée de ceux qui ont intérêt à la perpétuation du système et, encore plus grave, de ceux qui croient ou se font croire qu’ils y ont intérêt. Ne discutant pas nos projets mais les étouffant, en les ignorant et les passant sous silence, ils en retarderont le plus possible l’irruption dans les médias. Puis ne pouvant en contester ni l’opportunité, ni le sérieux, ni l’urgence, ils s’y opposeront de toutes leurs forces qui sont immenses et par tous les moyens : défiguration, actions dilatoires, mauvaise foi, amalgame, etc...
Appliquons nous donc à expliquer et développer nos idées. Réfléchissons à la manière dont le Revenu garanti s’est imposé, d’abord localement, puis, par osmose, jusqu’au plan national. Les banques alimentaires existent. Elles fonctionnent sur le principe du don et de la charité. Le franc vert montrerait, en plus, la voie vers un système économique mieux adapté. Il affirmerait un droit. Celui, pour ceux qui ont faim, de consommer les aliments existants et tous ceux que l’on pourrait produire. L’espoir est à l’ordre du jour.

(1) "La Marche du siècle" A2, 18 mai 1988.
(2) Voir "Sommes-nous Géselliens ?" GR n°868.

***

Rappelons que la proposition de G. Denizeau n’est pas différente de celle qu’un autre distributiste, Aimé Barillon, faisait déjà juste après la guerre. Cette allocation en francs Verts par comparaison aux divers "revenu minimum garanti", "revenu minimum d’insertion", etc... actuellement versés ou projetés, a l’énorme avantage à nos yeux, d’être une distribution et non pas une redistribution, et par conséquent de pouvoir être versée en une monnaie gagée sur la production : une monnaie de consommation. Elle permet que de la monnaie soit créée non pas, comme aujourd’hui, au seul profit des banques et pour aider des entreprises, mais bien créée pour aider les consommateurs qui en ont besoin. Elle offre cependant matière à discussion : coexistence de deux monnaies, encouragement à la production non planifiée, etc... Enfin, telle qu’elle est présentée par G. Denizeau, cette allocation est une façon de conserver la société duale : attribuée par famille et sélectivement, après enquêtes administratives, elle n’apparait pas comme la reconnaissance à tout individu de sa part d’une production abondante contrairement à l’allocation universelle (revendiquée, rappelons-le, au plan européen, par l’association B.I.E.N).

M.L D