La Grande Relève
   Mensuel de réflexion socio-économique vers l’Économie Distributive
AED La Grande Relève Articles N° 907 bis - HS janvier 1992Les transitions vers l’économie distributive

Les transitions vers l’économie distributive

janvier 1992

Comme en témoigne l’expérience actuelle des pays de l’Est, le passage brutal d’un système économique à un autre, fondamentalement différent, peut avoir des conséquences sociales tragiques. Lorsque l’opinion n’a pas été préparée, des réactions divergentes, irraisonnées, risquent de s’opposer et de mener à des luttes stupides et d’autant plus dangereuses que notre monde détient désormais des armes épouvantables. C’est cette préparation des esprits que notre mensuel La Grande Relève s’est donné pour tâche. Tâche qui s’accompagne d’une réflexion en commun avec ses lecteurs sur les modes de transition.

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L’évolution

L’économie distributive s’impose. Non seulement par sa logique, mais aussi dans les faits. Il suffit, pour s’en convaincre de dresser l’inventaire de toutes les allocations versées sans contre-partie d’un travail. Quel chemin parcouru depuis le début du siècle où la seule idée d’un repos hebdomadaire faisait scandale (on disait que les ouvriers passeraient tous leurs dimanches au bistrot). Les premiers congés payés (d’une semaine par an, on en est à cinq) furent accordés en 1936. Il y a une quinzaine d’années, V.Giscard d’Estaing écrivait à l’un de nous que la population n’admettait pas la dissociation revenus-travail “même si les allocations chômage revenaient à celà”. Aujourd’hui on peut lire dans le projet du PS que “évoquer la dissociation entre revenu et travail, c’est d’abord faire le constat d’une évolution qui a commencé au début du siècle.”

Un premier obstacle a donc été franchi. Comme le résume A. Prime : “La redistribution (près de 50% des revenus ) aura été une étape intermédiaire, une sorte de préhistoire de la distribution telle que nous la préconisons” [1].

Ces allocations sont versées dans des conditions bien définies, et seules quelques unes d’entre elles ne dépendent pas du montant d’une prime d’assurance ou du revenu touché par ailleurs (certaines allocations familiales, les remboursements de soins médicaux). La plupart ont pour but de compenser des handicaps, c’est-à-dire de corriger certaines inégalités : allocations aux adultes handicapés, aux parents isolés, aux veuves, ou pour garde d’enfants à domicile, pour logement aux personnes âgées, aux infirmes, aux jeunes travailleurs, et aux chômeurs, primes de déménagement, allocations parentales d’éducation, de rentrée scolaire, de soutien familial, pour jeunes enfants, enfin aides diverses : médicale, ménagère à domicile, aux personnes âgées, aide sociale pour les personnes aux ressources insuffisantes. Citons enfin des bons de transport gratuits, les indemnités pour recherche d’emploi. La liste est très longue, tant les inégalités à rattraper sont nombreuses. C’est dans le même souci de corriger les inégalités de revenu que la plupart des restaurants d’entreprise ont établi des tarifs différenciés.

Sous la pression du besoin d’un nombre croissant d’exclus, quelques pays développés ont instauré une sorte d’impôt négatif, tendant à compléter les revenus quand ceux-ci sont trop insuffisants. C’est ainsi qu’a été instauré en France le revenu minimum d’insertion, versé pendant une durée limitée et contre l’assurance d’un effort en vue de la recherche d’un emploi. Pour recevoir ce minimum vital, il faut en faire la demande, c’est-à-dire entreprendre une démarche, difficile et en général ressentie comme humiliante, puisqu’il faut apporter la preuve qu’on est dans le besoin.

C’est pour épargner toute discrimination qu’a été proposée l’allocation universelle, objectif de l’association européenne Basic Income European Network. Elle n’entraine aucune démarche humiliante à ceux qui n’ont rien, permet éventuellement à ceux qui s’en contentent de vivre en végétant, sans travailler, et à ceux qui travaillent, d’être éventuellement plus exigeants sur leurs conditions de travail. Enfin puisque cette allocation s’ajoute aux autres revenus, l’impôt sur les revenus vient compenser ce qu’il pourrait y avoir d’injuste à verser quelque chose à ceux qui n’en ont pas besoin. La même idée est aussi présentée sous le nom de revenu de base, ou de revenu d’existence.

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REdistribution

Toutes ces allocations versées par des caisses publiques ont en commun d’être alimentées par des prélèvements, impôts et taxes. Il s’agit donc, même dans le cas de l’allocation universelle, d’une REdistribution, organisée légalement. Comme elles sont insuffisantes, d’autres redistributions sont nécessaires, qui relèvent de la générosité, individuelle ou collectivement organisée par des entreprises charitables : secours populaire, secours catholique, armée du salut, pélerins d’Emmaus, asiles de nuit, restos du cœur, etc. Dans tous les cas c’est donc “Pierre déshabillé pour habiller Paul” alors que l’économie distributive, nous l’avons expliqué précédemment, consiste à produire pour les besoins de Pierre et pour ceux de Paul.

La question se pose donc : dans quelle mesure une allocation universelle, en assurant un revenu social minimum à tous, peut elle être considérée comme une transition vers l’économie distributive ? Nous avons lancé une enquête à ce propos en Novembre 1990 [2].

Sur le principe même, un revenu de base pour tous, les réponses favorables, nombreuses, ont souligné que c’est une manière de faire comprendre que chacun a droit à l’héritage commun, “admettre qu’il existe d’autres raisons d’avoir un revenu que le travail, le jeu ou le trafic en tout genre...L’individu aurait une expression plus libre...le sentiment d’exister, de faire partie d’une société...D’autres se poseraient des questions sur cette manne qui tombe du ciel...”. Selon les uns, il faut secourir les plus pauvres, mais selon les autres “un revenu pour tous serait l’aube d’une autre hiérarchie des valeurs, ce serait une grande première : la reconnaissance des Droits Economiques du Citoyen”. “Mais , souligne un lecteur, il faut qu’une prise de conscience suive, de notre dépendance à la société, de notre rattachement à elle, de notre responsabilité vis-à-vis d’elle. C’est très difficile dans le monde d’aujourd’hui où tout nous fait croire qu’on ne s’en sort qu’individuellement au détriment des autres et en particulier des plus faibles, ou de la collectivité, ou de l’Etat...”. Un autre est violent : “passer du RMI au revenu de base implique de prendre davantage aux uns...ce dont ils ont spolié les autres, disons la masse, par le biais du profit”. D’autres lecteurs sont contre et leur opinion est exprimée par : “Supposons, fait extraordinaire, que l’Etat accepte cette idée et que l’économie la supporte moyennant quelques aménagements, vous fonctionnez dans le cadre de l’économie libérale et capitaliste, vous conservez toutes les inégalités existantes et tous les mécanismes qui permettent l’enrichissement à outrance et la spéculation...”.

Plus généralement, les lecteurs opposés au principe d’une allocation universelle par redistribution expliquent que c’est une façon de colmater des brèches mais pas de renflouer le navire, un moyen de faire perdurer un système qui a cessé d’être bénéfique. En Janvier 1986, l’éditorial de la Grande Relève précisait en ce sens : “Elle n’est l’amorce d’une société distributive, au même titre que l’étaient déjà les allocations diverses qu’elle se propose de remplacer, que dans la mesure où tous ces reversements obligatoires constituent la preuve qu’il n’est plus possible...au XXe siècle, de laisser fonctionner librement les lois du libéralisme” [3]. Le libéralisme économique a vécu, comme le dit le Président de l’Aérospatiale, H.Martre : “Qu’on ne vienne pas nous seriner les lois du libéralisme économique : ceux qui pratiquent le commerce mondial savent que celui-ci n’existe pas” [4].

Notre enquête portait sur une autre question, essentielle : comment financer une allocation universelle dans le système actuel et à combien se monterait-elle ? L’accord rencontré sur le principe s’est alors révélé en quelque sorte contredit par la difficulté de trouver un financement par REdistribution. Certains lecteurs s’y sont a priori refusés, estimant que cette estimation ne peut pas être faite à l’échelon d’un seul pays, ou parce qu’ils pensent qu’un tel financement doit résulter d’économies qu’ils suggèrent (réduction des gaspillages, taxes sur les revenus clandestins ou abusifs, transferts de tous les budgets de publicité ) mais qu’ils ne sont pas en mesure d’évaluer. D’autres expliquent que les solutions suggérées dans le questionnaire (taxes sur les entreprises et en particulier sur les bénéfices supplémentaires entrainés par l’intervention de robots ) auraient le triple inconvénient de freiner le progrès technique, d’entraver la compétitivité des entreprises et d’être, en fin de compte, inefficaces car ces taxes seraient immédiatement compensées par une augmentation des prix : “L’augmentation de l’imposition des entreprises est toujours payée par les consommateurs...ce serait reprendre d’une main ce qu’on aurait donné de l’autre.”

La conclusion la plus généralement tirée par nos lecteurs de leurs réflexions à propos de notre questionnaire est la nécessité d’une autre monnaie : “une monnaie interne”, “une monnaie sociale”, “il faut instaurer une monnaie de consommation”. Il faut d’abord s’affranchir de la monnaie de spéculation, cette monnaie-casino qui fait passer le bénéfice d’un petit nombre avant l’intérêt général.

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Une économie alternative en parallèle

Nombreux sont les distributistes qui ont suggéré des transitions en proposant que deux types d’économie coexistent. Par exemple, il y a dix ans, en Janvier 1982, le cinéaste André Hunebelle développait dans nos colonnes [5], un plan de transition proposé dès 1938 par un député, Gaston Bergery. Selon ce plan, à l’intérieur de l’économie de marché serait officiellement créée une économie parallèle, autonome, de type distributif, strictement réservée aux chômeurs (soit à 10 % de la population), qui les mettrait à même de créer pour leur usage exclusif et celui de leurs familles, les biens de consommation qui leur sont nécessaires, qu’ils se distribueraient par l’intermédiaire d’une monnaie de consommation, également réservée à cet usage. André Hunebelle expliquait qu’une telle économie parallèle ne porterait en rien préjudice à l’autre. Et comme le progrès technique amène toujours les entreprises à “dégraisser ”, cet embryon d’économie distributive ne pourrait que se développer.

En Novembre 1984, la Grande Relève présentait la proposition d’André Liaume [6], consistant à admettre deux secteurs de production de biens et services, celui de la compétition internationale et “celui de la convivialité sociale, organisation économique interne, autonome, dotée d’un système monétaire spécifique, sans autre rapport avec le premier qu’une jonction au sommet de l’Etat, intégrant, au fur et à mesure de leur “dégagement” du premier secteur, les exclus de la production compétitive, dans un colossal effort de formation, de culture, de protection de la nature et du patrimoine national, et de tout ce qu’il n’est pas possible d’entreprendre dans l’autre. Extraordinaire champ d’action, fondé sur les structures abandonnées par le secteur de la compétition, au fur et à mesure de sa modernisation. Ce deuxième secteur s’organisera dans son autonomie monétaire autour de deux principes : 1° La collectivité nationale, gérant le secteur, assure à tout individu y entrant, un revenu social ; 2° Le droit au travail, inscrit dans la constitution,...entraine pour chaque intéressé reconnu apte, le “devoir du travail”...assorti d’une allocation s’ajoutant au revenu social.”

Ces propopositions d’économies parallèles présentent l’inconvénient d’institutionnaliser deux classes dans la société. On peut définir ces classes comme celle de l’avoir et celle de l’être, on peut rêver que chacun sera libre de choisir sa classe, il n’empêche que ceux de la première classe estimeront que c’est leur travail qui fait vivre l’autre, peuplée de bons à rien.

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La monnaie verte

Pour être indépendantes, les économies parallèles doivent avoir des monnaies indépendantes. Guy Denizeau propose à cette fin la création d’une monnaie verte [7]. Il suggère qu’au lieu de consacrer des sommes astronomiques à subventionner les agriculteurs pour qu’ils produisent moins, l’Etat crée périodiquement, et avec une durée de validité limitée, une monnaie gagée sur les surplus et versée aux chômeurs. Ceux-ci ne pourront s’en servir que pour acheter les surplus désignés par une étiquette verte. Les banques transformeront en monnaie normale la monnaie verte qui leur sera remise par les commerçants vendant ces “produits verts”. R. Marlin la défend en ces termes : “La monnaie verte est bien le prototype de la future monnaie distributive. Elle en possède déjà les caractéristiques essentielles : elle s’éteint à l’achat...elle est gagée sur une production (excédentaire dans ce régime) et elle permet bien l’orientation de la création de biens (le vrai “marché” distributif). En dehors de son action d’aide humanitaire, elle fera prendre à tous la mesure du scandale énorme de la faim dans l’abondance” [8]. Comme la monnaie verte rentre ensuite dans le circuit, il y a un risque d’inflation monétaire, sauf si les sommes ainsi créées remplacent celles qui sont aujourd’hui consacrées à faire disparaitre les excédents.

H.Muller [9] suggèrait, en Mai 1990, que cette monnaie de consommation gagée sur les excédents soit matérialisée par une “carte à puce” pour en faciliter la gestion. Cette monnaie, parallèle, non transférable, neutre, s’annulant à l’achat, valable sur un marché parallèle réservé à des consommateurs marginaux, permettrait à la fois d’écouler toutes quantités d’excédents voués à la destruction, de remettre des chômeurs au travail contre un salaire complémentaire s’ajoutant à leur indemnités, enfin de procurer aux collectivités un appoint de ressources pour financer, sans appel aux contribuables, un ensemble de prestations utiles, dénuées de rentabilité, allégeant de surcroit leur budget social.

Toutes ces mesures de transition proposées s’attachent à réparer les dégâts du chômage et de la surproduction agricole. Les deux suivantes consistent à les prévenir.

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Une politique de réduction de la durée du travail

Celle qui vise à prévenir les dégâts du chômage a été proposée par André Gorz dans ses plus récents ouvrages [10]. Il décrit en ces termes sa proposition d’une politique délibérée de la réduction de la durée du travail : “Il s’agit de gouverner un développement en cours en choisissant par avance des fins que nous entendons lui faire servir. La politique, c’est cet ensemble de choix, ou alors elle n’est rien... mais elle n’aura de portée réelle que si, dès l’échéance à laquelle la RDT entrera en vigueur, syndicats, associations d’usagers et de consommateurs participent de plein droit, à tous les niveaux, à l’élaboration des prévisions, des programmes et des orientations prioritaires” [11].

Ce projet a le mérite de concerner tous les secteurs de l’emploi en même temps, ce qui nous semble un premier point très important. C’est d’autre part la façon la plus rationnelle et la plus sûre d’éviter les dégâts du chômage pendant toute la période de transition. L’inévitable diminution du nombre d’emplois rentables n’est plus la déchéance du chômage et l’exclusion, mais devient perspective d’activités choisies et possibilité d’épanouissement personnel. C’est la préparation indispensable d’un réel partage des tâches tel qu’il doit être dans une économie distributive. Mais comme cette politique suppose, bien entendu, que la réduction de la durée du travail s’accomplit sans baisse du salaire, elle ne dispense pas des réformes monétaires.

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Commencer par le primaire.

Nous l’avons montré, c’est le secteur primaire, l’agriculture en particulier, qui fut le premier touché par la grande relève des hommes par la machine. Il est donc logique de penser que l’entrée de ce secteur en entier dans l’économie distributive soit la prochaine étape possible de la transition. C’est ce qui était proposé en Mai 1989 [12] : “N’est-il pas évident que c’est par ce secteur qu’il faut commencer d’appliquer la solution qui s’impose d’elle-même, l’économie distributive. Toutes ces subventions, allocations et autres dépenses que font les contribuables, malgré eux, pour geler ou détruire, ne seraient-elles pas mieux utilisées en proposant aux agriculteurs en faillite à cause de la chute des prix agricoles un contrat simple : un revenu individuel, décent, assuré, contre l’engagement de prendre la terre en charge ? Celà aurait en outre l’avantage de sauver notre environnement rural...et comme les changements prévisibles des conditions de travail vont bientôt permettre de mettre fin à la concentration des villes, le rôle de la population agricole doit devenir aussi celui d’aménager aux citadins actuels un autre cadre de vie”.

Nous montrions dans le même numéro, l’avantage de cette proposition sur le plan humain en étudiant le cas particulier, décrit à l’époque par le journal Ouest France, d’un couple de paysans tellement endettés qu’ils étaient au désespoir [13].

Un calcul simple [14] montre que le versement d’une telle allocation mensuelle pour entretien de la terre à toute la population agricole ne coûterait pas au budget de l’Etat : en prenant les données publiées pour 1988 on s’aperçoit qu’en divisant le montant des dépenses de l’Etat bénéficiant à l’agriculture par le nombre de personnes vivant ou travaillant sur les exploitations agricoles (chef d’exploitation et membres de sa famille) on trouve plus de 3.500 francs par mois.

Dans notre proposition figure donc l’idée d’un contrat proposé par un agriculteur à la société, c’est-à-dire l’Etat ou une collectivité locale. Ceci nous est apparu d’autant plus important qu’il faut prévenir tout amalgame qui pourrait être fait entre cette proposition et ce qui se passait dans le bloc de l’Est lorsque l’Etat autoritaire, qui se confondait avec le Parti, unique et tout-puissant, décidait de tout et pour tous. Les agriculteurs, qui touchaient tous un minimum vital, n’avaient qu’à obéir aux ordres d’une bureaucratie inaccessible. Les récoltes qu’ils produisaient dans ces conditions étaient expédiées sans qu’ils sachent où, ils n’avaient aucune responsabilité, aucun contact avec les consommateurs, ni aucune occasion de faire valoir leur point de vue pour éventuellement proposer une quelconque amélioration. La seule initiative qu’ils prenaient alors était le plus souvent de tricher en prélevant une partie de leurs produits pour essayer de les vendre au marché noir, ce qui était possible, le pays n’étant pas sorti de l’ére de la rareté.

C’est pour éviter cet écueil que la proposition de contrat doit venir de l’agriculteur. C’est à lui d’en prendre l’initiative. A lui d’étudier le marché, de connaitre son terrain et les besoins de son environnement. A lui d’évaluer les investissements nécessaires. A lui enfin d’en déduire le revenu qu’il peut demander en s’engageant à fournir à telles échéances, telles quantités et telles prestations. Bien entendu, la communauté concernée par sa production (commerçants et consommateurs locaux, autres agriculteurs, autorités connaissant les demandes venant d’autres régions, transporteurs etc...) devra donner son avis sur les termes du contrat (qui pourra faire l’objet de révisions) et demandera compte des résultats.

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Le contrat civique

Le plus gros obstacle que rencontrent nos propositions malgré leur nécessité, est la lenteur qu’il faut aux mentalités, en général, pour évoluer. Elles n’arrivent pas à suivre les moyens à leur disposition ! Alors, dans le même ordre d’idée que ces contrats d’entretien du territoire, et dans le souci de préparation à l’économie distributive, nous avons proposé en Juin 1991 l’introduction du contrat civique [15], dont nous espérons beaucoup. D’abord parce qu’il pourrait être introduit dans le système actuel sans grands bouleversements, et en même temps que d’autres mesures. Ensuite parce qu’il vise à stimuler les responsabilités et les initiatives individuelles, indépendamment et donc au delà de la seule considération de rentabilité, et qu’il permettra ainsi de recenser et d’évaluer les besoins réels. Enfin et par conséquent, parce qu’il prépare les esprits à l’économie distributive en mettant en évidence les transformations fondamentales qui sont nécessaires, en particulier sur le plan des financements, pour remettre l’économie au service des besoins de tous.

Il s’agit d’un accord que propose de conclure un individu, ou un groupe d’individus, avec le reste de la société, représentée par la commune, une collectivité locale, la région ou l’Etat, suivant l’importance du contrat. Ces citoyens offrent de prendre en charge un travail quel qu’il soit, pendant une durée déterminée et dans des conditions qu’ils définissent eux-mêmes, et ils fixent les revenus qu’ils demandent pour remplir leur contrat. Il peut donc s’agir aussi bien de la création d’une entreprise que de l’organisation d’un certain type d’aides individuelles, de la mise au point d’un brevet que de l’entretien d’espaces verts ou d’un cours d’eau. Si le contrat est accepté, la société leur assure les moyens demandés (investissements et revenus) puis en contrôle la réalisation. Un tel contrat doit être à durée limitée. Lors d’une demande de renouvellement un rapport sur les contrats précédemment remplis par les proposants servira de référence.

Dans le système actuel, ceci nous parait un moyen de stimuler tous les demandeurs d’emploi. De les amener à se poser eux-mêmes la question de ce qu’ils se sentent envie et capables de faire, de chercher en quoi ils pourraient être utiles aux autres, de recenser les besoins qui se manifestent autour d’eux. Ce recensement mettra du même coup en évidence tout ce que le système libéral n’est pas capable de financer parce que ce n’est pas rentable alors que le besoin s’en manifeste. On peut espérer enfin que l’expression de ces besoins fera pression sur les pouvoir publics et les amènera à chercher les moyens financiers nécessaires.

Le débat que nous avons engagé [16] sur le contrat civique porte, entre autres, sur la constitution des instances qui devront juger ces contrats et trouver les moyens demandés. Sur la définition et la composition de ces organismes de décision, qui doivent permettre la croissance de la complexité des activités. Pour éviter la bureaucratie ou la formation de “lobbies”, il faut sans doute qu’ils soient mixtes et composés suivant le principe de subsidiarité, qu’ils soient constitués de spécialistes, de professionnels de la gestion (astreints à une certaine mobilité), d’élus locaux ou régionaux, et largement ouverts (un tiers de leur effectif ?) à n’importe quel citoyen se sentant concerné, par exemple au titre de consommateur. Il est essentiel qu’une très large publication des propositions de contrats soit faite. On peut envisager qu’un tel contrat soit formulé à titre de mise à jour par tous les actifs, donc en quelque sorte a posteriori et automatiquement entériné, ce qui contribuerait à la transparence, qui nous parait nécessaire, de toutes les activités économiques. Mais ceci soulève la question de la levée du voile qui protège certaines rémunérations...font-elles ou non partie de la gestion économique de l’ensemble la société humaine ? Le débat est très ouvert et mène loin.

Le contrat civique nous parait une transition vers l’économie distributive par plusieurs aspects : priorité aux besoins et aux initiatives exprimés par les citoyens eux-mêmes, importance attribuée à des organismes représentant toute la population dans la prise de décision sur les investissements à favoriser. En économie distributive, le financement des activités économiques sera décidé à partir des besoins et des aspirations exprimées et évaluées par ces contrats, qui fixeront en même temps le revenu “social” ou “de citoyenneté”.

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en conclusion

Après la première étape dejà franchie grâce à toutes les allocations qui permettent de subvenir à des besoins manifestes, l’allocation universelle minimale (ou revenu d’existence, ou de base ) par redistribution est aux yeux des distributistes la preuve flagrante qu’il n’est plus humainement possible de laisser fonctionner les lois du libéralisme économique. C’est aussi la reconnaissance d’un Droit de l’Homme : le droit économique, celui de recevoir sa part d’un héritage collectif de savoir-faire préparé par toutes les générations précédentes, tacitement unies pour améliorer la condition humaine. Mais c’est aussi un moyen de colmater des brèches, tout en permettant de perdurer à un système générateur d’abus devenus intolérables.

Le principe d’économies fonctionnant en parallèle est séduisant a priori, bien qu’en scindant la société, il soit source de discriminations et conflits. Mais le danger principal de ce moyen de transition est sa non viabilité. Nous voyons mal, en effet, comment les deux économies pourraient se développer indépendamment, la plus violente et la plus impitoyable n’écrasant pas la plus conviviale, tant que le pouvoir financier continuera d’échapper, pour l’essentiel, au pouvoir politique. Une information toute récente apporte un exemple : les pourvoyeurs de drogue d’Amérique du Sud viennent de décider d’investir 250 milliards de dollars (blanchis bien sûr), c’est-à-dire plus que le budget annuel de la France, pour envahir l’Europe de leurs produits ! Alors rêver d’une économie raisonnable qui se maintiendrait à côté, c’est, à notre sens, un peu comme une famille de petits poissons qui déciderait de vivre en eau claire au milieu des flots tumultueux d’un de nos fleuves pollués.

Cet exemple confirme que pour maitriser l’économie, la soustraire à la spéculation et à toutes les absurdités qu’entraine maintenant le système libéral, il est indispensable que l’Etat, c’est à dire le pouvoir résultant du débat politique, retrouve le droit légitime, indûment cédé aux banques, de créer les crédits nécessaires aux activités économiques. Il faut une monnaie de consommation, gagée sur la production et s’annulant quand elle a permis à la production de parvenir à son consommateur, pour véritablement gérer l’économie, pour la mettre au service de tous et ménager un avenir à la vie sur notre planète.

La condition des agriculteurs et celle de l’agriculture nous semblent mûres pour que l’économie distributive soit installée dans tout le secteur agricole. Mais si les mentalités n’y sont pas encore prêtes, c’est à cette préparation qu’il faut d’abord s’appliquer.

Dans cet esprit, c’est une politique raisonnée, concertée, de la réduction de la durée du travail et de l’instauration du contrat civique qui feront avancer les choses dans le sens d’un véritable progrès humain.

“Certains de nos contemporains ne comprendront jamais que le monde a changé : ils resteraient immobiles sous les décombres de l’univers. D’autres, ignorants ou indifférents, s’imaginent avoir le choix du régime économique qui leur plait. Si vous leur parlez d’économie distributive, ils vous considèrent comme un révolté, un anarchiste, un révolutionnaire. Les plus futés vous prennent pour un visionnaire ou pour un inventeur, c’est-à-dire pour un fou, car c’est un très grand tort d’avoir trop tôt raison.
Jacques DUBOIN
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[1] “Contre-pouvoir socio-écologique”, A.Prime, GR N° 906.

[2] GR N° 894.

[3] GR N° 841.

[4] Le Monde, 5 Octobre 1991.

[5] “Une économie de chômage”, A. Hunebelle, GR N° 796.

[6] “L’économie face au non-emploi”, A. Liaume, GR N° 828.

[7] “Le franc vert”, R. Marlin, GR N° 869 et “La monnaie verte”, G. Denizeau, GR N°880.

[8] “L’étape décisive”, R.Marlin, GR N°907.

[9] “Financer les TUC en monnaie de consommation”, H. Muller, GR.N°889.

[10] en particulier dans “Capitalisme, Socialisme, Ecologie”, par André Gorz, éd. Galilée, 1991.

[11] “La gauche, c’est par où ? ”, M-L Duboin, GR N° 905.

[12] “Par où commencer ?”, M-L Duboin, GR N°878.

[13] “un cas qui fait réfléchir”, GR N°878.

[14] par J-P Mon, GR N° 908.

[15] “Le contrat civique”, M-L Duboin, GR N° 901.

[16] “La fin du secret ?”, M-L Duboin et “Questionnaire 1991”, GR N°906.